Les mots valent mieux que la violence

Gershon Agron, fondateur du Jerusalem Post, aurait 120 ans aujourd’hui…

Gershon Agron (à gauche) et David Ben Gourion dans les années 40 (photo credit: ARCHIVE)
Gershon Agron (à gauche) et David Ben Gourion dans les années 40
(photo credit: ARCHIVE)
C’est dans la salle des presses du journal que j’ai vu Gershon Agronsky pour la première fois. Il était plus de minuit et je passais ma première nuit au Palestine Post, où je débutais dans mon nouvel emploi de linotypiste – métier que j’avais appris à Varsovie dans l’imprimerie de mon père. Par une étrange coïncidence, nous étions le 1er décembre 1945 et le Post venait de fêter son 12e anniversaire.
Gershon Agronsky était descendu chercher la première édition du journal et discutait des dernières nouvelles avec quelques journalistes en visite. Dès qu’il m’a aperçu – un nouveau visage pour lui – il s’est approché et m’a posé quelques questions. Apparemment satisfait, il m’a souhaité bonne chance avant de s’en retourner avec les journalistes.
Je savais que GA, comme on l’appelait au journal, était le célèbre fondateur du Post, qu’il dirigeait à la manière d’un monarque régnant sur son royaume, tout en traitant chaque employé comme un membre de sa famille. Toujours bien habillé, sûr de lui, un peu hautain, il gérait le journal comme un immense kibboutz, en appelant chacun par son prénom. J’en suis vite venu à l’admirer pour cette attitude amicale et pour le travail acharné qu’il fournissait en faveur du sionisme.
J’avais été soldat pendant la Seconde Guerre mondiale et, à peine celle-ci terminée, je me retrouvais plongé dans un autre conflit, la guerre du Yishouv pour l’indépendance. Le Post combattait dans cette guerre et j’étais fier d’y participer moi aussi. Dans cet effort, nous avions l’impression de former une véritable armée, que menait notre « révéré » commandant Agronsky. C’était avant que celui-ci transforme son nom en « Agron ».
Un sioniste convaincu
Né en Russie en 1894, Agron a grandi aux Etats-Unis et commencé sa carrière à la rubrique nécrologie d’un journal yiddish. Sioniste socialiste convaincu, il étudie à l’université Temple de Philadelphie tout en contribuant aux premiers éditoriaux pro-sionistes du Yiddishe Velt (Le monde juif). Un talent qu’il a toujours gardé : bien souvent, il arrivait dans la salle des presses du Post vers minuit et rédigeait son éditorial en quelques minutes à peine.
A New York, Agron trouve du travail à la Jewish Telegraphic Agency (Agence télégraphique juive) et devient aussi journaliste au Dos Yiddishe Folk (La nation juive), organe de l’Organisation sioniste mondiale. Il acquiert une certaine notoriété dans les milieux sionistes socialistes américains, mais a pour projet de s’installer tôt ou tard en Palestine.
Ce désir se concrétise en 1918, lorsqu’il s’engage comme volontaire dans le bataillon nord-américain des fusiliers de l’armée britannique, aux côtés d’Itzhak Ben-Zvi, qui deviendra président d’Israël, et de David Ben Gourion, le futur Premier ministre. Les 3 hommes se lient alors d’une profonde amitié. Le sergent Agronsky se fera plus d’une fois rétrograder pour désertion, lorsqu’il fait le mur pour assister à des réunions sionistes. A la fin de la guerre, il est autorisé à rester en Palestine en tant que journaliste indépendant.
Avec tous les contacts qu’il a noués, il peut devenir le correspondant d’agences de presse et de journaux américains. Il contribue de surcroît au Palestine Weekly, interviewe d’importants visiteurs étrangers et dirige le Palestine Bulletin de l’Agence juive.
Il fonde par ailleurs l’Association de la presse étrangère et représente l’Association des journalistes à Jérusalem. Toutefois, son rêve est de créer un quotidien indépendant en anglais qui défendrait la cause sioniste.
Cela devient possible en 1932 grâce à Ted Lurie qui, entouré de quelques autres sionistes, réunit des fonds pour transformer le Palestine Bulletin en quotidien. Lurie deviendra par la suite adjoint au rédacteur en chef du Post, fonction qu’il exercera d’une main ferme en introduisant au journal les techniques d’impression les plus modernes.
Un journal de combat
Fondé le 1er décembre 1932, le Palestine Post présentait sa première édition comme le 2 292e numéro du Palestine Bulletin. Un 4 pages, qui coûtait 10 mils, tiré à 1 200 exemplaires. Sa mission ? Fournir aux anglophones de Palestine des informations sur le sionisme et le Yishouv. Jusque-là, il fallait patienter plusieurs jours pour recevoir la presse en anglais en provenance d’Egypte ou d’Angleterre.
Avec l’immigration venue d’Allemagne dans les années 1930, le tirage passe à 5 000 exemplaires, dont 300 sont expédiés en Egypte. Outre les fonctionnaires britanniques, un certain nombre d’Arabes, les correspondants de la presse étrangère, les ecclésiastiques, les diplomates et les touristes deviennent des lecteurs assidus. Le 13 mai 1950, anniversaire de l’indépendance, le journal change de nom : ce sera désormais The Jerusalem Post.
GA est un pédagogue-né. « N’oubliez jamais pour qui vous écrivez, et pensez en particulier aux fonctionnaires britanniques », recommande-t-il lors des réunions de la rédaction. « Les mots valent toujours mieux que la violence. Même s’il se passe chaque jour des choses exaspérantes ici, nous devons veiller à rester respectueux et compréhensifs. »
Durant la Seconde Guerre mondiale, le Palestine Post était lu par les dizaines de milliers de soldats alliés qui traversaient le Moyen-Orient. Aux côtés du Yishouv, il participait activement aux efforts de guerre contre Hitler.
De 1941 à 1943, Agron, alors correspondant de guerre, multiplie les reportages sur la campagne d’Afrique du Nord. En 1942, sa visite en Turquie coïncide avec la tragédie du Struma. Il est personnellement témoin du torpillage et du naufrage des réfugiés juifs qui se sont heurtés à l’intransigeance turque et britannique.
La police mandataire britannique considère le Post comme un journal de combat. Aussi, le 7 octobre 1936, le censeur confisque-t-il un numéro traitant de la montée du terrorisme arabe. En 1939, le Post conspue le Livre Blanc britannique, qui restreint l’immigration juive en Palestine et les achats de terres et met un terme au transfert d’immigrants « illégaux » vers l’île Maurice. Les articles alors censurés laissent de grands rectangles blancs dans les pages du journal.
Pas question de quitter Jérusalem
Avec les informations très précises qu’il fournit, le Post joue un rôle considérable dans la lutte contre le Mandat britannique, à une époque où la marine anglaise fait la chasse aux réfugiés juifs. Un combat que GA mène jour après jour, de sorte que, pour la presse étrangère, le Post devient plus fiable que le service d’information du gouvernement mandataire. Pourtant, les fréquents couvre-feux et les affrontements avec l’armée et les patrouilles de police britanniques ne rendent pas la vie facile aux employés du journal, qui rencontrent les plus grandes difficultés pour venir travailler.
L’influence du Post n’échappe pas non plus aux Arabes, qui font du journal leur cible privilégiée après l’appel de l’ONU à une partition de la Palestine le 29 novembre 1947. La nuit du 1er février 1948, des terroristes arabes font sauter un camion chargé de TNT devant les locaux du Post, aidés sans doute par la police britannique. Le linotypiste Haïm Farber est tué et de nombreux employés, y compris moi-même, sont blessés. Un numéro de deux pages n’en est pas moins imprimé cette nuit-là, dans une autre presse. L’attentat représentera un tournant décisif pour le Yishouv et ses forces de sécurité, qui ferment les rues et prennent position à Jérusalem.
Salman Schocken, le propriétaire des presses qui ont brûlé, encourage Agron à transférer le Post à Tel-Aviv et à le faire imprimer au même endroit que le journal Haaretz. Agron refuse : il n’est pas question pour lui de quitter Jérusalem. Il rachète les presses dévastées par l’incendie en vue d’y installer sa propre imprimerie.
Par chance, la lourde machine Duplex, qui se trouvait au sous-sol au moment de l’attentat, n’est pas trop endommagée. On fait l’acquisition d’une nouvelle linotype et, avec l’aide d’Ahva Press, qui prête ses propres linotypes au journal chaque nuit, le Post reprend ses activités, certes avec un nombre de pages réduit.
A la suite de l’explosion, les locaux de la rédaction sont sens dessus dessous. Les câbles électriques et téléphoniques pendent lamentablement, les livres de référence, les précieuses archives et les documents personnels d’Agron ont tous été détruits. Le travail n’en reprend pas moins. Le 14 mai 1948, Israël proclame son indépendance et la une historique du Post, « State of Israel is Born », est prise d’assaut par les collectionneurs.
Le siège et les bombardements incessants de Jérusalem par la Jordanie continuent, mais avec la présence quasi-constante d’Agron, le Post réussit à pallier les coupures de courant et les pénuries en tout genre, et à surmonter un certain nombre d’autres problèmes. Ainsi, le 18 mai 1948, le journal paraîtra-t-il en version stencil pour cause de panne totale d’électricité.
Après le départ des Britanniques, Agron demandera à ses employés de faire la part belle aux informations locales, en prêtant une attention particulière à l’industrie, à l’agriculture et au développement du nouvel Etat.
Pour les nouveaux immigrants
A cette époque, j’œuvrais pour la Hagana non loin du Post, dans le monastère Notre-Dame, et je venais prêter main-forte au journal la nuit. J’apportais des cartes et des documents « ultra-secrets » venus de l’immeuble Generali, l’ancien quartier général de la police britannique, et Agron m’en était très reconnaissant. Comme toujours, il ne cessait de recevoir des journalistes étrangers et des visiteurs importants dans son bureau incendié. Il discutait avec eux autour d’un verre de whisky, souvent bien après minuit. Ensuite, peu soucieux des bombardements jordaniens, il avait l’habitude de rentrer à pied chez lui, rue Rashba, avec son Borsalino et sa canne à poignée d’ivoire.
Durant le siège de Jérusalem, il était dangereux d’aller travailler, dangereux de se trouver sur son lieu de travail, et difficile de travailler en raison des multiples coupures d’électricité. Le blocus a contraint le Post à adopter un petit format et à être imprimé à Tel-Aviv. Il était alors publié à perte, car le tirage avait chuté à 2 000 exemplaires à peine et il y avait très peu de publicités, mais il continuait à paraître tous les jours. Comme toujours, la salle des presses attirait une multitude de journalistes locaux et étrangers venus récolter des nouvelles fraîches. Le ministre des Affaires étrangères Moshé Sharett avait l’habitude de nous rendre visite et corrigeait chez nous les épreuves de ses discours à la Knesset.
A la fin des hostilités, en juillet 1949, Agron et Lurie entament un processus de reconstruction et augmentent le nombre de pages du journal. L’imprimerie du Post est mise à rude épreuve et l’on doit investir dans de nouvelles machines. Agron estime que tous les bénéfices doivent servir à améliorer la qualité du journal. Le Post recrute alors de nombreux nouveaux immigrants, dont d’anciens journalistes et imprimeurs de l’Iraqi Times. Beaucoup de ces derniers dorment dans la réserve de papier en attendant de trouver un logement à Jérusalem.
Le Post lancera également une édition en français et un magazine hebdomadaire international qui sera vendu à l’étranger.
Agron considère comme un devoir sacré d’aider les nouveaux immigrants, les étudiants américains et les jeunes journalistes qui souhaitent acquérir de l’expérience. Beaucoup d’entre eux, qui ont commencé au Post, se sont d’ailleurs fait un nom à l’étranger par la suite. Le trésorier du Post était également sollicité pour soutenir des causes charitables ; ainsi, en décembre 1948, Helen Rossi, collaboratrice d’Agron, crée-t-elle le Fonds des Jouets du Post, au bénéfice des nouveaux immigrants.
Passage éclair par la politique
Pendant la guerre d’Indépendance, Agron reçoit un télégramme confidentiel de Sharett, qui lui demande de prendre en charge les futurs Services de l’information une fois l’Etat créé. Un « appel aux armes » qu’il ne peut refuser, mais qui ne le satisfait pas pleinement : il espérait être nommé ambassadeur d’Israël en Grande-Bretagne.
L’annonce officielle est proclamée le 10 mai 1949 : Agron est nommé directeur des services de l’information de l’Etat d’Israël. Son département, intégré aux bureaux du Premier ministre, coordonnera le travail de relations publiques accompli par chaque ministère, les services de radiodiffusion et ceux de l’information, le tout sous l’autorité des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères.
Agron nomme Ted Lurie rédacteur en chef adjoint du journal et devient pour sa part fonctionnaire. Il s’efforce de remplir le mieux possible ses nouvelles fonctions, mais il se sent pieds et poings liés par les intérêts propres à chaque ministère.
Il a tôt fait de constater que, quel que soit leur rang, les fonctionnaires sont tous captifs de règles et d’obligations, sans parler des lubies des uns et des autres et des intrigues… Après la liberté totale dont il jouissait au Post, il a du mal à rentrer dans le moule. Pour couronner le tout, il ne reçoit que 33 000 livres israéliennes sur le budget initial de 330 000 livres par an qu’on lui avait promis. « Vous ne pouvez pas me demander de faire avec 33 000 livres ce que j’avais prévu de faire avec 330 000 ! », déplore-t-il.
Le 15 février 1951, il est de retour au Post, mais maintient Lurie au poste de rédacteur en chef adjoint. Il se rend au Etats-Unis et en Grande-Bretagne pour le compte de l’Appel juif unifié et des Bonds et remporte un franc succès, mais des problèmes de santé liés aux voyages l’empêchent de renouveler l’expérience.
Un piètre homme de parti
En 1955, Agron est nommé maire de Jérusalem, un honneur et un poste dont il a longtemps rêvé. (Lurie le remplace alors comme rédacteur en chef du journal.) Elu du parti Mapaï, Agron se distingue dans des négociations qui attirent à Jérusalem de nombreuses entreprises d’industrie légère. Il est également très attaché à la préservation du caractère unique de la capitale. Malgré la très forte opposition orthodoxe, il parvient à créer des piscines dans la ville et accroît le budget municipal. Ce qui ne l’empêche pas de rendre de fréquentes visites au Post, souvent au milieu de la nuit.
A sa mort, en 1959, Agron a droit à des funérailles nationales. Plus de 40 000 hiérosolomytains se pressent dans la rue Jaffa, patientant pendant des heures pour s’approcher du cercueil exposé à la municipalité. C’est Sharett, son ami de toujours, qui prononce son oraison funèbre. Agron était, dit-il, l’une des plus importantes figures du mouvement sioniste. Il a voué sa vie entière au service de son peuple. Son épouse, Ethel, poursuivra son travail à Hadassah et, dans les années 1970, leur fils Danny occupera pendant deux ans le poste de directeur commercial du Jerusalem Post.
Grand admirateur de Ben Gourion, Agron était membre du parti Mapaï et de la fédération syndicale Histadrout. Toutefois, sa personnalité individualiste faisait de lui un piètre homme de parti. Il n’en avait pas moins perçu la nécessité d’un grand parti politique puissant. Je l’ai souvent entendu déplorer l’abondance des petits partis en Israël, qui rendait trop difficile la formation d’une coalition gouvernementale viable. « Pourquoi n’avez-vous jamais été député à la Knesset ? » lui a-t-on demandé un jour. « Parce que je n’ai rien fait pour le devenir », a-t-il répondu.
Actionnaire du Post, il veillait jalousement sur l’indépendance du journal, dont le comité directeur était constitué d’universitaires, d’économistes, et même d’un ecclésiastique. Pendant les campagnes électorales toutefois, il affirmait qu’être indépendant ne signifiait pas rester sur la touche et il soutenait les travaillistes. Agron croyait fermement que le sionisme, une armée forte, une bonne gestion de l’Etat et une force de travail bien organisée feraient d’Israël le pays du lait et du miel.
Un nombre considérable de ses souvenirs ont été réunis dans un livre publié en hébreu sous le titre Asir Neemanout par Sraya Shapiro, un ancien du Post, aux éditions M. Newman de Jérusalem.
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