Un commerce cousu d'or

Entrez dans la boutique de Bilal Abou Khalaf, l’un des plus grands marchands d’étoffes du Moyen-Orient...

bilal (photo credit: Reuters)
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(photo credit: Reuters)

Senteursd’ailleurs. Pénétrer dans la boutique de tissus de Bilal Abou Khalaf dans laVieille Ville de Jérusalem, c’est entrer dans un monde de traditionsmillénaires, de modes éternelles et d’étoffes délicieusement faites main. Là,un immense stock de tissus multicolores importés du Maroc, d’Inde et de Syrieest à disposition des clients juifs, musulmans ou chrétiens. Une qualité qui s’achèteà prix d’or.

La soie de Saladin, par exemple, est importée de Palmyre en Syrie. Elle raconteles batailles de combattants musulmans de légende. D’une belle épaisseur, letissu est produit en 8 couleurs : 8 000 fils par centimètre carré, y compris del’or de 14 carats.
Abou Khalaf est situé dans le Muristan, au coeur du marché d’Aftimos, dans lequartier chrétien de la Vieille Ville. Juste en face : l’église luthérienne dela Rédemption. Au coin de la rue : la Via Dolorosa, et à quelques minutes à pied: l’Eglise de Jean Baptiste et le Saint-Sépulcre.
Au premier étage du magasin, on trouve d’autres trésors.
Des pierres de l’époque byzantine tardive sont apparentes sur les murs. Unmorceau de l’ancienne église des Croisés Sainte-Marie la Grande, jadis érigéesur les lieux et disparue dans un tremblement de terre, a été retrouvé pendantdes travaux de rénovation du magasin.
Des robes qui changent de couleur

Vêtu d’un caftanrayé et d’un fez rouge sur la tête, Abou Khalaf a lui-même l’air d’un revenantdu passé. A 50 ans, ce commerçant de tissu de la troisième génération espèrebien que son jeune fils perpétuera la tradition. Ses racines familialesremontent selon lui aux combattants kurdes qui ont accompagné le généralSaladin dans sa prise de Jérusalem aux Croisés, en 1187.

Et selon lui, le lien entre Saladin et les étoffes ne tient qu’à un fil. Ilraconte que Maimonide (le Rambam) le plus célèbre docteur juif de la fin du 12esiècle en Egypte, est un jour sommé de se rendre au palais de Saladin alorsmalade. Pour préparer le grand rabbin à son entrevue avec le général, le palaislui envoie des caftans de la plus belle soie, tissée d’or et d’argent.
Abou Khalaf connaît la provenance et l’utilisation de chacune des étoffes de sacollection. Sa plus grande fierté ? Les cotonnades et soies importées de Syrie.Des pièces bariolées, tissées de fibres métalliques, destinées à la confectiondes plus belles robes du soir. Elles sont surtout prisées pour les mariages etcélébrations prénuptiales arabes, où la mariée, sa mère et les proches parentesse doivent d’arborer leurs plus belles tenues. “Les mariées portent souvent dublanc aujourd’hui”, explique Abou Khalaf, “mais la tenue traditionnelle est decouleur bordeaux et vert. Il y a encore une demande pour cet habit”. Les motifsde ces tenues du soir peuvent être très complexes. Particulièrement appréciées: les robes qui changent de couleur au cours du tissage.
“Elles s’inscrivent dans la tradition du manteau multicolore que portaitJoseph, selon la Bible”, explique-t-il.
Pour les hommes, le code vestimentaire arabe traditionnel reste le caftan blancde type jelabiya rayé “dans le style d’Abraham”, explique Abou Khalaf. Lesmukhtars de villages et autres notables revêtent eux le caftan à rayurescolorées. Lors des mariages, les invités de marque portent souvent des caftansaux fibres métallisées.

Caftans juifs et soutanes chrétiennes

Mais lacommunauté arabe n’est pas la seule clientèle d’Abou Khalaf. Les membrestraditionnels de la communauté samaritaine portent également des caftans auquotidien.

Certaines franges de la communauté juive ultraorthodoxe de Jérusalem arborentégalement des caftans rayés, appelés “zèbres”. Ils représentent même lamajorité des acheteurs de jelabiyas du magasin, explique Abou Khalaf. Cesclients haredi comptent sur le négociant pour leur fournir des caftans de hautequalité en provenance de Damas, en vertu de la prescription religieuse quiinterdit de mélanger dans la même étoffe la laine et le lin, et ne sont doncpas coupables de porter des vêtements shatnez.
La tradition juive hiérosolomytaine qui consiste à porter des caftans de stylearabe est vieille de 300 ans. Sous la houlette de Rabbi Yehouda le Pieux, uncharismatique leader juif polonais, quelque 1 500 fidèles avaient fait le choixde suivre leur maître pour une aliya de masse en Israël en 1697. Selon eux,pareil acte allait hâter la venue du Messie. Avec leur venue, la populationjuive de la ville double instantanément. La synagogue Hourva, élevée sur unterrain acheté par le rabbin, est appelée de son nom.
A sa mort en 1700, la communauté se retrouve très largement endettée. Ellesouffre de la taxe imposée par la ville à chaque Juif qui pénètre à Jérusalem.Ses membres commencent donc à s’habiller dans le style arabe pour tromper lescollecteurs d’impôts à l’entrée de la ville. Et jusqu’à aujourd’hui, certainsharedim perpétuent la coutume, adoptée au départ comme un travestissement.
Le clergé chrétien fréquente également le magasin d’Abou Khalaf. Les prêtresrevêtent habituellement du noir, mais lors des fêtes et d’occasions spéciales,ils se parent de vives couleurs. La boutique offre un large choix auxecclésiastiques : des robes blanches ornées de croix rouges pour lesCatholiques, jusqu’aux tenues jaune et or, barrées de croix noires pour leurshomologues grecs orthodoxes. Mais aussi des bures violettes pour Pâques ourouges pour Noël. “Evêques, cardinaux, patriarches, ils viennent tous ici”,note le marchand.
Les motifs les plus beaux et les plus élaborés viennent de Palmyre en Syrie. Enplus de la soie de Saladin, Abou Khalaf vend des étoffes décorées de scènes desMille et une Nuits : des motifs arabesques dans une traditionnelle mosaïquegéométrique ne comportant “que” cinq couleurs.
La soie de Palmyre est utilisée pour un large éventail de pièces : châles,cravates et garnitures. Ces merveilles se payent cher : entre 1 800 et 3 000shekels par mètre de tissu pour une largeur de 80 cm. On ne s’étonnera donc pasque beaucoup de clients, y compris les ambassades et les touristes, préfèrentacheter de petites quantités pour recouvrir des coussins par exemple, ousimplement les exposer comme une pièce d’art.
Les étoffes marocaines sont souvent employées pour décorer la maison : nappes,coussins, ornements muraux.
Abou Khalaf propose également des tissus indiens pour saris, de la soie duCachemire ou des broderies faites mains.
C’est le grand-père d’Abou Khalaf qui a ouvert la première boutique familiale àHébron en 1936. Un déménagement plus tard, le magasin se retrouve sur la rueDavid de la Vieille Ville de Jérusalem en 1952, pour encore s’agrandir ens’installant dans le Quartier chrétien en 1958.
Abou Khalaf étudie à l’école à Jérusalem puis s’inscrit à l’Université d’EinShams au Caire en sciences politiques.
Diplômé, il retourne travailler dans l’affaire familiale jusqu’à la mort de sonpère en 1985. Il s’associe ensuite avec son frère. Mais en 1999, chacun ouvreson propre magasin.
Malgré les aléas des conflits au Proche-Orient, la famille a toujours réussi àimporter ses marchandises. Les tissus syriens arrivent via la Jordanie ou laTurquie puis débarquent au port d’Ashdod.
Abou Khalaf évite soigneusement toute remarque politique, préférant seconcentrer sur les multiples aspects du commerce de tissus qu’il connaît sibien. Il se plaint néanmoins de la perte de ses anciens clients de Ramallah oude Bethléem depuis la seconde Intifada. La barrière de sécurité construite pourrépondre aux attaques terroristes les empêche de se rendre au magasin. “Jérusalemétait le centre des affaires”, rouspète-il. “J’espère que la situation resteracalme ici et aux alentours et que de plus en plus d’affaires seront permises”.
Les troubles en Syrie ont perturbé les exports, et Abou Khalaf compte pour lemoment sur son imposant stock.
Il a dû annuler ses voyages bisannuels pour maintenir le contact avec sesfournisseurs à Damas, Alep et Palmyre.
Son fils aîné suit des études de pharmacologie en Jordanie et ne prévoit pas demarcher sur les traces de son père. Abou Khalaf a également trois filles, dontdeux sont mariées. Mais ses espoirs se tournent vers son benjamin, âgé dequatre ans seulement. “Mon fils aime bien venir au magasin les samedis etdonner un coup de main”, ditil fièrement. “S’il aime cela si jeune, j’ai bonespoir qu’il s’y intéresse toujours autant plus tard”.