Dialogue ouvert entre art et philosophie

BHL se pose en défenseur de l’art dans le judaïsme : parce que l’art représente des icônes, pas des idoles.

P24 JPR 370 (photo credit: Facebook)
P24 JPR 370
(photo credit: Facebook)

Etre commissaire d’une exposition artistique,ce n’est pas seulement choisir des œuvres et s’occuper de la logistique, aussiimportante que soit cette dernière dans la concrétisation. C’est d’abord etavant tout, faire œuvre soi-même. Car le choix et l’ordre, la juxtaposition destableaux, la confrontation des sculptures, l’écho d’un texte et d’une œuvrevisuelle, transforment, par une magie créatrice, ou mathématique, des fragmentsen un tout. Mais tout cela est peut-être la même chose : un ensemble faitd’autres ensembles choisis constitue un ensemble existant distinct. Ils sontporteurs d’un message, véhiculent une thèse, articulent une idée dont le sensne devient transparent que par la totalité. La Crucifixion du Bronzino prendune autre dimension quand elle dialogue avec Crisis X, la croix de Jean-MichelBasquiat par exemple : elles se réfléchissent, elles se pensent.

Bernard-Henri Lévy, avec l’exposition LesAventures de la vérité. Peinture et philosophie : un récit, qui a eu lieucet été 2013 à la Fondation Adrien Maeght de Saint-Paul-de-Vence, puis avec celivre à tiroirs, fait œuvre. Peut-être même la plus belle et la plusphilosophique de sa carrière. Car c’est un très bel objet éditorial que voilà,à mi-chemin entre le catalogue d’exposition, le récit de voyage, lesinstantanés philosophiques. Bernard-Henri Lévy réussit, avec cet imposantouvrage, une gageure : réaliser la rencontre, féconde et faconde, de lapeinture et de la philosophie. « Ce sera peinture et philosophie, leurinterlocution silencieuse ou bavarde. La façon dont elles se fécondent,s’entravent, se mettent au service l’une de l’autre, se célèbrent, sedétestent. » Il nous donne à voir, à lire, le long processus dematuration, de réflexion qui a mené à ce résultat : « Ce quej’aimerais faire, c’est un livre, un vrai, même si inhabituel carcomposé : a) de ce journal, b) de ma lettre d’il y a dix mois à OlivierKaeppelin et c) à la fin seulement, du catalogue exhaustif des œuvresfinalement retenues et accompagnées, chacune, d’une notice. Le point de départrêvé… La photo d’arrivée… Et puis, entre les deux, les obstacles et lesembarras, les bonnes et les mauvaises surprises, les éblouissements, lesdéceptions, les compromis inévitables, bref, le chemin. Voilà ce qui, moi,m’intéresse. »

Un projet né autour d’une bonne table entreamis : 140 œuvres, dont certaines inédites et créées spécialement pourl’exposition. Elles sont organisées en sept séquences conceptuelles : Lafatalité des ombres, Technique du coup d’Etat, La Voie Royale, Contre-Etre,Tombeau de la Philosophie, la Revanche de Platon, Plastèmes et Philosophèmes.Un tombeau, c’est certes un cercueil, mais c’est aussi un hommage au mort, uneélégie. Ambiguïté de l’art. Indécision de la philosophie. L’histoire de laphilosophie est en effet jalonnée de méfiance, d’une répulsion qui se mêle defascination pour l’image artistique, le simulacre, le faux, l’illusion. DepuisPlaton et sa Caverne des ombres dont il faut s’échapper pour accéder à lalumière de l’Idée, les arts de la mémoire des médiévaux chrétiens qui codaientla théologie dans les icônes à usage du peuple, Hegel et l’esprit du peuple quis’incarne dans l’œuvre d’art, les philosophes n’ont cessé de regarder du coinde l’œil cette sœur ennemie. Qu’ils aient choisi de la condamner, de l’ignorercomplètement, de la dominer et l’apprivoiser par le concept, ou humblement d’entirer des leçons. Bernard-Henri Lévy retrace l’histoire dialectique de cerapport, où les tableaux ont voix au chapitre, où les tableaux sont lesphilosophes. Art classique, moderne et contemporain cohabitent, débattent, sansstérile polémique.

Une approche de l’art bien éloignée del’idolâtrie

Bernard-Henri Lévy s’intéresse àl’iconographie chrétienne, qui revêt pour lui à ce moment-là une importancebiographique particulière : sa jeune sœur Véronique se convertit aucatholicisme, elle qui porte le nom de cette sainte apocryphe qui a essuyé unlinge sur le visage du Christ et qui a tant inspiré l’art. C’est pour lui,« habité par le mystère du nom juif », une véritable déflagration. Ilen profite pour faire un sort au mythe tenace (y compris parmi les nôtres) ded’iconophobie des Juifs, de leur haine de l’art et de l’image qui seraitconsubstantielle à leur être historique du fait de l’interdit de la représentationdans les Dix commandements : « Tu ne te feras point d’image taillée,ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, quisont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que laterre ».

Dans quelques pages très denses consacrées àAbram qui brise les idoles de son père et à Maimonide sur la religion desSabiens dans le Guide des Egarés, BHL démonte le cliché en distinguant l’idolede l’image : « Guerre à l’idole, donc, parce que l’idole est indigne del’homme. Guerre à l’idole, parce que l’idole est, au sens le plus moderne dumot, une force aliénante… Où est l’art dans tout cela ? Eh bien nullepart. Il n’est pas question un seul instant de l’art, des œuvres d’art, de labeauté du monde telle que la reproduisent ou l’interprètent les artistes […] Iln’est question que du statut de la raison et de la nécessité de se déprendredes cultes qui l’asservissent. C’est un fait. La pensée juive en a à l’idole,pas à l’icône. » Analysant un très beau texte de Maimonide tiré du Livrede la connaissance (Lois sur l’idolâtrie et les coutumes païennes, chapitre 3,loi 10) qui autorise la peinture et interdit la sculpture d’un humain de pieden cap, BHL, qui se fait ici exégète juif conclut : « Le problème […]n’est pas l’objet sculpté, c’est l’homme qui regarde, c’est l’homme qui,lorsqu’il regarde, révère. […] c’est l’idée, de nouveau, que cet objet estsacré… Ce qui gêne l’homme juif, autrement dit, ce n’est pas le Bouddha deBamyan, c’est le crétin qui croit que le bouddha a une âme, ce n’est pasl’icône, c’est l’iconoclaste. »

Et si, comme le dit si joliment l’historien del’art Georges Didi-Huberman, les images « prennent position » au sensgraphique, spatial mais aussi au sens politique, les commissaires d’expositionle font aussi parfois. Pas fâché, confesse un Bernard-Henri Lévy mutin, defaire un pied de nez à tous les maniaques du boycott d’Israël. Il a tenu à bienreprésenter les deux musées d’Israël, autant que certains artistes israéliensqu’il nous fait découvrir, tel Ofer Lellouche par un Autoportrait spectral, lachair sans le sang et les couleurs, sans la vie donc, ou encore Deganit Berestavec The Bathers, photographie argentique de l’ombre devenue vivante.

Plus qu’un livre sur l’art, plus qu’unassemblage : une collection, un musée portatif. Un palimpseste. 

© Jerusalem Post Edition Française –Reproduction interdite