Il était une fois... une contrée lointaine

Il est des livres comme des êtres : il y a ceux que nous lisons et ceux qui vous lisent

marrakech (photo credit: (© DR))
marrakech
(photo credit: (© DR))

J’ai ouvert l’ouvrage de Thérèse Zrihen-Dvir comme on peut aller à unrendez-vous avec une amie très chère. Nous savons que nous passerons unagréable moment, que nous apprendrons l’un de l’autre et qu’en se quittant,c’est une page de nostalgie que nous ouvrirons.

Mais ce fut bien plus.
Dès les premières lignes, l’écriture me happe dans un monde où se côtoient lecoutumier et le magique, le quotidien et le sacré, l’ordinaire et lemiraculeux. Un monde d’images familières et cependant étranges, de chaleurpersistante avec des fulgurances d’acier, de mille bruits et de sons étouffés.Chaque page m’est un guide consciencieux, m’indique le chemin à suivre, dans celabyrinthe de consciences et de corps en souffrance.
Les âmes des mots se mettent à vivre, prêtes à l’appel de l’esprit. Je suisdonc Fanny, la jeune femme abandonnée par Sol, qui va donner vie à Marie,héroïne indomptable et fragile.
Et, d’une façon curieuse et pourtant évidente, les pièces du puzzle ingénieuxse mettent en place. Fanny, la jeune Juive de Marrakech, ville berbère,océanique mais déjà saharienne, s’adossant au Haut Atlas pour mieux se projetervers la “Mare Nostrum”, nous renvoie à une autre Fanny, de Marseille, queMarcel Pagnol fit aussi “fille-mère”.
Par un miracle que seule la destinée peut accomplir, elle a été incarnée àl’écran par Henriette Burgart, dont le nom de scène, retenu par la postérité,est Orane Demazis, composé à partir du nom de sa ville de naissance et d’uneautre ville des environs d’Oran. Soudain la Méditerranée s’impose en toile defond. Elle sera la providence et distribuera les cartes.
Sol, le fil conducteur, nous comble de bonheur. Sol comme la terre rouge dunord de l’Afrique, comme la monnaie romaine, comme la personnification dusoleil, comme le cinquième degré de la gamme en musique.
Ce don Juan, fils aussi de Séville, pour séduire les Belles, chantait-il alorsla musique gnawa, chaâbi, andalouse ou berbère ? Thérèse, par la puissance del’étymologie des mots choisis, a habilement tissé sa toile et peut, à bondessein, capturer notre inconscient volage. Un grand livre n’estil pas unehypnose par surprise ? Thérèse dévoile ses thèmes comme des étapes initiatiques: le Mellah de Marrakech, le départ des Juifs malgré la résistance de Fanny,Paris ville lumière, le kibboutz avec ses religieux, ses athées et ses diverseslangues que l’on se doit de dépasser et d’unifier par un Oulpan dans un hébreumoderne. Et la guerre de Kippour, n’était-elle pas en germe dans celle desSix-Jours ? Mais ce n’est pas qu’une histoire juive qui nous est contée. Marienous attache par son caractère, sa beauté de princesse et cette volonté devivre “fermement décidée à voir le jour”. Marie nous captive par son prénomuniversellement voué au culte, par ses colères et sa sensualité, par sesfaiblesses et ses tourments, par sa droiture et ses contradictions, elle quitrouvera la vie en Israël “exigeante et ingrate” mais qui aimera “chaqueparcelle de cette terre”.
Elle qui abolira le temps et l’espace par la vertu de l’amour. Elle qui finirapar admettre que dans ce “corridor” qu’est le cosmos, elle est née pour vivreet non pour se préparer à vivre. Elle qui retrouvera la sagesse des vieux Juifsespagnols : “Ce que peut le temps, la raison le peut aussi”.
“Je n’ai jamais rien écrit qui ne se rattache à la terre où je suis né”

Comme toutes leshistoires d’amour inscrites dans la grande Histoire de l’humanité, existe entrePhilippe et Marie un miracle semblable à celui de Tristan et Iseult, de Mariuset Fanny, de Jivago et Lara... Il y a du roman russe dans le livre de Thérèse.
Pas seulement par le foisonnement des situations et des personnages, par leplaisir que l’on prend à écouter les mots nous parler, par l’entrelacement desvies intimes et du chaos des événements extérieurs, non il y a aussi, il y asurtout cette adresse à l’humain, cette lucide désespérance qui faisait dire àPasternak : “Songez-y, quel temps est le nôtre ! Et vous et moi vivons cesjours. Mais ce n’est qu’une fois dans l’éternité qu’arrivent ces histoires defous ! Songez que tout un peuple est à ciel ouvert. Il va, il vient sans selasser, et parle et parle. Et ce ne sont pas les hommes seulement. Les étoileset les arbres se sont réunis et bavardent. Ça a quelque chose de biblique,n’est-ce pas ?” Quelque chose de tragique et douloureux, là où “Diaspora” et“Israël” sont devenus deux concepts, conditionnant les attitudes mentales de lasociété israélienne.
“Israël” symbole alors du neuf, du droit, du sain, et “Diaspora”, vieux,courbé, malsain. Ceux qui arrivaient étaient d’une autre espèce comme dans lanouvelle de Yehudit Hendel : “C’est une autre espèce de gens, Leizer. Ils sontsimples, oui, voilà c’est ça, c’est un autre genre.”
Camus, l’Algérien, nous rappelle que nous sommes toujours “l’étranger” pourquelqu’un, et rendu étranger à nous-mêmes par la roue impitoyable del’Histoire.
C’est dans la ligne du prophète de Mondovi que Thérèse trace son sillonhumaniste. “La Méditerranée, mère d’humanité”, pour réconcilier les enfantsd’Abraham.
Fraîchement promu lauréat du Prix Nobel de Littérature, Albert Camus déclarait: “Je suis simplement reconnaissant au comité Nobel d’avoir voulu distinguer unécrivain français d’Algérie. Je n’ai jamais rien écrit qui ne se rattache, deprès ou de loin, à la terre où je suis né. C’est à elle, et à son malheur, quevont toutes mes pensées”.
Thérèse Zrihen-Dvir, grâce à ses héros de papier, retourne sans cesse à ceMaroc où si ses habitants ont adopté maintes religions, ils y ont introduit deséléments d’origines païennes, tels que le culte des sources, des grottes, desarbres et des génies : “Traditions et convictions se cramponnent au réel, en dépitdu progrès. Dans leurs formes les plus archaïques, ces survivances paraissentsouvent ingénues ou désuètes, mais leur perpétuation produit l’illusion devivre dans un monde immuable”.
Alors Marie échappe-t-elle à sa créatrice pour nous glisser la merveilleusechanson, si terriblement prémonitoire, de la petite Juive Judy Garland,Somewhere over the rainbow, qui déjà rêvait d’Eretz ? Rappelez-vous : “Quelquepart, au-delà de l’arc-en-ciel, bien plus haut, il y a une contrée, dont j’aientendu parler une fois dans une berceuse. Quelque part, au-delà desarcs-en-ciel, les ciels sont bleus, et les rêves que tu oses rêver deviennentvraiment réalité. Un jour je ferai un souhait en regardant une étoile et je meréveillerai à l’endroit où les nuages sont loin derrière moi, où les ennuisfondent, telles des gouttes de citron, bien au-dessus des cheminées...”.
Thérèse et Marie, Marie et Thérèse ont emporté à Tel- Aviv toutes les beautésde l’exil : les palmes, le Ksar, la Koutoubia, les Djebilet, les remparts de BabDoukkala et les tombeaux saadiens. Toutes deux, comme Dorothy du Kansas, aprèsla Terre promise, ses merveilles et ses douleurs, ne rêvent-elles pas ensecret, de frapper leurs souliers rouges, trois fois, et de dire en fermant lesyeux : “Je retourne auprès de ceux que j’aime”. L’enfance est un voyage oublié.
Le livre refermé, nous les laissons à leur mystère mais pour nous émouvoirautant, elles ont bien dû, l’une et l’autre devenues indissociables à nos yeux,mettre un peu d’elles-mêmes. De leur relative et pardonnable impudeur, nous lesen remercions car nos émotions partagées eurent été solitaires. Nous n’aurionsalors vu que des fantômes, comme la nuit s’agrandit quand les rêves sefiancent.

Il était unefois... Marrakech la juive, de Thérèse Zrihen-Dvir, éditions l’Harmattan