Peindre pour la postérité

Le mémorial de la Shoah, Yad Vashem propose une exposition unique de portraits, réalisés dans les ghettos et camps de concentration durant la Shoah. Des peintures qui résonnent comme des témoignages

peindre (photo credit: avec l'aimable contribution de Yad Vashem)
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(photo credit: avec l'aimable contribution de Yad Vashem)

Aller voir une exposition implique un certain intérêt pourle monde de l’image. Les façons d’aborder une collection varient cependant d’unvisiteur à l’autre. Certains se précipitent vers la première oeuvre qui attireleur regard pour se laisser aller, ensuite, au gré de leur curiosité.

D’autres, au contraire, commencent par lire minutieusement les intitulés etexplications avant de commencer leur exploration. Dans le cas de “Dernierportrait : peinture pour la postérité”, tous les types de visiteurs seretrouveront, au début ou à la fin de leur visite, devant le texte de BenjaminFondane dont les mots, et l’imagerie de sa prose, donnent le “la” de l’émotion: “Souvenez-vous seulement que j’étais innocent/et que, tout comme vous,mortels de ce jour-là / j’avais eu, moi aussi, un visage marqué / par lacolère, par la pitié et la joie /un visage d’homme, tout simplement !” Le butde l’exposition : souligner la force et l’unicité du portrait pendant la Shoah.Plus de 200 oeuvres, peintes de la main de 21 artistes, sont présentées. Quipeuvent être abordées sous deux angles et appréciées à différents niveaux.
Autour du visage

Les tableaux renferment tout d’abord un caractère historiqueet documentaire sans égal. Et ont pour vocation de tirer de l’oubli lesvictimes. Pour la majeure partie des visages représentés, il s’agira de leursderniers portraits et l’unique trace de leur existence. La commissaire del’exposition confie quant à elle “espérer avoir des surprises” et retrouverl’identité de certains de ces hommes et femmes, encore des inconnus. Une femmequi vivait à a entendu parler de la série de portraits détenue par le musée, raconte EliadMoreh-Rosenberg, commissaire de l’exposition.

Et lui aurait demandé si son père ne figurait pas parmi les hommes représentés.Celui-ci ne faisait malheureusement pas partie de la collection de Yad Vashem.Mais, ainsi commence le travail de recherche. A partir de l’intérêt porté à unseul individu, on peut reconstituer toute une histoire personnelle, quis’inscrit dans l’histoire collective.
Les portraits confirment en outre la valeur artistique de chacune des oeuvres,qu’elles soient considérées dans leur ensemble ou étudiées au cas par cas, enfonction de leur style ou de leurs influences.
Le choix du genre s’est avéré un phénomène répandu dans plusieurs ghettos etcamps de concentration. Et témoigne de la volonté des victimes de laisser unetrace. Pour Yad Vashem, le travail consiste à restituer à ces disparus uneidentité et un visage humain. Chacun des artistes exposés a une histoiresingulière. Et il s’agit également de les replacer dans le cadre plus généralde l’histoire de l’art et du portrait, pour qu’ils ne soient plus relégués ausimple rang “d’artistes de la Shoah”. D’où le parti pris d’Eliad Moreh-Rosenberg. “J’ai essayé de voir comment les différentes approches du portraitse retrouvaient chez les artistes. Je voulais présenter ces oeuvres à traversdes catégories du portrait et non à partir d’une approche historique.”
Le portrait peut donc être considéré comme un témoignage mais aussi un travailauthentique d’artiste, confronté aux contraintes imposées par les camps...Parmi elles : le manque de matériaux et les limites du format qui n’ont pasdécouragé pour autant ceux qui ont fait le choix de peindre dans des conditionsoù la survie primait alors sur la création... Nombre des auteurs travaillaientle jour et peignaient leurs amis la nuit.
Si Yad Vashem est en possession de dizaine de travaux d’artistes, il fautnéanmoins les compter par centaines, comme par exemple pour le peintre MaxPlacek ou M. Müller, qui ont peint près de 500 portraits chacun.
La majorité des artistes ont fait le choix de se concentrer sur le visage,c’est-à-dire sur les caractéristiques uniques qui définissent le sujet, grâce àl’expression artistique unique du portraitiste.
Mais une image plus frappante est du combat mené contre la déshumanisation sans la stigmatiser.
“Le désir de laisser une trace et de restaurer la dimension humaine que lesnazis ont essayé d’éradiquer”, précise Eliad.
L’exposition est marquée par l’absence de mention de la Shoah dans lesportraits. La caractéristique de ces artistes est de se concentrer sur levisage et de n’indiquer presque aucun signe pouvant donner des renseignementssur le lieu ou les conditions dans lesquelles a été réalisé le portrait.L’artiste ne voulait pas qu’on se souvienne du sujet comme d’une victime, maiscomme d’un être humain. “On ne trouve quasiment aucun signe distinctif etdiscriminatoire comme l’étoile jaune”, souligne Eliad. Et dans la mesure où onne voit pas que ces personnes sont des victimes, on peut s’intéresserpleinement au style et à la force de la création artistique.
On retrouve pour chaque artiste un style qui peut lui être associé ; JosefSchlesinger, Esther Lurie, ou Jií Karlínsky représentent le portrait classiquedans la tradition des portraits sur commande dont l’unique différence est leurmodestie. L’approche naturaliste est représentée par des artistes comme F.Cytrin, A. Daghani ou A. Ritov qui ont fait le choix de donner l’image la plus réalistequi soit de l’expérience vécue.
Certains des portraits sont comme des caricatures.
Les artistes représentatifs de ce genre comique sont cinq, tous originairesd’ex-Tchécoslovaquie.
K. Fleischmann, L. Haas, F. Lukás, M. Placek, et E.
Auerbach , soit autant de figures qui pourraient se ranger au côté d’AdolfHoffmeister ou Otakar Stembera.
Depuis F. Kafka en allant jusqu’à Jirí Weil, l’absurdité de l’existence humainefait partie intégrante de la culture juive d’Europe centrale. Cette notiond’absurde est inséparable de de l’humour et de l’ironie. Ces portraits de chanteur et autres artistes decabaret témoignent de la vie artistique dans les ghettos, une vie qui faisaitpartie de la communauté. Comme si l’humour et l’ironie étaient le seul langagepossible pour parler de l’absurdité du destin qui se jouait alors pour lesmilliers d’âmes enfermées à Theresienstadt.Enfin certains ont choisi, de par leur style, une approche plusexistentialiste. M. Müller, H. Schwarzschild, H. Olomucki, I. Ged, ou encore E.
Calin abordent la peinture de manière plus expressive. “Comme si le dessintraduisait ce tremblement psychologique sur le papier.” Et d’ajouter :“Lorsqu’on voit leur expression, leur regard rempli de crainte, de souffrance,de désespoir, c’est là qu’apparaît l’histoire de la Shoah.” On repense alorsaux lignes de Fondane : “Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,nousserons au-delà du souvenir, la mort aura parachevé les travaux de la haine,jeserai un bouquet d’orties sous vos pieds – alors, eh bien, sachez que j’avaisun visage comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.”

“Dernier portrait :peinture pour la postérité”, dès le 23 janvier 2012. Mémorial de la Shoah, YadVashem. Renseignements : 02-6443400.