La réconciliation par la langue Moyen-Orient

Hussein et Karim, rencontré sur les bancs de l’université, n’ont jamais envisagé l’hébreu comme la langue de l’ennemi. Ils sont plusieurs milliers à apprendre l’hébreu et à s’intéresser à la culture d’Israël. Pourtant, nombre d’Egyptiens considèrent leur voisin d’un très mauvais œil

egypte (photo credit: Avi Katz)
egypte
(photo credit: Avi Katz)

Voilà maintenant vingt mois que les Egyptiens ont pris d’assaut les rues duCaire pour balayer un vieux régime corrompu et, avec lui, les gardiens dutraité de paix de Camp David. Vingt mois au cours desquels le sentimentpro-israélien a quasi disparu de la surface du pays.

Toutefois, un groupe d’universitaires pourrait jeter un pont pour maintenirouvertes les voies de communication entre les deux nations : des amoureux de lalangue hébraïque.Chaque année, quelque 6 000 étudiants égyptiens se démarquentde leurs compatriotes en choisissant l’hébreu plutôt que l’une des troislangues les plus en vogue à l’université : l’allemand, le français et le russe.Et si ce chiffre paraît dérisoire dans un pays de 82 millions d’habitants, ilfaut savoir qu’avant la révolution, il n’avait cessé de croître.

Voici donc des étudiants qui parlent hébreu, qui lisent des auteurs israélienset les traduisent. Certains ont même visité Israël : des oiseaux rares enEgypte... Ils sont pour la plupart favorables au maintien du traité de paixavec l’Etat hébreu, même s’ils critiquent l’attitude de son gouvernementvis-à-vis des Palestiniens. Ils sont surtout capables de regarder au-delà desstéréotypes et des clichés antisémites que déversent les médias égyptiens,comme cette émission des plus populaires, diffusée pendant le Ramadan, dont lehéros, un policier égyptien à la retraite, prépare un casse dans une banque deTel Aviv. Les péripéties de l’histoire lui font rencontrer des ultra orthodoxesressemblant trait pour trait aux caricatures nazies, des soldats israéliensd’une extrême brutalité et des Juifs laïcs qui appellent à l’extermination desArabes.

Comme Alice au pays des merveilles

Il existe en Egypte 13 universités qui dispensent des études hébraïques,auxquelles s’ajoutent des instituts privés. Le Centre académique israélien duCaire propose par ailleurs un grand choix de littérature hébraïque dans sabibliothèque, ainsi que des livres israéliens traduits en anglais et en arabe.

Il y a encore peu de temps, la chaîne gouvernementale Nile TV diffusait unprogramme de deux heures en hébreu, avec informations, revues de presse etinterviews. Il a été supprimé après la révolution pour “manque d’intérêt dupublic”. Le professeur d’hébreu Mounir Mahmoud continue toutefois d’animer unepage en hébreu sur le site Internet de Nile TV.

Si le chiffre officiel des étudiants d’hébreu n’est pas très élevé, préciseMahmoud, il faut savoir que de nombreuses personnes apprennent aussi cettelangue de façon informelle, en petits groupes ou en cours particuliers. Ellesécoutent par ailleurs de la musique israélienne, connaissent les chanteursisraéliens et visitent des sites israéliens d’information en hébreu.

Une fois leur diplôme en poche, les étudiants se font embaucher par des servicesde sécurité, par des médias, comme analystes pour tout ce qui touche à Israël,ou même dans le domaine du tourisme. Ainsi, les Israéliens en vacances dans leSinaï sont-ils souvent accueillis par des Egyptiens qui parlent courammentl’hébreu.

Et puis, il y a ceux qui étudient l’hébreu parce qu’ils aiment cette langue ous’intéressent à la culture israélienne. “Je suis tombé amoureux de cette langueau lycée et me suis retrouvé entraîné dans un voyage effréné”, raconte HusseinBakr, 25 ans. “J’ai eu l’impression d’être Alice qui tombe tout au fond duterrier du lapin et se retrouve au pays des merveilles.”

Bakr a étudié l’hébreu au département des Langues orientales de l’Université duCaire. Son livre préféré est Tehila, du Prix Nobel Shaï Agnon, mais il aimeaussi les auteurs modernes. Le jeune homme parle hébreu presque couramment et,s’il n’avait pas recours, ici ou là, à un terme archaïque ou à une tournure dephrase peu utilisés en hébreu moderne, on pourrait croire qu’il a vécu enIsraël.

Lui et Karim, rencontré sur les bancs de l’université, n’ont jamais envisagél’hébreu comme la langue de l’ennemi. “Une langue est une langue. C’est neutre,apolitique. Mais peutêtre que c’est tout ce qu’on disait sur Israël qui m’adonné envie d’en apprendre un peu plus...” explique Karim. Bakr ajoute que,pour sa part, il adore la musique de la langue et l’écriture hébraïque.

S’intéresser à Israël ? Louche...

Après le traité de paix de 1979, les Israéliens se sont rués en Egypte,explorant sa riche culture, nouant des relations commerciales et se produisantmême sur la scène de l’opéra du Caire. Un engouement qui, hélas, n’a jamais étéréciproque.

En Egypte, le climat était plutôt hostile à toute normalisation des liens. Leshommes politiques s’attachaient à dissuader la population de visiter Israël, etmême les institutions israéliennes installées en Egypte. Ceux qui, innocemment,faisaient une demande de visa de tourisme se voyaient convoqués par la sécuriténationale et soumis à un interminable interrogatoire.

Bakr en sait quelque chose, puisqu’une simple visite au Centre académiqueisraélien a attiré sur lui l’attention des autorités. En sortant, il est arrêtépar un membre des services de sécurité, qui l’appelle par son nom etl’interroge sur l’intérêt qu’il témoigne à Israël et à l’hébreu. Choqué, maisnon intimidé, Bakr racontera cette expérience - dans un hébreu parfait - sur unsite israélien de médias sociaux. Dès lors les pressions exercées sur luimontent d’un cran. Mis en détention pour une courte période, il finit par fuirl’Egypte. Il obtient l’asile politique aux Etats-Unis et vit aujourd’hui à LosAngeles.

Dans le Caire post-révolutionnaire, le Centre académique israélien reste ouvertaux visiteurs. Toutefois, si l’on en croit le professeur Gabriel Rosenbaum, sondirecteur, ce qui était jadis un centre culturel très animé, avec de nombreusesrencontres d’intellectuels et des visites d’écrivains, de professeurs et decomédiens israéliens, fait désormais profil bas.

Quand on sait qu’avant la révolution, tout visiteur du centre était placé soussurveillance et pouvait même subir un interrogatoire, on est en droit de sedemander ce qu’il en est aujourd’hui. Pour Bakr, il est clair que la révolutionn’a rien changé à cet égard et que le nouveau gouvernement ne voit pas d’un bonoeil les Egyptiens ordinaires s’intéresser à Israël, à sa société et à saculture.

Pourtant, Mounir Mahmoud, partisan d’une véritable paix entre l’Egypte etIsraël, reste optimiste, quoique prudent, quant à l’avenir. “Il y a beaucoup degroupes, de mouvements et de partis qui manifestent ouvertement leur hained’Israël, c’est vrai. Mais ils savent tous où se trouve la ligne rouge à ne pasfranchir. Le traité de paix avec Israël sert leurs intérêts et c’est pourquoiils veilleront à le protéger”, affirme-t-il.

Quand une personne maîtrise la langue, elle ne peut plus haïr le pays

Ali Salem, dramaturge et ex-journaliste, le premier Egyptien à se rendre enIsraël, partage cette opinion. “L’Egypte a trop à faire avec ses problèmes”, explique-t-il.“Regardez les journaux, aujourd’hui : ils semblent avoir oublié jusqu’àl’existence d’Israël. Je suis convaincu que rien ne va changer, que les deuxpays continueront à respecter le traité et que les relations se maintiendront.C’est une paix froide, et ce n’est certes pas ce que vous et moi aimerions,mais c’est tout de même une paix...”

Autre fervent supporter d’une normalisation avec Israël, Salem estime que lemoment est mal choisi pour évoquer ce problème. “L’Egypte doit d’abord subir unenormalisation interne”, affirme-t-il. Salem et Mahmoud, qui connaissent tousdeux Israël et ont même donné des cours à l’université Ben Gourion à Beersheva,savent que la haine d’Israël est profonde et que les principaux responsables ensont l’ancien président Hosni Moubarak et son régime. “Pendant des années, ilsont vécu dans un monde parallèle, loin du reste de l’Egypte. Ils faisaient ducommerce avec Israël et en retiraient du profit, tout en insufflant une culturede haine à l’égard de ce pays. La haine est restée, elle circule désormais dansnos veines. Elle permettait à Moubarak de jouer la carte islamiste et de dire àl’Occident que le traité de paix ne survivrait pas sans lui”, conclut Mahmoud.

Depuis Los Angeles, Bakr a suivi la montée des partis islamistes dans son paysnatal. “Malgré la révolution, l’Etat n’a pas changé”, affirme-t-il. “Il n’y aque son image qui ait changé. La haine d’Israël était déjà présente, mais on nel’affichait pas. A présent, on joue cartes sur table.”

Bakr ne doute pas que la nouvelle Egypte ne se montrera pas moins suspicieuseque ses prédécesseurs vis-à-vis de ceux qui souhaitent explorer la cultureisraélienne. “Ils savent que, quand une personne maîtrise la langue, lit leslivres et comprend les codes culturels d’un pays, elle ne peut plus haïr cepays...”