Le Talmud à la portée de tous

Adin Steinsaltz : “Pour survivre, les Juifs doivent étudier le Talmud”

le talmud pour tous (photo credit: Marc Israël Sellem)
le talmud pour tous
(photo credit: Marc Israël Sellem)

Espiègle, voire diabolique, avec son mètrecinquante-cinq, sa pipe, qui laisse une multitude de cendres sur le bureau, etses fines mèches de cheveux blancs qui tentent en vain de recouvrir un fronthaut, le rabbin Adin Steinsaltz ne manque pas d’assurance. Une impressionrenforcée par sa voix lente, douce et mesurée. Cet homme, plus que tout autreérudit du judaïsme, a su mettre les textes sacrés à la portée du commun desmortels. Ce qui ne l’empêche pas, modeste, de se présenter comme un simplevoyageur entre la terre et les cieux.

Or, des voyageurs de ce genre, le Time Magazineestime qu’on en rencontre un par millénaire. Il faut dire qu’Adin Steinsaltz arévolutionné le judaïsme en traduisant en hébreu moderne les 2 711 pages duTalmud de Babylone, texte central du judaïsme rabbinique vieux de 1 600 ans,rédigé en hébreu ancien et en araméen. Un travail qu’il a entrepris à l’âge de27 ans et achevé l’an dernier. Vendue à 3 millions d’exemplaires, cettetraduction entamée en 1965 lui aura réclamé deux fois plus de temps que prévu.Alors, bien que flatté par le commentaire du Time, Adin Steinsaltz le qualified’exagération “extravagante”.

A 74 ans, il affirme n’être encore qu’à mi-cheminde sa carrière. “J’espère que ce n’est pas l’oeuvre de ma vie”, déclare-t-il ausujet de sa monumentale traduction du Talmud. “Je compte bien faire des chosesplus ambitieuses, plus importantes.” Car Adin Steinsaltz ne s’en cache pas, ila encore des projets pour les 170 ans à venir, dont un commentaire de la Torah.Pour cette mission de longue haleine, il continuera à travailler 17 heures parjour, une habitude facilitée par son incapacité à dormir plus de quelquesheures d’affilée

Ses journées commencent généralement par l’office du matin, mais il avouequ’après avoir travaillé jusqu’à 3 heures au milieu de la nuit, et dînéensuite, il lui arrive de ne pas être à l’heure pour la prière. “Dès quej’aurai mené mes projets à bien, je prends ma retraite !”, promet-il avec unclin d’oeil malicieux.

Sa famille ? Tous les Juifs du monde

Avec 16 écrits simultanés sur le feu, AdinSteinsaltz est sans doute l’auteur le plus prolifique du monde juif de notreépoque. En ce moment, il est - entre autres - absorbé dans un commentaire de laBible en hébreu et en anglais, un autre de la Mishna, et une étude des écritsde Maïmonide. Adin Steinsaltz est débordé. Il le reconnaît “Si je pouvais obtenir la garantie qu’on m’accorde encore 170 années de vie,peut-être que je ralentirais le rythme et que je dormirais davantage. Maiscomme je ne sais pas, je veux abattre le maximum de travail.” L’érudit n’aimepas que l’on tente la comparaison entre lui et d’autres grands penseurs dujudaïsme contemporain.

“Disons que je fais partie de ceux, très peunombreux, qui se soucient du peuple juif dans son ensemble. La plupart desautres ne s’occupent que de leur groupe particulier. Une fois, un fonctionnairerusse m’a demandé ce que je faisais dans sa ville et je lui ai répondu : ‘Jesuis venu voir ma famille.’” La “famille” d’Adin Steinsaltz , ce sont tous lesJuifs du monde.

Un ordinateur devant lui, une imprimante à sadroite : Steinsaltz utilise désormais les outils de l’homme moderne, aprèsavoir très longtemps écrit à la main. “Il est arrivé un moment où je n’ai plusréussi à me relire. Mes secrétaires déchiffraient mon écriture mieux que moi!”, Pour pallier cette difficulté, il est passé par le dictaphone, puis parl’enregistrement vidéo, avant d’adopter l’ordinateur à temps plein.

Adin Steinsaltz répond aux questions dujournaliste sans se presser, au fil d’un discours décousu qui ne cesse deprendre des tangentes, tout aussi désireux de poser lui-même les questions quede répondre. Exactement l’opposé, en somme, de la rigueur et de l’efficacitéqui caractérisent ses écrits sur le Talmud.

Banni par les siens, béni par les puissants

Dans le monde des penseurs juifs, Adin Steinsaltza ses détracteurs, une réalité qu’il accepte mal. “J’aimerais bien que tout lemonde m’apprécie”, clame-t-il, oubliant un instant son habituelle modestie.Mais aux yeux de la communauté ultra-orthodoxe - les haredim - il est unhérétique : en 1988, le dirigeant haredi israélien Eliezer Shach a interdit àsa communauté tous les écrits d’Adin Steinsaltz, qu’il accuse d’hérésie. “Cen’est pas quelqu’un d’honnête”, dit-il de lui, affirmant que ses commentaireset ses traductions ont éloigné les Juifs des textes bibliques et talmudiquesauthentiques.

Steinsaltz proteste : “Je veille toujours à resterau plus près du texte. En fait, les haredim pourraient reprocher la même choseà chacun de leurs rabbins.” Ce bannissement n’empêche pas Steinsaltz de vendreses livres comme des petits pains. En 2004, il accepte de diriger un mouvementde rabbins très controversé qui veulent faire renaître le Sanhédrin, la coursuprême juive de l’Antiquité, premier pas vers le transfert de l’autorité de laCour suprême laïque israélienne à une haute cour rabbinique.

Il quittera cette fonction quatre ans plus tard. Misà part l’ostracisme qu’il subit de la part des haredim, Steinsaltz occupe uneplace exceptionnelle dans le monde juif. Au sein des anglophones, il estsurtout connu pour son édition du Talmud en anglais, un travail commencé dansles années 1980, puis mis de côté parce qu’il se vendait mal et réclamait tropde temps.

Récemment, Steinsaltz a remis ce projet sur latable, reprenant tout depuis le début en essayant de rendre plus concise l’éditionprévue en 41 volumes. Il en a déjà réalisé 10 % et espère terminer d’ici cinqans. Si Adin Steinsaltz attire certes un public immense, il s’agit surtoutd’érudits, et non de disciples soumis. “Il n’aime pas donner des ordres”,explique son fils Meni. “Ce n’est pas dans sa nature.”

Il n’y a pas que le tic-tac de l’horloge qui posedes problèmes à Steinsaltz. Il y a aussi la nécessité continuelle de trouverdes subventions pour ses projets. Une nécessité qui l’oblige à passer outre sonmépris de la politique. “En Israël, on ne peut rien faire d’important sanssacrifier à la politique. Ne pas être engagé politiquement, c’est comme êtreorphelin. De sorte que je suis un peu orphelin. Je ne suis pas très doué pourcaresser les gens dans le sens du poil. Je m’en sors beaucoup mieux quand ils’agit de les offenser !” Faut-il le croire ? De grands leaders politiques ontsollicité ses conseils en matière de spiritualité, dont l’ex-Premier ministreLevi Eshkol et le chef du gouvernement actuel Binyamin Netanyahou.

Malgré le prestige de ces personnages, Steinsaltzmet toujours une condition à ce genre de rencontres : il demande à sesinterlocuteurs de venir à son bureau. “S’ils acceptent de me voir ici, c’estparfait. Sinon, je peux survivre.” Eshkol et Netanyahou lui ont donc renduvisite. Itzhak Rabin, quant à lui, ne s’est jamais entretenu directement aveclui, mais avait affirmé avoir tiré certains enseignements de ce grand érudit.

Tombé dedans à l’adolescence

Quel genre de parcours faut-il suivre pour attirerainsi les Premiers ministres en quête de sagesse ? Adin Steinsaltz est né en1937 à Jérusalem dans une famille laïque originaire de Pologne. De parents nonreligieux qui ont toutefois insufflé à leur fils un sens profond du judaïsme.

Enfant précoce, il a déjà lu Freud et Léninelorsqu’il célèbre sa bar-mitzva et songe sérieusement à devenir inventeur. Ilcrée divers objets, dont un nouveau type de parapluie et un avion, pourdécouvrir ensuite, trop souvent, que d’autres ont déjà eu la même idée avantlui.

Cependant, quelque chose bout en lui et faitmonter la pression. “Adolescent”, affirme-t-il, “la religion m’est tombéedessus. C’est venu parce que je ne croyais en rien. La plupart des gens croientce qu’on leur dit : ils croient les journaux, la télévision et toutes lesbêtises qu’ils peuvent lire ici et là. Moi, j’avais décidé qu’on ne pouvait pasvivre dans la bêtise.

Le jeune Adin Steinsaltz demande donc à son père, un maçon, si celal’ennuierait que son fils devienne religieux. “Tu es sérieux ?”, lui répond sonpère. “Moi, ça ne me dérange pas que tu sois hérétique, tu sais. Mais ce que jene veux pas, c’est que tu sois un ignare.

C’est ainsi qu’il lui donne toute latitude pour suivre sa voie. Le jeune Adinn’ignore pas les nombreuses implications de cette décision. “Revenir aujudaïsme était aussi bizarre que rencontrer un dinosaure. Je nageais àcontre-courant du progrès. Mais je me fichais de ce que les voisins pensaientde moi.”

Il ne quitte cependant pas brutalement le mondelaïc, consacrant une partie de son temps à sculpter ou écrire des ouvrages descience-fiction, et même un roman policier. Il s’inscrit en outre à l’Universitéhébraïque de Jérusalem en mathématiques, physique et chimie. “En fait, c’estplus facile pour moi de dire ce qui ne m’intéressait pas”, soupire-t-il.Toutefois, l’attrait du monde religieux l’emporte bientôt et il se met à écumerles yeshivot. “Je me suis retrouvé pris au piège, parce que j’estimais quenotre existence en tant que peuple était capitale. Plus importante, en toutcas, que tout ce que je songeais à faire à l’époque.”

Dieu dans la cuisine

L’existence et la survie du judaïsme sont en effetau coeur de la mission que s’est assignée Steinsaltz. Marié depuis 46 ans àChaya, psychologue, il a 3 enfants : Esti, 43 ans, ancienne directrice d’unrefuge pour enfants maltraités, Meni, 37 ans, directeur exécutif de lafondation de son père, la Fondation Shefa, et Amichaya, 30 ans, gestionnaire duprojet Mishna de son père à la Fondation. Aujourd’hui, il a en outre 15petits-enfants.

“Pour survivre, les Juifs doivent étudier leTalmud”, affirme-t-il. “Le judaïsme est la seule religion où l’on trouve lecommandement d’étudier. Le judaïsme veut être compris par tous. Voilà pourquoic’est aussi la religion la plus difficile à pratiquer, parce qu’il y aénormément de choses à faire, énormément de règles. Avec le judaïsme, Dieus’invite dans votre cuisine, dans votre chambre à coucher.” Mais pratiqueroffre des récompenses, à commencer par la survie du peuple juif.

L’étude du Talmud est le secret de cette survie.Steinsaltz a établi une étonnante corrélation : les communautés juivesassimilées, dit-il, sont celles dont les études juives étaient absentes. Sileurs membres avaient lu le Talmud, affirme-t-il, elles auraient survécu. Et detaper sa pipe sur la table pour donner plus de poids à ses mots.

Face à un érudit qui passe le plus clair de sontemps plongé dans la Torah et les commentaires du Talmud, le visiteur peutsupposer qu’il a affaire à un homme doté d’une foi profonde. Aussi est-il tentéde demander : “Avez-vous une façon de savoir que Dieu existe ? Ou est-ce quec’est une question stupide ?” Un long silence suit ces mots, puis AdinSteinsaltz consent à rassurer son interlocuteur : “Ce n’est pas une questionstupide. C’est une très bonne question. Philosophiquement parlant, si vous mefournissez une bonne preuve de l’existence du monde, je vous en fournirai unemeilleure encore de l’existence de Dieu. Une fois que l’on a prouvé que lemonde existe, il est facile de prouver que Dieu existe.”

L’archétype du vieux sage juif

Steinsaltz fait observer qu’une personne quiaurait demandé une preuve de l’existence de Dieu il y a 400 ans serait passéepour folle ; à l’époque, tout le monde savait que Dieu existe. N’empêche qu’en1966, le Time Magazine proclamait à la une : “Dieu est mort”. A cela, AdinSteinsaltz répond sans hésiter : “Je suis sûr que Dieu est parfaitement capablede survivre après avoir été tué.” Pendant son temps libre, Adin Steinsaltzvisite le réseau d’écoles qu’il a mis sur pied.

Il s’assure que professeurs et élèves ne manquentde rien. Il est clair que ce réseau est l’un de ses enfants chéris. “Si jedevais avoir une autre ambition que celle d’étudier les livres sacrés,j’aimerais avoir quelques centaines de milliers d’élèves”, confie-t-il. Pour lemoment, il y en a 1 000, répartis dans les cinq écoles qu’il a créées.

L’admiration de Steinsaltz pour le défunt rabbiMenachem Schneerson, ex-dirigeant du mouvement Habad, l’a amené à faire defréquents voyages en Union soviétique et à créer là-bas des institutions juivesvouées à l’étude.

Aucune photographie d’Adin Steinsaltz ne le dépeintmieux que celle où on le voit, une main sur le front, chaussé de ses lunettesrondes, plongé dans la réflexion devant un volume du Talmud. Il incarne làl’archétype du vieux sage juif. Pourtant, Adin Steinsaltz est un homme moderne.Il suffit pour s’en convaincre de lire la phrase d’accroche concoctée par sonéditeur à la sortie d’une édition révolutionnaire du Talmud de Steinsaltz : “Lepremier Talmud spécialement conçu pour une publication sur papier et uneapplication iPad.”

Rendre le Talmud accessible au grand public -grâce à des éditions en diverses langues et aux applications iPad - voilà quirésume bien la vocation de Steinsaltz. Pour lui, peu importe que le Juifs’absorbe dans un commentaire talmudique dans un Beit Midrash de Jérusalem ouqu’il consulte une référence de la Mishna sur son iPad à New York. L’essentiel est qu’il baigne dans les textesjuifs. Steinsaltz se charge de leur lancer une corde de sécurité pour qu’ils nese noient pas et ne perdent surtout pas leur intérêt pour l’étude.