L’ombre chinoise des Juifs de Chine

A l’occasion du 20e anniversaire de la normalisation des relations entre la Chine et Israël, retour sur ces Juifs d’Orient extrême

chine (photo credit: Creative Commons)
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Selon les chiffres de la mission commerciale israélienne à Pékin, les échanges commerciaux entre Israël et la Chine ont dépassé les 6,7 milliards de dollars en 2010. Un chiffre plus de cent fois supérieur à celui de 1992, année de la normalisation des relations diplomatiques entre les deux pays.

Le public nombreux qui se pressait début janvier dans l’auditorium Gan Haïr, à Tel-Aviv, ne s’attendait certes pas à entendre le chargé d’affaires de l’ambassade de Chine, Shi Yong, entonner en hébreu la chanson de Naomi Shemer, Horshat ha’ekaliptus, sur scène en compagnie de son interprète hébreu-chinois. Cette initiative très applaudie de Shi Yong, lors du 60e anniversaire de l’Organisation des anciens résidents chinois, s’inscrivait pourtant dans l’évolution positive des relations entre Juifs et Chinois depuis le XIXe siècle. Et elle pourrait bien augurer un nouveau chapitre du renforcement de ces liens.
Les Juifs d’Irak et d’Inde, les plus prospères

 

Au début du XXe siècle, la population juive en Chine se composait de quatre communautés distinctes, arrivées dans le pays à différentes époques de l’Histoire.

La plus ancienne et la plus prospère : de marchands émigrés de , via l’Inde, à la suite des guerres de l’Opium du milieu du XIXe siècle. Négociants pour la plupart, ces Juifs étaient venus en Chine pour exploiter des nouvelles opportunités commerciales offertes par les ports qui venaient de s’ouvrir aux étrangers. D’abord installés à , ils se déplacent vers Shanghaï au début du XXe siècle. Ces marchands sépharades se taillent alors une place de choix parmi l’élite étrangère de la ville.
Dès lors, la communauté venue de Bagdad jouera un rôle non négligeable dans le développement des deux villes qui deviendront les plus importantes du pays, tant sur les plans politique que commercial, en exerçant leurs activités dans le domaine de l’import-export, l’hôtellerie de luxe, la livraison d’électricité et autres. Les deux familles les plus prospères, les Sassoon et les Kadoory, acquièrent bientôt une telle importance qu’elles sont anoblies par la couronne d’Angleterre et deviennent membres de l’aristocratie britannique.
Au temps du mandat, Sir Ellis Kadoorie était le plus célèbre de ces Juifs de Bagdad. Dans son testament, il a légué des fonds pour créer, en , deux écoles d’agriculture : l’une pour les Arabes, à Tulkarem, l’autre pour les Juifs, près de Kfar Tavor. Toutes deux portent encore son nom.
Les Russes, pour peupler les vastes territoires

 

La deuxième communauté juive à arriver en Chine venait de Russie et s’est installée à . C’est elle qui a développé cette ville, officiellement créée en 1898, et ses environs, grâce à une lacune délibérée dans les directives antijuives du régime du tsar. En règle générale, les Juifs de l’empire russe étaient confinés dans le “Pale of Settlement” d’Europe orientale (une région à l’ouest du pays où les Juifs avaient le droit de vivre. Ce confinement visait à restreindre le commerce entre les Juifs et les Russes d’origine).

De nombreuses restrictions leur étaient appliquées pour l’entrée à l’université ou dans les écoles de formation technique, et de nombreuses professions leur étaient interdites.
En 1896 toutefois, l’empereur Qing accorde à la Russie le droit de construire le chemin de fer de Chine orientale à travers la Manchourie, afin de relier la ligne transsibérienne au port de Vladivostok, à l’extrême est de la Russie, et aux ports du nord de la Chine. Dans le cadre de cet accord, les négociateurs du tsar persuadent le gouvernement chinois de laisser à la Russie le contrôle sur la ligne et tous les territoires adjacents, selon un contrat de créditbail à l’empire russe.
Pour peupler ces vastes territoires, riches en ressources et très éloignés des grands centres de population russes, l’administration des chemins de fer, agissant sous l’autorité du tsar, renonce à appliquer les restrictions habituelles sur les lieux de résidence et les activités économiques des Juifs. Cela conduit un petit nombre d’entrepreneurs juifs à s’établir à et près des agglomérations de Manchourie desservies par le train.
Le commerce des “radis”

 

“ faisait partie de la Russie sans en faire partie. Les libertés économiques et civiques dont jouissaient les Juifs dans cette ville étaient sans commune mesure avec ce qu’ils subissaient dans le reste de la Russie”, explique Jonathan Goldstein, professeur d’histoire de l’Extrême- Orient à l’université de Georgie occidentale et spécialiste des Juifs de Chine. “La seule région que l’on puisse comparer à est la zone du canal de Panama, qui faisait partie des Etats-Unis sans en faire partie.”

Au moment de la révolution russe de 1917, la population initiale de quelques milliers de Juifs avait triplé dans ces régions, car beaucoup de familles avaient fui le désordre et la misère économique apportés par la Première Guerre mondiale et la guerre civile entre les communistes et diverses factions de Russes blancs.
En 1936, la communauté juive de Harbin compte plus de 20 000 membres et deux grandes synagogues, toujours existantes, ainsi que les branches actives du Beitar sioniste révisionniste et de l’Hashomer Hatzaïr socialiste. “C’était un exemple classique de l’identité transnationale”, fait remarquer Goldstein. “Ces gens étaient très fiers de leur héritage russe, et tout aussi fiers d’avoir échappé à la Shoah et de vivre à . Ils étaient également très sionistes. Parmi ce petit groupe des Juifs communistes fervents, on qualifiait de ‘radis’ceux qui faisaient du commerce : rouges à l’extérieur, mais blancs à l’intérieur.” Un groupe de communistes juifs américains viendra même les rejoindre pour soutenir Mao Tsé-Tung dans sa lutte contre les nationalistes durant la guerre civile de Chine

 

Pessah en Chine

 

En 1991, le professeur Yossi Shalhevet invite certains membres de la communauté juive de Harbin à assister au premier Seder conduit par des représentants israéliens à Pékin, juste avant la normalisation complète des relations entre les deux pays. Shalhevet, professeur de gestion du sol et de l’eau affilié à l’Institut de recherche volcanique de Beit Dagan et à l’Ecole d’agronomie de l’Université hébraïque à Rehovot, avait été envoyé avec son épouse Sheila et deux autres membres du personnel pour créer un bureau de liaison scientifique à Pékin entre 1990 et 1992, en préparation de la reprise totale des liens diplomatiques entre les deux pays. En 1992, le bureau qu’il a installé dans cette ville deviendra l’ambassade d’Israël en Chine.

Shalhevet n’est pas près d’oublier ce Seder de 1991 en compagnie de ces six ou sept irréductibles maoïstes juifs. “Nous étions les premiers Israéliens à venir officiellement en Chine. Il ne régnait aucune animosité entre eux et nous. Nous connaissions déjà l’un de ces Juifs communistes, Sidney Shapiro, avec qui nous avions pris contact dès le départ. Il entretenait des relations avec des Israéliens et était même allé en Israël. C’est l’un des premiers que nous avons invités dans notre appartement. Comme nous représentions Israël, nous avons organisé un grand Seder et invité tous les Juifs que nous avons pu trouver.”
“L’un d’eux nous a dit que c’était la première fois qu’il assistait à un Seder depuis son départ pour la Chine, en 1942. Tous étaient impressionnés, parce qu’ils étaient juifs, mais avaient tout oublié de la tradition. Ce premier Seder a été chargé d’émotion. Ils retrouvaient leurs souvenirs juifs...”
Venus avec de faux visas

 

Les deux autres groupes de Juifs à s’installer en Chine parlaient l’allemand et le yiddish. Ils venaient d’Allemagne, d’Autriche, de Pologne et de Lituanie, fuyant la Shoah avec, pour la plupart, de faux visas d’immigration pour l’île de Curaçao, dans les Caraïbes. En réalité, leur destination était le Japon, puis la ville de Shanghaï, sous administration japonaise.

Ces Juifs sont autorisés à rester à Shanghaï sans papiers en règle pour la durée de la guerre. La ville a en effet le statut de zone internationale et les autorités japonaises, compréhensives, ferment les yeux. Cette communauté de réfugiés survit donc à la guerre, entassée dans le quartier Hongkou de Shanghaï, grâce à la charité prodiguée par la riche communauté juive de Bagdad et de fonds récoltés auprès du Congrès juif américain par les communautés juives d’Extrême-Orient. Malgré leur prospérité, presque tous les Juifs de Chine quittent le pays au lendemain de la guerre civile chinoise et à la suite des expropriations des entreprises privées, victimes des erreurs commises par Mao dans son Grand bon en avant, et de la détérioration des relations avec l’Union soviétique pendant la Guerre froide. Beaucoup partent aux Etats- Unis ou en Australie, mais un important contingent choisit de monter en Israël. Là, en 1951, les dirigeants de la communauté juive de Chine créent l’Organisation des anciens résidents chinois, appelée, en hébreu, Igoud Yotzei Sin, pour aider leurs ex-compatriotes. Avec l’aide d’organisations similaires à Sydney, New York et San Francisco, l’Igoud récolte des fonds pour aider les nouveaux immigrants dans la difficile période d’acclimatation à un Etat qui vient tout juste d’être créé.
Franche cordialité entre Chinois et Israéliens

 

Selon le président de l’Igoud Teddy Kaufmann, 8 500 Juifs ont fait leur aliya depuis la Chine. Aujourd’hui, il reste environ 2 000 à 3 000 Juifs chinois (soit 500 familles) en Israël. Les autres sont décédés ou repartis vers d’autres pays.

Une fois les olim de Chine absorbés par la société israélienne, l’Igoud dirige ses efforts dans la création d’un fonds de bourses d’études pour leurs enfants et leurs descendants : en tout, 4 000 bourses, représentant en moyenne 80 000 dollars pour 150 étudiants chaque année.
Peut-être ces liens personnels expliquent-ils l’atmosphère de franche cordialité qui prévaut entre Chinois et Israéliens. On pourrait également invoquer, bien sûr, les relations commerciales naissantes entre les deux pays.
Selon les chiffres de la mission commerciale israélienne à Pékin, les échanges commerciaux entre Israël et la Chine ont dépassé les 6,7 milliards de dollars en 2010. Un chiffre plus de cent fois supérieur à celui de 1992, année de la normalisation des relations diplomatiques. En l’évoquant, Shi l’a qualifié de “non insignifiant” devant ses compatriotes ; encourageant, quand on sait que l’économie de la Chine est la deuxième du monde ! “Je pense qu’Israël est un grand pays”, affirme David Tao, étudiant en économie à l’Université hébraïque de Jérusalem grâce à une bourse chinoise. “Israël est un pays neuf, comme la Chine. Nous avons l’un comme l’autre 60 ans d’histoire à peine... Mais Israël compte aussi pour beaucoup de grandes entreprises internationales, qui y font de la recherche et du développement, comme Microsoft ou IBM. Le fait que ces géants investissent en Israël prouve que les Israéliens sont très doués pour l’innovation !”

 

“De Jérusalem à Pékin”

 

Amram Olmert, frère de l’ancien Premier ministre Ehoud Olmert, était présent dans l’auditorium de Gan Ha’ir, alors que son fils recevait l’une des bourses accordées ce soir-là. Il a conservé des liens étroits avec la Chine bien après l’aliya de toute sa famille, il y a de nombreuses années.

“Mon grand-père appartenait à la communauté juive de et j’ai eu l’honneur d’aller placer une nouvelle sur sa tombe du cimetière juif de ”, expliquet- il. “D’ailleurs, j’étais là-bas quand Ehoud est venu”, précise-t-il, faisant référence au voyage en Chine de l’ancien Premier ministre, en 2004. “J’étais P.D.-G. d’une entreprise nommée Agridev, qui développe des projets agricoles partout dans le monde”, poursuit-il.
“Mon premier séjour en Chine date de 1989. C’était avant la normalisation des relations avec Israël. Depuis qu’il existe des liens officiels entre les deux pays, j’ai créé la première ferme modèle israélienne là-bas. Aujourd’hui, je suis maître de conférences associé dans les universités de et de Juhai et, d’ici peu, je publierai un livre en chinois intitulé De Jérusalem à Pékin.
Toutes ces histoires expliquent peut-être pourquoi le chargé d’affaires de l’ambassade de Chine a ouvert la cérémonie de ce début janvier avec un “Toda raba” (merci beaucoup) adressé à tous les participants à la soirée, en particulier à l’Igoud et à la Société d’amitié sino-israélienne, avant d’inviter, au nom du gouvernement chinois, les descendants des habitants juifs de Chine à y revenir et à investir dans des entreprises chinoises.