Qui se souvient de Rostock-Lichtenhagen ?

Vingt ans après un pogrom que l’Allemagne a tout fait pour étouffer, bilan du néonazisme dans le pays de nos bourreaux

rostock-lichtenhagen (photo credit: Reuters)
rostock-lichtenhagen
(photo credit: Reuters)

C’était il y a tout juste 20 ans, mais les images sont toujours aussinettes. Je me souviens du 23 août 1992 comme si c’était hier. J’avais 11 ans.Je voyais à la télévision des maisons en feu, des gens applaudir, encourager etcrier : “On va tous vous avoir !” Ces mots étaient adressés à la centaine depersonnes prises au piège dans les appartements de Rostock-Lichtenhagen, unimmense complexe de logements allemands, où plusieurs milliers de demandeursd’asile étaient reclus, entourés de quelque 10 000 locaux. Quelques jours àpeine avant que les autorités n’évacuent les abris, la population locale avaitdécidé de prendre les choses en mains.

Sauvés par la chance

Le 22 août, les pogromistes ont commencé à se rassembler devant les maisonsoù résidaient les étrangers et à jeter pierres et cocktails Molotov. Avec unepolice manifestement peu désireuse d’intervenir, les pompiers ne pouvaientgagner les bâtiments en feu sans protection. Pendant trois jours consécutifs,la foule a attaqué, sans aucune gêne. Que les habitants pris au piège dans l’undes bâtiments n’aient pas été lynchés ou brûlés vifs n’est que pure chance.

Quelques instants avant que les néonazis ne puissent les atteindre, ils ontfranchi une porte pour trouver refuge dans une maison voisine. Je ne parle pasde l’Allemagne de 1933, mais d’un pays dont une partie des citoyens venait derenverser la dictature socialiste par des manifestations pacifiques.

J’étais un gamin à l’époque, et j’apprenais que l’Allemagne n’était pas unpays honorable, et ne le serait peut-être vraiment jamais. Même si elle a toutfait pour effacer cette image d’elle des mémoires. A chaque occasion, vouspouvez entendre à quel point c’est désormais une nation tolérante, à l’espritouvert. Les millions de touristes en visite à Berlin, Munich, Hambourg ouFrancfort confirmeront cette impression, et certaines parties du pays luirendent justice. Dans de nombreuses villes, vous trouverez sans peine dessnacks turcs, des pizzerias italiennes, et des gens de toutes sortes de milieux,qui cohabitent assez bien.

Mais bien enfouie sous ce tableau idyllique, il y a l’Allemagne deRostock-Lichtenhagen ; des individus qui s’accrochent encore à la notion de“Volk” (peuple/nation), qui voient tout étranger comme une menace pour cequ’ils appellent la “Germanie”. Vingt ans après Rostock-Lichtenhagen, denombreuses régions d’Allemagne de l’Est sont toujours dangereuses pour lesnon-Blancs, les esprits libres ou ceux qui sont simplement habillésdifféremment.

Lorsque les ONG et les politiciens allemands ont averti en 2006 que certainesrégions d’Allemagne de l’Est étaient des “zones interdites” pour les non- Blancs,la réaction a été l’indignation. Non pas sur la véracité de ces propos, maissur leur impact quant à l’image internationale de l’Allemagne. Cette année, unrestaurant juif à Chemnitz a dû déménager : il faisait régulièrement l’objetd’attaques et la police locale était peu encline à assurer la protectionnécessaire. En 2011, les autorités fédérales ont recensé près de 11 000infractions pénales commises par des néonazis, dont 537 actes de violence.

Des positions de hooligans

Retour aux pogroms de Rostock-Lichtenhagen. Cette grande émeute racistepost- Seconde Guerre mondiale a marqué son empreinte sur la société allemande.Tout d’abord, par l’indifférence choquante des autorités locales et fédérales.

Dans un pays qui prétend pourtant avoir tiré les leçons de l’Histoire, protégerles minorités et appliquer la loi n’était pas une priorité absolue.

La police a réagi avec réticence, et les législateurs étaient plus préoccupésde l’image de l’Allemagne face au monde extérieur, que par le souci d’éventuellesvictimes. La réaction du parlement allemand sera particulièrement révélatrice.Suite à l’affaire Rostock-Lichtenhagen, il va amender la loi sur l’asile, en1992, limitant sévèrement l’asile politique en Allemagne.

Avec cette initiative, les législateurs allemands ont purement et simplementadopté les positions des hooligans de droite, blâmé les victimes et récompenséles auteurs du crime.

Les néonazis de toute l’Allemagne l’ont perçue comme un encouragement.Rostock-Lichtenhagen sera le premier d’une vague déferlante de pogroms etd’attaques racistes dans toute l’Allemagne. Des noms comme Mölln, Solingen,Magdeburg, Gübeln sont tous synonymes d’une mouvance raciste violente, parfoismortelle, qui n’a pas disparu à ce jour.

En regardant les statistiques, les données sont encore plus alarmantes. Selonune étude réalisée par l’ONG allemande, la Fondation Amadeu Antonio, 182personnes ont été tuées par des néonazis depuis 1990.

L’impact de Rostock-Lichtenhagen sur un grand nombre d’adolescentsd’Allemagne de l’Est a peut-être été encore plus fondamental. On leur a alorsmontré que le racisme était un mode de pensée communément admis, que laviolence était un moyen d’atteindre des objectifs politiques et que l’Etatallemand n’était de toute évidence pas disposé à répondre à cette violence parla force nécessaire.

Ce n’est pas par hasard si les trois terroristes nazis du réseaunational-socialiste clandestin, qui ont tué au moins 10 personnes au cours dela dernière décennie, font partie de cette génération. Ils ont pu évoluer dansdes cercles d’extrêmedroite, et perpétrer une série de meurtres, sous le regarddes services de sécurité allemands.

Si les néonazis n’ont pas remporté les élections fédérales, cela nesignifie pas pour autant qu’ils sont faibles. Le parti NPD néonazi siègeactuellement dans deux parlements régionaux, à Saxe et à Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, et est représenté dans de nombreux conseils municipauxd’Allemagne de l’Est.

Dans presque toutes les villes de la RDA, vous pourrez apercevoir desemblèmes ou des slogans néonazis imprimés sur des vêtements ou collés sur desvoitures. Le travail sur le terrain du NPD et d’organisations similaires estconsidérable. Au programme : festivals, événements sportifs, concerts et animationde centres de jeunesse. Ainsi, ils établissent des structures indépendantes del’Etat et se présentent comme une véritable alternative aux partis politiquestraditionnels.

A Rostock-Lichtenhagen, l’Allemagne réunifiée a perdu son innocence. Vingtans après les terribles images que j’ai vues alors que j’étais un gamin de 11ans, et après de nombreuses années de vécu en Allemagne, le pessimismel’emporte quant aux perspectives de voir de mon vivant la fin absolue dunazisme.