Ukraine : la montée d’une droite de l’extrême

Le succès du parti Svoboda aux élections nationales d’Ukraine inquiète les observateurs.

1912JFR16 521 (photo credit: Gleb Garanich / Reuters)
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(photo credit: Gleb Garanich / Reuters)
C’est en 1991, dans la cité médiévalede Lviv, qu’est né Svoboda, mouvement d’extrême-droite très controversé, sousl’impulsion d’une poignée de militants nationalistes réunis un mois aprèsl’adoption par le parlement ukrainien de la Déclaration d’Indépendance visà-vis de l’URSS.
En 21 ans d’existence, le groupe n’avait jamais vraiment attiré l’attention.Ses quelques victoires locales en Galicie, région à cheval entre l’Ukraine etla Pologne, ne lui avaient pas permis d’atteindre ne serait-ce que 1 % de voixdans les scrutins nationaux.
Mais tout a changé cette année. Le pays connaît désormais une situation que leparti a su habilement exploiter : une population insatisfaite de ses grandesformations politiques, inquiète de voir l’importante minorité ethnique russegagner en influence, et mécontente face au malaise économique commun à toutel’Europe.
Peu avant le scrutin du 28 octobre dernier, le vent semblait tourner. Beaucoupavaient compris que le parti pourrait bien, cette fois, atteindre le seuil des5 % et obtenir ainsi une représentation parlementaire. C’était encore bien loinde la réalité. A l’issue du scrutin, Svoboda doublera ce score, avec 10,5 % desvoix, et remportera 3 des 24 régions (oblasts), toutes en Galicie (dont Lviv).Il terminera par ailleurs en deuxième place à Kiev, la capitale, dont lenouveau maire, Andriy Illienko, 25 ans (qui l’a emporté à l’arrachée, avec unécart de 191 voix, contre le maire sortant), est un ancien militant de Svoboda.
Ce ne sont ni les accusations de fraude qui ont entaché les élections, ni lefait que la principale dirigeante de l’opposition se trouvait derrière lesbarreaux au moment du scrutin qui ont fait la une de la presse après lapublication des résultats, mais bien le succès de Svoboda.
« Nous avons connu un véritable ouragan », déclare Oleg Demko, expert politiquede l’université de Varsovie. « Mais maintenant que Svoboda a acquis unecertaine visibilité, le public va s’y intéresser de plus près, et rien ne ditqu’il en sortira renforcé, au contraire. Les mois à venir vont être trèsinstructifs. »
« Les pages les plus sombres de l’histoire du siècle dernier »
En Israël, aux Etats-Unis et dans l’Union européenne, on n’apprécie guère cettemontée de l’extrémisme de droite.
Chez les 160 000 Juifs d’Ukraine non plus. Ce qui n’a rien d’étonnant quand onconnaît les lignes de ce parti, qui limite les adhésions aux Ukrainiens «ethniquement purs », prévoit de donner la priorité aux « vrais » Ukrainiens enmatière d’éducation et de soins médicaux, entend obtenir la mention del’origine ethnique sur les papiers d’identité et promet d’affranchir le pays deses obligations internationales.
« Sa victoire électorale légitimise ces points de vue extrémistes », déplorePynchas Vyshedski, un rabbin israélien venu s’installer à Donetsk, il y a 18ans. Mais selon lui, la montée en puissance de Svododa a accru la fréquentationde la synagogue locale.
« Nous ne sommes pas inquiets pour notre sécurité, Dieu merci, car legouvernement de Yanukovych protège bien ses minorités », affirme-t-il. « Maisil est préoccupant de voir qu’un groupe radical a désormais son mot à direquand il s’agit de voter des lois. » Alex Miller, député à la Knesset, redouteune remise en question de l’accord de libre-échange presque conclu entrel’Ukraine et Israël (et déjà approuvé par la Knesset).
Idem pour un autre accord, déjà négocié, qui permet aux ressortissants dechacun des deux pays de prendre leur retraite dans l’autre pays sans rienperdre de leurs droits.
« Je ne suis pas habilité à exprimer de commentaires sur un problème interne àl’Ukraine », soupire-t-il, « mais je trouve inquiétant qu’un groupe aussiextrémiste que Svoboda ait pu être autorisé à se présenter aux élections. » Leministre des Affaires étrangères, Avigdor Liberman, partage son avis. Dans uncommuniqué publié la veille du scrutin, il affirmait que le programme politiquede Svoboda lui rappelait « les pages les plus sombres de l’histoire du siècledernier. »
 Enrayer la « mafia judéo-moscovite » 
Urologue charismatique âgé de43 ans, Oleg Tyahnybok est le président très controversé de Svoboda. Il rejettetoute accusation d’antisémitisme, qualifiant son parti de simple « mouvementpro-Ukrainien ». A l’entendre, confondre nationalisme et antisémitisme n’estqu’un cliché enraciné dans la propagande mondialiste moderne.
Mais la réalité historique, elle, dépeint un tableau différent.
De nombreux membres de Svoboda sont des anciens du groupe paramilitaire «Patriotes ukrainiens », ouvertement pronazi, qui appelait à purger le pays deses Juifs et de ses autres minorités. Officiellement, l’association entre lesdeux organisations a pris fin il y a cinq ans, mais des liens officieuxsubsistent.
En 2004, Tyahnybok a été exclu du groupe parlementaire auquel il appartenait,pour avoir affirmé à la télévision que le pays était dirigé par une « mafiajudéo-moscovite » et fait l’éloge d’un ancien dirigeant d’un mouvement derésistance clandestin de la Seconde Guerre mondiale qui, a-t-il proclamé, a eule mérite de combattre « les Russes, les Allemands, les Juifs et tous lesautres ennemis qui voulaient nous confisquer notre Etat ukrainien ». Svoboda,qui portait au départ la qualification de « Parti national-socialiste », n’asupprimé la sorte de croix gammée qui lui tenait lieu de logo qu’en 2003.
Cette année encore, le parti a été lié à de violents affrontements contre desmembres de minorités ethniques.
Aujourd’hui, Tyahnybok s’efforce d’occulter (ou, du moins, de mettre enveilleuse) le passé douteux de son parti. La quasi-swastika a été remplacée parun sigle d’allure plus inoffensive, aux couleurs du drapeau national et, justeavant les élections, un accord de coopération inattendu a été signé avecPatrie, le principal parti d’opposition du pays, fondé par l’ex-Premièreministre Yulia Tymoshenko, emprisonnée depuis deux ans pour abus de pouvoirdans la signature de contrats gaziers avec la Russie.
Un net recul de la transparence 
Cette alliance en a surpris plus d’un enUkraine. « Les deux partis forment un tandem assez étrange, c’est le moins quel’on puisse dire », estime Kostyantyn Gryshchenko, ministre des Affairesétrangères. Sur le plan international, l’image de Patrie en a souffert, même sila Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton et Catherine Ashton, hautereprésentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et lasécurité, ont cosigné dans le New York Times un éditorial pour soutenir cetteformation.
En Ukraine, on considère cette alliance comme un moyen de renforcer l’assise dePatrie au parlement (associés, Patrie et Svoboda totalisent presque autant desièges que le parti au pouvoir), tout en donnant à Svoboda un éclairage pluscentriste.
Au sein de Svoboda, on accuse les alliés de Yanukovych de mettre l’accent surles positions les plus extrémistes de leur formation afin de porter atteinte àla faction Patrie de Tymoshenko. Patrie reste le principal opposant auparlement, surtout après les résultats décevants de l’Alliance démocratiqueukrainienne pour la Réforme (ADUR), dirigée par l’ancien champion de boxe,Vitali Klitschko. L’ADUR, que l’on voyait comme le futur grand partid’opposition du pays, s’est retrouvé, lors du décompte des voix, en troisièmeposition, juste avant l’ancien parti communiste et Svoboda.
D’autres problèmes ont également retenu l’attention des observateurs le 28octobre dernier. Contrairement à ses habitudes, le gouvernement de Yanukovych aautorisé une surveillance du scrutin par des observateurs extérieurs, qui sesont pour la plupart félicités de la bonne organisation technique desélections. L’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe,qui regroupe 56 Etats), en revanche, a noté un net recul de la transparence etde l’équité entre les candidats par rapport aux élections de 2010, remportéespar Yanukovych.
En conséquence, le gouvernement a promis de réorganiser des élections dans cinqdistricts électoraux. Selon l’opposition, il aurait fallu le faire dans 13districts au moins.
Dans sa prison, Tymoshenko a entamé sa deuxième grève de la faim pour protestercontre le résultat des élections.
Le retour des « nazis » ?
Mais l’attention internationale reste surtout braquéesur Svoboda, qui terminera certainement avec 37 sièges sur les 450 que comptela Verkhovna Rada, le parlement ukrainien (un chiffre qui pourrait varier d’unou deux sièges si le scrutin se tient de nouveau dans certains districts). Il constitueraainsi le quatrième groupe, derrière le Parti des régions (187 sièges), Patrie(103) et l’ADUR (40).
Les communistes, qui ont recueilli plus de voix que Svoboda à l’échellenationale, n’ont pourtant obtenu que 32 sièges.
Le nouveau parlement devait se réunir pour la première fois le 15 décembre etrien n’a filtré avant cette date sur la façon dont Svoboda se comportera.
Son président Tyahnybok a indiqué qu’il adopterait une approche prudente. Ilfaut dire que son action sera modérée par l’alliance avec Patrie, dirigé, enl’absence de Tymoshenko, par l’écrivain et économiste Arseniy Yatsenyuk.
Mais beaucoup d’Ukrainiens ne sont pas rassurés pour autant. L’histoire deSvoboda est bien connue au sein de la cinquième communauté juive d’Europe. Et les330 000 Juifs originaires d’Ukraine, installés en Israël, redoutent de voir lesrelations déjà tendues entre les deux pays s’envenimer encore.
Avec le succès remporté aux élections, Svoboda passera sans doute de pionnégligeable à l’extrême-droite de l’échiquier politique, à une positioncruciale. Officiellement, son objectif est d’éviter le mélange des groupesraciaux et de lutter contre l’établissement d’un gouvernement paneuropéen.
Le rabbin Menachem Margolin, directeur de l’Association juive européenne, necache pas ses inquiétudes quant à la sécurité des Juifs d’Ukraine. Quant aurabbin Vyshedski, il ne croit guère aux déclarations qui se veulent « modérées» des dirigeants de Svoboda. « J’ai lu les discours et la charte de ce parti etje n’ai nul besoin de preuves supplémentaires qu’il s’agit bien d’un partiantisémite. » Clin d’oeil de l’Histoire, les plus soucieux ne peuvents’empêcher de relever une certaine ironie dans le succès électoral de Svoboda :« Le 28 octobre, nous avons célébré le 68e anniversaire de la libération del’Ukraine des nazis », explique Oleg Voytko, professeur d’histoire-géographie àKiev. « Et les voilà de retour le jour même de cet anniversaire ! »