L’hébreu n’a pas dit son dernier mot

Les langues s’influencent réciproquement dès lors qu’elles sont en contact, et la langue de Molière joue une partition de choix dans le jeu des métamorphoses de l’hébreu et de l’identité israélienne

La population pionnière de Palestine a déployé de grands efforts d’imagination sémantique et lexicale pour sortir l’hébreu de la Bible et le métamorphoser en langue vernaculaire. L’hébreu ancien, une langue cananéenne, a subi au fil du temps l’influence de l’araméen, du grec, de l’arabe, du yiddish et de nombreuses langues utilisées par les Juifs de diaspora. Et ce n’est pas fini. Ce livre nous initie aux arcanes des métamorphoses de l’hébreu et de l’identité israélienne que les groupes ethnoculturels qui l’habitent, identifiés par leur passé diasporique et leur mémoire linguistique, continuent de modeler ; avec l’acquisition d’une nouvelle langue dominante, ils héritent d’une nouvelle identité nationale qui prend progressivement la place ou fusionne avec leur système identitaire existant.

La diaspora façonnée et façonnante
Aujourd’hui, Israël est une société multiculturelle, un concept devenu noble ; et au sein de sa population, c’est le multilinguisme qui prime. La communauté diasporique francophone, elle aussi, contribue grandement à façonner ce visage multiculturel de la société israélienne. « Les premiers immigrants qui ont fait le creuset de la société israélienne avaient une attitude jacobine, dans ce sens où ils s’attendaient à ce que tout le monde parle hébreu et abandonne sa culture, sa langue, ses affinités, pour rejoindre une nouvelle nation juive, la nation hébraïque juive israélienne.
Dans les années soixante-dix, avec l’émergence du Shas, la communauté des Juifs orientaux s’est affirmée comme une mouvance singulière avec ses idéologues et ses rites », explique le Pr Eliezer Ben Rafaël. « Puis dans les années quatre-vingt-dix, la société israélienne a basculé dans le multiculturalisme avec les Juifs soviétiques qui sont arrivés avec l’intention de s’insérer dans la société tout en gardant la pratique du russe et une allégeance à la culture russe. Le multiculturalisme était donc irrémédiablement en marche. Quand les Français sont arrivés, le climat était donc déjà favorable à ce qu’ils puissent imposer une petite France et dans la constellation mondiale, c’est aussi le modèle de diaspora transnationale qui prime, ce qui leur permet aujourd’hui de véhiculer leur symbole culturel propre tout en s’insérant dans la société israélienne », affirme le professeur émérite de sociologie à l’université de Tel-Aviv, qui signe avec Myriam Ben Rafaël, chercheur indépendante PHD, une radioscopie des francophonies israéliennes.
Le « franbreu » à l’œuvre
Avec cet ouvrage, le couple nous initie au « franbreu », né de l’hybridation qui résulte de la rencontre entre le français et l’hébreu, et dresse le répertoire d’un nouveau lexique : « T’as pas tsiloumé ? » (tsiloum/photo) ; « il faut mimouner » (mimoun/financement) ; « j’ai tikhnouné le séminaire « (tikhnoun/planification). Le franbreu pourrait potentiellement devenir une langue singulière au même titre que le yiddish. Encore faudrait-il que les nouvelles générations qui parlent ensuite couramment hébreu continuent de l’utiliser. « Cela dépendra de l’ampleur et de la longévité de l’immigration actuelle. Il est possible que ce franbreu se renforce, se maintienne et se codifie. C’est le cas chez les yéménites qui se transmettent un hébreu spécifique et aujourd’hui, au sein de la troisième génération, ces particularismes linguistiques perdurent », fait remarquer le Pr Ben Rafaël. « Si, pour certains, ces changements sont la marque d’un appauvrissement de la langue, d’autres y voient une adaptation heureuse à des réalités changeantes », affirme Myriam Ben Rafaël. « Tous ces phénomènes d’altérations lexicales mènent aux innovations », affirment les chercheurs ravis. Ce livre encourage à trouver un juste milieu entre les allégeances et le purisme. Toutes les langues sont le résultat de phénomènes d’hybridation. Pas question de mettre en place une police du verbe comme le souhaitent les puristes. En devenant hébréophones, les Israéliens innovaient aussi en inventant des mots dougri de tzabarim.
Est-ce le verbe
qui fait l’homme ou l’homme qui fait le verbe ?
« Les groupes d’immigrants qui déferlèrent successivement sur la Palestine se distinguèrent par la variété de leurs origines et de leurs langages. Cette diversité se reflète encore aujourd’hui dans les différentes phonologies des hébréophones.
La plus notoire fut longtemps le dougri », fait remarquer le Pr Ben Rafaël. Le dougri, variété langagière des premiers hébréophones, veut dire « direct » ou « sans détour ». Le discours dougri implique sincérité et franchise, naturel et sentiment d’appartenance à une même communauté. « A l’origine le discours dougri consistait essentiellement en un anti-style réagissant à la verbosité supposée et à la politesse bourgeoise des Juifs de diaspora. Cet anti-style reflétait l’attitude des fils et filles nés dans le pays, qui se voulaient les successeurs des pionniers et se refusaient dans un esprit nativiste, à véhiculer les séquelles culturelles de la diaspora qu’ils opposaient à la nouvelle judéité nationale », explique Eliezer Ben Rafaël. Alors aujourd’hui, place au franbreu donc, et à l’interlangue française, pour de nouveaux métissages langagiers créatifs. « La société israélienne est devenue plus tolérante et sensible à la valeur du français », fait remarquer le Pr Eliezer Ben Rafaël et d’ajouter : « l’Israélien qui grandit en Israël a le sentiment d’appartenir à un monde ouvert, c’est aussi une tendance à l’université ». L’hébreu est donc une langue en devenir et ses modeleurs, futurs acteurs de nouvelles métamorphoses de l’hébreu, ne sont pas encore tous de retour.
Nous sommes façonnés par les mots et notre langage est une matière vivante qui s’habille de notre vécu. On peut alors se demander si la rudesse légendaire de l’Israélien et son côté « direct », n’est pas l’héritage du dougri. « Les sabrarites (cactus) ont été objets de culte dans les premières années, car ils incarnaient la matérialisation du rêve sioniste. Nés dans leur propre pays, ils avaient conscience de représenter un nouvel Israélien dans le contexte de l’idéologie pionnière du dévouement à la cause commune. Ils étaient anticonformistes, des hommes et femmes d’action qui ne prenaient pas de gants », confirme le professeur émérite. « L’hébreu des pionniers était laconique avec un humour de planche à laver », lâche-t-il en riant, prouvant sa maîtrise de « l’interlangue ».
Le sabra a donc ingéré le dougri et initié un trait de caractère. Il semblerait qu’il nous en restera toujours quelque chose. Mais la légendaire rugosité israélienne s’est estompée avec le temps ; les ambassadeurs ne mettent plus les pieds sur la table. 
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