Les légendes du Besht

Ils sont nombreux à se rendre en Ukraine, chaque année pour Rosh Hashana, sur les tombes du Baal Shem Tov et de Rabbi Nahman de Breslev.

Les légendes du Besht (photo credit: Paul Ross  )
Les légendes du Besht
(photo credit: Paul Ross )

Il faisait plus de 38 degrés Celsius dans lavoiture, toutes les fenêtres étaient fermées, et nos pieds étaient si enflés àcause de la chaleur qu’ils ressemblaient à des gants chirurgicaux gonflés àbloc. “Les Ukrainiens ont une peur pathologique des courants d’air froids,” mechuchote notre guide Alex Denisenko.

“Notre chauffeur préfère mourir de chaud qued’allumer la clim. Etes-vous sûrs de vouloir rouler encore quatre heures pouraller sur les tombes des rabbins ?” Mais que faisions-nous dans cette galère ?Partie pour une épopée d’une semaine sur les traces de nos racines dans l’ouestde l’Ukraine, je voulais explorer ce que cachaient ces images du Violon sur letoit que j’avais de mes ancêtres, et découvrir leur shtetl natal. Moi, Juivelaïque, j’entretiens une vraie passion pour la culture, le patrimoine etl’histoire qui m’ont engendrée et ont ciselé les penchants mystiques et lesaspirations spirituelles des miens. Alors, comment être là, dans l’ouest del’Ukraine centrale, si près des tombes de deux grands mystiques - le Baal ShemTov et Rabbi Nahman de Breslev - sans leur offrir une visite ? Nous avions déjàsurvécu à six heures de voiture par une journée torride de juin. Alors nousavons acquiescé de la tête.

Comme nous nous dirigeons vers Medjybij, je meremémore ce que je sais du Baal Shem Tov - Israël Ben Eliezer - le fondateur dujudaïsme hassidique. Le Besht (acronyme de Baal Shem Tov) était humble, vivaitsimplement, et n’était guidé ni par l’ego, ni par l’argent. Ses enseignements ?Dieu est partout, dans toute chose ; chaque personne est fondamentalementbonne, peu importe ses mauvaises actions ; l’esprit et le caractère sacrés dela religion sont plus importants que la forme. Celui qui a passé de longuespériodes de sa vie seul dans les bois encourageait ses disciples à tirer untrait sur la souffrance et la pauvreté des zones urbaines, pour devenir desagriculteurs solides dans le pays. Un penseur définitivement moderne que leBaal Shem Tov.

Toute petite devant le maître

Notre chauffeur - adoré, malgré ses opinions arrêtéessur l’air conditionné - freine alors devant une zone herbeuse qui mène à unbâtiment aux murs crépis, au toit brun carrelé et poutres apparentes. “Voilà lasynagogue du Besht”, annonce Alex. “La fondation est d’origine et le bâtiment aété soigneusement rénové grâce à des donations, en 2005. Les pèlerins affluentde partout. Surtout à Rosh Hashana.”

 

Par-delà la synagogue, nous contemplons uneétendue de forêt dense. C’est là que le rabbin se réfugiait pour méditer,chercher la communion avec Dieu et l’inspiration. Malheureusement, il n’estplus là pour répondre à mes questions. En entrant dans la bâtisse, j’entendsquelqu’un respirer derrière moi. Je fais demi-tour et me retrouve face à faceavec le jardinier.

“Le Baal Shem Tov montait sur la bima, où étaientlus les rouleaux de la Torah,” précise-t-il, m’invitant à l’accompagner dans lagrande salle qui servait de synagogue. Je me sens soudain toute petite, là mêmeoù se tenait autrefois le grand maître hassidique. Le jardinier me montre lesbancs en bois et les casiers où les disciples du rabbin priaient et rangeaientleurs châles de prière et autres objets rituels. “Vous êtes exactement là où setrouvait le Besht”, m’explique le brave homme. Mon imagination galope, je peuxpresque voir les élèves

Il me désigne une longue table en bois, autour de laquelle le rabbin parlaitaux gens en privé, leur prodiguant des conseils. J’imagine la puissance de cesparoles du sage. Puis le jardinier me conduit dans un coin de la pièce. “C’estlà que le Besht priait”. Je le suis, tandis qu’il ouvre la porte d’une petitesalle latérale meublée d’une longue table et d’une cuisinière équipée d’uneplaque chauffante. Il m’invite à entrer.

“Dans cette salle, il procédait aux guérisons”, medit-il, me regardant droit dans les yeux. Savait-il que je souhaite êtrelibérée d’une une phobie anti-corps médical qui me hante depuis la mortterrible et subite de mon père dans un hôpital, alors qu’il n’avait que 50 ans? “Pour guérir les gens, le Besht utilisait la foi et les herbes”, expliqueencore le jardinier, rompant le contact visuel avec moi. “Il ne voulait rien enretour, mais le riche lui donnait de l’argent et le pauvre lui apportait despoulets.”

Je le regarde d’un air interrogateur, me demandantà qui j’ai à faire. “Etes-vous guide officiel ici ?” “Non, Je suis le gardien. Jene suis pas juif. Je viens souvent écouter les experts qui se rendent ici. Quelquechose me dit que vous voulez en savoir plus.”

Un sage guérisseu

A peineai-je hoché la tête qu’il se lance dans une biographie condensée du rabbin :orphelin dès l’enfance, veuf dans sa vingtaine, le Besht a vécu dans la forêtcomme un ermite pendant une dizaine d’années, apprenant le langage des oiseaux,des fleurs et de toute la nature. Puis il s’installe à Medjybij, épouse lafille du rabbin de la ville, et entreprend le travail de guérison qui l’a renducélèbre.

On raconte beaucoup de légendes sur le Baal ShemTov. Le gardien m’en a réservé une. “Une fois, le rabbin est tombé dans unmarécage. Un homme l’a l’aidé à en sortir, et le Besht, reconnaissant, lui ademandé s’il voulait argent ou santé.

L’homme a choisi la santé. Le rabbin a planté unpiquet dans la terre et une source en a jailli. Il a dit à l’homme de boire decette eau qui le rendrait sain. Ainsi fut fait.” A la fin de l’histoire, il meregarde. Chaque mot prononcé est pertinent, touchant, juste. Tandis qu’ilraconte quelques légendes encore, je l’écoute, du grand sage, l’homme estsimple, articulé, humble et en ce qui me concerne, au bon moment, au bonendroit. “En 1760, le Besht réunit ses disciples et leur annonce qu’il vabientôt mourir. Il leur demande alors de choisir entre l’eau, le feu et lesang. Ils choisissent le feu.

Avant de mourir, il leur donne une poudre spécialeet leur dit de la jeter sur leurs maisons. A sa mort, quelques-unes des maisonsont commencé à brûler à cause de la poudre, mais quand le cercueil du Besht estpassé, le feu s’est éteint et n’a causé de dommage à aucune des demeures.”

Des émissaires déguisés ?

Sur ce, le gardien met fin à son palpitant récitmystique et nous dit adieu. Nous roulons pendant quelques minutes dans uncimetière, peuplé de tentes et de tables surmontées de candélabres cassés. Unvieil homme édenté, qui passe par là, le seul autre visiteur du cimetière, nousexplique que les pèlerins sont récemment venus pour la fête de Shavouot. “Etvous devriez voir combien de gens sont venus pour Rosh Hashana”, ajoute-t-il. Avantde disparaître. Parmi les pierres tombales anciennes, Alex pointe du doigt ungroupe de sépultures blanches. “C’est la dynastie du Besht”, dit-il. Nous lesuivons dans un mausolée, qui abrite huit tombes. Sur l’une d’elles, arrondieet construite en marbre blanc, est inscrit, “Baal Shem Tov Hakadosh”, le saintBaal Shem Tov.

Un jeune rabbin hassidique, peot sur les tempes etvêtu de noir, prie silencieusement sur le tombeau sacré. Son visage estradieux. Il nous sourit et nous raconte qu’il écrit des livres et des articlessur le Baal Shem Tov. Sur les traces du grand rabbin, il s’agit de sa premièrevisite. C’est, nous confie-t-il, l’un des moments les plus importants de savie.

Il se présente comme étant Yaacov Ben- Hanan, etme demande s’il peut partager avec nous son amour du Besht en ce lieu saint. Ilse met à nous raconter des histoires sur le maître, puis entonne une chanson.

“Les paroles sont sur la paix, et sur tous mesfrères et soeurs”, explique-t-il. “J’ai appris du Baal Shem Tov à abriter enmon coeur l’amour et la paix pour tous les Juifs, même s’ils ne connaissent pasla Torah. Même s’ils sont laïcs et non-pratiquants.”Le gardien et Ben-Hanan étaient-ils des émissairesdu Baal Shem Tov, envoyés là pour nous éclairer ?

Une tombe dans la ville

De retour dans la voiture brûlante, nous roulonspendant plusieurs heures en direction d’Ouman, où l’arrière-petit-fils duBesht, le célèbre maître hassidique, le mystique et guérisseur Rabbi Nahman estenterré. Vers minuit, le chauffeur, frustré par la complexité du labyrinthe derues, trouve enfin notre hôtel, non sans demander une escorte policière. Noustrimbalons nos bagages jusqu’au troisième étage où nous attendait, ô surprise,une suite spacieuse. Seul problème : c’était la seule chambre de l’hôtel dénuéede fenêtre et donc d’air. “Je suis sûre que Rabbi Nahman lui-même n’aurait paspu dormir ici ! “, je grommelle, après m’être aspergée d’eau froide.

Je repense au moment où j’ai découvert ce grandrabbin mystique, il y a 25 ans, en écoutant une série de cours, en particuliersur sa conception de la guérison. Il évoquait les médecins en termes “d’angesde la mort”, et abordait la question du supplice devant une maladie persistante- physique ou mentale. Les malades ressentent comme une sentence au-dessus deleur tête. La principale différence entre cette sentence et celle d’un détenuest que ce dernier sait combien de temps il devra passer en prison. Selon RabbiNahman, la seule prescription pour les affres apparemment infinies est lahitbodedout : le dialogue à haute voix à Dieu, comme si l’on parlait à un ami. Elledoit avoir lieu de préférence dans la nature, et on doit y consacrer une heurepar jour.

J’en ai parlé à nombreuses personnes, qui l’ontpratiqué. Je me demandais pourquoi je n’avais jamais essayé la hitbodedout moi même.En pensant à la vie de ce rabbin, mort tragiquement en 1810 de la tuberculose,à seulement 38 ans, j’ai plongé dans le sommeil

A la lumière du jour, stupéfaction près de la tombe de Rabbi Nahman : une villeentière a germé tout autour. Le trottoir de la rue principale est bordé destands d’artistes où l’on peut trouver des peintures et des travaux d’artisanatinspirés de Rabbi Nahman, et de nombreuses indications en hébreu. Les librairiesregorgent de livres sur le Rabbi et la hassidout - en particulier de Breslev. Ettout est orchestré pour l’hébergement des disciples du maître.

De son vivant, le Rabbi leur avait signifié qu’ilétait important qu’ils soient à ses côtés à Rosh Hashana. Après sa mort, lapratique a perduré, d’abord sous une forme restreinte et même clandestinependant les années bolcheviques, en raison des menaces de sanctions etd’emprisonnement.

Après la chute du Communisme, en 1989, la coutumea repris de plus belle et aujourd’hui des dizaines de milliers de pèlerins serendent sur le tombeau du Rabbi à Rosh Hashana, où ils se rassemblent près d’unlac pour la purification rituelle (Tashlikh). Mais de nombreux visiteursviennent aussi tout au long de l’année.

Demandez la guérison !

Alex et Paul (mon époux) se dirigent vers lasection des hommes, qui abrite le tombeau du Rabbi, le Tsioun. Pour ma part,j’emprunte le long chemin en béton, bordé par ce qui ressemble à un épaisrideau de douche, blanc - pour cacher la section des hommes.

A l’entrée de la tombe, côté femmes, sont alignés des bancs. En ouvrant laporte, je vois un parc pour bébés, des dizaines de boîtes de tsedaka de toutesformes, tailles et couleurs, et des étagères bordées de livres de prières. J’enchoisis un petit, et je souris en voyant sur la couverture un violoniste sur letoit.

Le Tsioun lui-même est couvert de tissu noir brodéde lettres hébraïques en or. Il est protégé d’une bâche en plastique. Desdemandes de prières, écrites sur de petits morceaux de papier, sont parseméessur le tombeau.

Une femme hassidique, coiffée d’une perruqueimpeccable et vêtue d’une longue jupe noire, soulève sa petite fille pourqu’elle puisse le toucher. Une autre femme religieuse se balance doucement, unlivre de prières à la main. Puis elle penche sa tête sur le tombeau, etj’entends ses doux sanglots. Je m’assois à côté d’elles et j’attends, essayantde comprendre ce qu’une femme laïque est censée faire. Soudain, j’entends unevoix d’homme dire : “Demandez. Demandez la guérison. Vous pouvez le faireautant de fois que vous le souhaitez.” Je me retourne pour regarder derrièremoi, personne.

Je savais exactement ce à quoi la voix mystérieusefaisait allusion. Ma phobie insurmontable qui m’assaille dès que je suis encontact avec des médecins ou les établissements médicaux. J’hésite, je tends lamain et touche le tombeau. Ma tête tombe involontairement sur ma poitrine. Jeferme les yeux, prie en silence, et je demande de l’aide. Etait-ce monimagination, ou ai-je vu une lumière pourpre brillante dans l’obscurité ? J’ouvreles yeux, cligne, puis les referme. La lumière violette est toujours là. “Merci”,murmurai-je. “Merci.”

L’année prochaine à Ouman...

Avant de quitter la salle, une jeune femmes’approche de moi la main tendue, demandant de la tsedaka. Je lui expliqueavoir déjà mis des pièces dans deux boîtes. “S’il vous plaît aidez-moi,”implore-t-elle. “Je n’ai pas assez d’argent pour faire vivre mon foyer. RabbiNahman vous ouvrira les portes”. Je m’exécute, espérant qu’en effet les portess’ouvriront bien grand

Je rejoins Alex et Paul dans la rue. Les deux hommessont des laïcs convaincus. “Avez-vous prié pour votre hernie discale ?”, jedemande à Alex, dans un demi-sourire. Il me répond très sérieusement que oui. “Ettoi ?”, je m’adresse à Paul, m’attendant à une réponse comique de mon chermari.

“Un homme s’est approché de moi”, ditil sans lamoindre trace d’ironie. “Il m’a dit que peu importe ce que j’ai fait de maldans ma vie, le bon rabbin sortirait de la tombe et m’extirperait des mâchoiresde l’enfer si je disais une petite prière. Alors qu’est-ce que j’avais à perdre?” Nous trois, pauvres âmes, marchons en silence vers la voiture. En ouvrant laporte du sauna mobile, je dis, paisiblement : “Nous n’avons plus qu’à revenirpour Rosh Hashana.”