Atget, le proto moderniste

A travers ses photographies, Eugène Atget prouve qu’une compréhension en profondeur du passé permet de s’inscrire dans le futur

atget (photo credit: eugene atget)
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(photo credit: eugene atget)

Il a dédié les 30 dernières années de sa vie à documenter leVieux Paris. Le photographe Eugène Atget (1857- 1927) n’a eu de cessed’immortaliser les quartiers développés aux 16e et 19e siècles, et qui devaientêtre détruits lors du plan de modernisation massive de la ville, au tournant du20e siècle.

Et depuis les années 1930, sa réputation n’a eu de cesse de grandir, jusqu’àfaire de lui un des acteurs de premier plan de la photographie. Aujourd’hui,alors qu’un don de 200 clichés vient d’être fait au Musée d’Israël, 70photographies d’Atget sont actuellement présentées à Beit Ticho, pour lapremière exposition du genre en Israël. “Atget était attaché aux pierres et àl’architecture de Paris”, commente ainsi Nissan Perez, commissaire en chef dudépartement de la photographie du Musée d’Israël, qui a dédié plus de 30 ans desa vie à développer cette section. “Atget était un phénomène isolé.L’intégralité de son projet est le fruit d’une dévotion personnelle. Vouspouvez ressentir son amour pour Paris”,remarque l’expert.
La biographie d’Atget reste en grande partie obscure.
Quelques détails ont toutefois refait surface. Né en 1857 au sein d’une familleouvrière, il se retrouve orphelin dès son plus jeune âge et passe la majeurepartie de sa jeunesse au bord de la mer. Il étudie ensuite le théâtre auConservatoire d’Art dramatique à Paris, avant d’effectuer son servicemilitaire. Finalement, il abandonnera le théâtre pour la peinture, qui seraelle-même délaissée au profit de la photographie. C’est en 1897 qu’il se décideà photographier le Vieux Paris, avant qu’il ne soit trop tard, estime-t-il.
Parfums d’autrefois

D’après Perez, Atget ne photographiait pas “la vie à Paris”, mais la villeelle-même : immeubles, rues, parcs, plantes ; plans larges ou serrés. Et malgrél’augmentation de la population à cette période, un pourcentage relativementminime de ses photographies ont pour sujet des figures humaines. “Il est ainsil’un des premiers à se focaliser et se concentrer sur l’environnement urbain”,ajoute Perez. “Sa vision, son approche de la ville, et son attitude maniaque àvouloir la documenter ont contribué à la création d’un corpus de travaux qui,au final, est devenu la forme canonique du modernisme.”

Aujourd’hui Atget est considéré comme l’un des plus importants photographesd’une génération novice dans ce domaine. D’un point de vue historique, soncorpus, qui devait permettre de garder une trace du Paris en voie de disparition, permetd’immortaliser le souvenir de l’éternelle capitale française.
A titre d’exemple : le magasin de fleurs accolé à l’église de la Madeleineexiste toujours de nos jours. Certes, ses bâches ont été remplacées par desarcades métalliques, mais il est quasiment identique à l’image couchée sur lapellicule par Atget, il y a près d’un siècle.
Mais sur les clichés d’Atget, au coeur de ce Paris, préservé dans une certainemesure, des détails renvoient à des pratiques urbaines depuis longtempsobsolètes : charrette en bois, étalages en plein air, jambons suspendus devantl’entrée d’une boucherie. Aussi ces panneaux avec les noms des rues et descafés qui permettent de ressentir l’esprit du Paris d’antan, qui se croyaitalors résolument moderne. On reconnaît d’ailleurs, au travers de ces détails,les aspects naissants de l’âge moderne déjà envahissant.
Pas un surréaliste

C’est sans doute l’un des aspects qui permet de distinguerAtget des autres photographes qui ont immortalisé la vie des débuts du 20esiècle. Pour avoir fixé, involontairement et intuitivement, des vues en voie dedisparition dans la ville où il vivait, Atget est finalement devenu lephotographe du développement urbain et architectural. Au croisement dumodernisme et de la photographie.

Durant ses 39 années d’activité, il est devenu un artiste de talent qui aconstitué un corpus sans précédent et sans égal de près de 8 000 à 10 000négatifs sur plaque de verre.
La qualité, la quantité et la variété de ses images sont rétrospectivement cequi devait faire de lui un grand artiste.
D’autant plus que, de son propre point de vue historiquement rétro, il n’auraitpas pu anticiper mais seulement avoir l’intuition de l’importance que sontravail aurait après sa mort.
“Atget était un photographe rétro”, indique le directeur du Musée d’Israël,James Snyder, lors du vernissage de l’exposition.
“Un proto moderniste.” Pour ceux qui le côtoyaient de près, l’artisteparaissait en effet vieux jeu. Ses appareils étaient désuets et ses techniquesde développement anachroniques. Il utilisait une lentille qui ne couvrait pasl’ensemble du négatif. Parmi ses influences : des photographes français du 19esiècle comme Henri Le Secq et Charles Marville. En somme, rien n’était modernedans sa pratique.
Pourtant, Atget a su attirer l’attention du photographe avant-gardiste et surréaliste,Man Ray, explique Perez.
Certes, il avait déjà vendu des impressions de son travail en tant que“documents pour artistes” - images à partir desquelles nombre de peintresallaient composer leurs oeuvres. Et avait même convaincu le gouvernement françaisd’acquérir une partie de sa collection pour sa valeur historique. Mais c’estbien Man Ray qui, le premier, aura découvert la grandeur artistique de sonoeuvre.
“Les surréalistes ont adapté son travail à leurs besoins”, indique Perez. “Desimages de rues désertes - presque comme des scènes de théâtre ou des villesfantômes - ont été intégrées, vers la fin de sa vie, à des publications et desexpositions surréalistes. Mais il n’était pas un surréaliste !” Le travaild’Atget a également eu un grand impact sur Berenice Abbott, qui, en 1925n’était encore qu’une jeune assistante de Man Ray. “Man Ray rompait avec tousles usages possibles afin de créer une nouvelle oeuvre”, indique Perez. “Etpuis voilà qu’arrive ce vieil homme avec son appareil photo à moitié fichu, luiaussi auteur d’oeuvres remarquables.
Je suis sûr que cela l’a poussée à réévaluer ses propres créations. Elle a ététouchée au point de commencer à adopter les mêmes méthodes de travail auxEtats-Unis.”
L’après Atget

En 1927, à la mort d’Atget, Abbott collecte des fonds dans le butde racheter un bon nombre de ses négatifs. Le reste a été placé sous l’égide dela commission des monuments historiques du gouvernement français.

De retour à New York, elle publie Atget,photographe de Paris(1930) et continuera de promouvoir son oeuvre au cours des trois décenniessuivantes, jusqu’à la sortie d’un autre livre intitulé Le monde d’Atget (1964).Puis en 1968, elle organisera une vente de sa collection au musée d’ArtModerne, qui sera suivie en 1981, de la publication par John Szarkowski d’unecollection de quatre livres sous le titre : Le travail d’Atget. Grâce à cetteinitiative, l’artiste parisien s’inscrit définitivement parmi les grandsmaîtres de la photographie, presque un siècle après avoir touché pour lapremière fois à un appareil.
De diverses manières, au-delà de la valeur documentaire que possèdentindéniablement ses clichés, le travail d’Atget propose une façon d’embrasser laville d’un regard nouveau. Il transpire d’amour pour ce qui nous environne etappelle à une attention soutenue pour le processus qui prend place autour denous, à tout moment. Grâce à son appareil photo, Atget a créé un mondephotographique qui enseigne rétrospectivement à son public comment regarder leprésent, comme un prolongement du passé. Et au travers de sa vie prise comme unexemple, il a prouvé qu’une compréhension en profondeur du passé peut en faitnous inscrire dans l’histoire du futur.
Jérusalem, forte d’une histoire prospère et de son propre processus demodernisation, a elle aussi vu naître quelquesuns de ces photographes qui sesont consacrés toute une vie durant à leur art. On peut ainsi citer la réfugiéearménienne Elia Kahvedjian, qui a photographié la Vieille Ville de Jérusalem audébut du 20e siècle, de même que le photographe indépendant Yitzhak Saad, qui adocumenté le quartier de Nahlaot et Mahane Yehouda dans les années 1950 et1960.
Mais leurs travaux, qui décèlent à la fois des valeurs esthétiques etanthropologiques, se constituent essentiellement d’images du quotidien. Uncatalogue artistique de l’architecture et des paysages de Jérusalem n’a pasencore vu le jour. Aussi espère-t-on seulement que l’exposition Atgetfavorisera une telle initiative.