Censeur, avec un cœur

Le censeur en chef de l’armée israélienne inaugure une nouvelle ère : celle de l’ouverture

Censure (photo credit: Tsahal)
Censure
(photo credit: Tsahal)

Déjà toute petite, Sima Waknine Guil rêvait de travailler dans les servicessecrets de l’armée. Ce désir s’accompagnait d’une infatigable curiosité pourtout ce qui était effrayant ou singulier. Pour être sûre de ne rien oublier,Guil, désormais censeur en chef de Tsahal, ne sortait jamais sans son carnet etson crayon. “Ensuite, j’essayais d’analyser ce que j’avais vu”, raconte-t-elle.“Je m’efforçais de repérer des choses qui sortaient de l’ordinaire afin de voirsi je pouvais comprendre ce qui se cachait derrière.”

Aujourd’hui, Guil, toujours fascinée par le monde des services secrets, occupedepuis sept ans un poste de pouvoir : c’est elle qui décide ce que la presselocale et étrangère sera ou non autorisée à publier. Difficile pourtant del’imaginer dans ce rôle : au lieu du personnage sévère, autoritaire et peubavard que l’on s’attend à rencontrer, Guil est douce et aimable et elle adoreparler de son travail. Avec ses cheveux gris coupés court et l’enthousiasmemanifeste qui perce dans sa voix, elle semble toute petite derrière son bureaude Tel-Aviv.

Outre les batailles qu’elle mène contre d’agressifs journalistes israéliens,elle doit aussi repousser les critiques venues de l’étranger, qui arguent quela seule existence d’un bureau de la censure dans l’armée de défense d’Israëlprouve que, malgré ses dires, Israël n’est pas une démocratie. “Il n’est pasfacile d’expliquer que la censure se justifie au sein d’une démocratie libérale”,reconnaît Guil. Pourtant, cette tentative d’explication marque déjà, enelle-même, un changement de taille. Car jamais aucun de ses quatreprédécesseurs n’avait ressenti le besoin de se justifier ; ils se contentaientd’appliquer les règles de la censure.

Il était bien plus difficile pour un bureau israélien de la censure de gagnerl’approbation internationale dans les années 1950 et 1960, époque où lesresponsables de la sécurité craignaient de voir la moindre révélation surl’armée être exploitée par des ennemis : “Je ne dis pas que la censure étaitdraconienne à l’époque, mais le concept dans son ensemble était différentd’aujourd’hui”, dit Guil.

“Le concept était ‘Nous voulons tout faire pour protéger la sûreté de l’Etat’”.“Tout faire” signifiait empêcher les journalistes d’écrire le moindre articlesur Tsahal ou sur le Mossad.

La guerre de Kippour aurait-elle pu ne pas avoir lieu ?

C’est le 30 mai 1950 que, pour la première fois, le Jerusalem Post a parléde Tsahal, mais il l’a fait en utilisant un vocabulaire qui pouvait presquepasser pour codé : “L’armée de l’air a célébré aujourd’hui le deuxièmeanniversaire de l’apparition dans le ciel de ses premiers avions de combat”,a-t-on pu lire dans ses colonnes. Sans dire où s’était déroulée cettecélébration, ni de quel type d’appareils il s’agissait. Et pourtant, le censeuravait fait preuve d’une grande générosité en laissant paraître l’article.

Un accord de 1966 entre les rédactions et le censeur faisait promettre auxjournalistes de s’en remettre à la censure sur les sujets relevant de lasécurité. Si la presse avait entière liberté pour exprimer ses opinionspolitiques, le censeur pouvait interdire tout article susceptible d’affecter lemoral des troupes.

Après les attaques surprises lancées par l’Egypte et la Syrie contre Israël en1973, les journalistes se sont élevés contre le censeur, lui reprochant de lesavoir empêchés de publier des détails sur les signes avant-coureurs démontrantque l’Egypte préparait une attaque d’envergure contre les forces israéliennesdans le Sinaï en octobre 1973. Selon eux, la guerre de Kippour aurait pu êtreévitée si la censure avait été moins sévère.

Même si les journalistes n’ont jamais réussi à prouver ces allégations, lecenseur n’a plus pu, par la suite, exercer la même main de fer vis-à-vis d’eux.Plus encore, à partir de 1973, tandis que l’existence d’Israël n’était plus enpéril imminent, il est devenu plus difficile pour lui de justifier sa mainmisesur la presse.

En 1989, la Cour suprême rendait un jugement favorable aux journalistes dansune affaire impliquant Meir Schnitzer, rédacteur en chef du journal Haïr : lecenseur, a décrété le juge, n’était pas autorisé à empêcher la publication d’unarticle critique vis-à-vis du chef du Mossad sous prétexte qu’il pouvait mettreen danger la sécurité de l’Etat. Dans son jugement, le président de la Coursuprême Aharon Barak écrivait : c’est “seulement dans des cas exceptionnels etbien particuliers”, quand il existe une “quasi-certitude” que cela causerait devéritables dommages à la sécurité d’Israël, que le censeur doit interdire unepublication.

Après la colère des journalistes de 1973 et cet arrêt du juge Barak réclamantune “quasi-certitude”, Guil explique que la nouvelle censure, plus transparente,qu’elle applique aujourd’hui est davantage due à ces événements historiquesqu’à son propre avis sur ce que les journalistes sont en droit de publier.

Une sur trente

Née à Kiryat Yam, près de Haïfa, d’une mère turque et d’un père marocain,fille d’une famille de cinq enfants, le brigadier-général Guil tient sacuriosité aiguë de parents pour qui le sionisme et l’étude constituaient lesdeux principes directeurs de la vie en Israël. “Pour eux”, racontet- elle,“l’apprentissage était un outil, un véhicule pour faire avancer le pays. Et,bien sûr, nous étions également supposés tout faire pour défendre notrepatrie.”

Après avoir servi comme soldate dans l’unité de contrôle aérien de l’armée del’air israélienne, l’une des rares ouvertes aux femmes à l’époque, Guil suit uncours d’officier de six mois qui l’amènera à rester plus de dix ans dansl’Intelligence de l’armée de l’air, avant de créer et de diriger une écoled’officiers chargés des activités de support des combats aériens entre 1995 et1999. Simultanément, elle obtient une licence de Sciences politiques etd’Etudes sur le Moyen-Orient à l’université de Tel-Aviv, puis un Master de l’Institutde Défense nationale.

A présent, elle s’est embarquée dans un doctorat et entend consacrer sa thèse àl’équilibre que peut établir la censure entre les besoins de l’Etat en matièrede sécurité et la liberté d’expression, pilier de la démocratie. Quand, en2005, Guil obtient le poste de censeur en chef, trente candidats se sontprésentés. “C’est une position qui attire beaucoup de monde”, explique-t-elle,“parce que, s’il veut empêcher les informations de filtrer, celui qui l’occupedoit être au courant de tout ce qui se passe en Israël.”

Guil porte l’uniforme de Tsahal, mais elle qualifie cela de “trompeur”, carl’unité de la censure, même si elle reçoit son budget de l’armée, reste undépartement civil. Conformément au décret de “quasi-certitude”, Guil et les 34membres de son équipe pratiquent une politique de transparence qui fait que 85% des articles qui leur sont soumis seront publiés dans leur intégralité. 13 %seront légèrement modifiés et 2 % carrément interdits à la publication. Dansles années 1950 et 1960, le censeur en chef avait déterminé 61 domaines surlesquels il exerçait son droit de regard, contre 36 seulement aujourd’hui.

Laisser tout dire, ou presque...

Pour illustrer une nouvelle retenue, inimaginable dans les premières annéesd’existence de l’Etat, Guil a récemment permis la publication quasi-complète dece qu’on a appelé l’affaire Harpaz. L’épisode concernait Boaz Harpaz, colonelde réserve et ancien membre des services de renseignements de l’armée, accuséd’avoir mis au point une stratégie pour permettre au général Yoav Galant,ancien commandant en chef de la région Sud, d’obtenir le poste de chefd’état-major. Tout en estimant que la divulgation de cette affaire risquait defaire apparaître des opérations censées être tenues secrètes, Guil a laissé lesjournalistes en parler, au nom des idéaux démocratiques de la sociétéisraélienne.

Idem pour le débat sur l’Iran et la question de savoir si Israël doit ou nonattaquer : Guil a choisi de laisser les opinions s’exprimer sans contraintes.Par le passé, un tel débat (qui a inclus les commentaires enflammés d’anciensresponsables d’agences de sécurité) aurait été censuré pour préserver l’élémentde surprise en cas d’assaut contre l’Iran. “La seule chose que je ne permettraipas”, affirme Guil, “c’est si vous venez me voir avec un article indiquantexactement comment l’armée de l’air prévoit d’attaquer.”

Désormais, on lit chaque jour dans les médias israéliens des articlesdétaillant des stratégies militaires, des équipements (comme le système dedéfense antimissiles Dôme de Fer) et mettant en scène le personnel de Tsahal. Nousconnaissons tous les noms de nombreux hauts responsables de l’armée, ainsi queceux des dirigeants du Mossad et du Shin Bet.

On peut imaginer que l’apparition de la technologie numérique, en particulierInternet et le smart-phone, a compliqué la tâche du bureau du censeur.Pourtant, Guil affirme qu’il s’agit-là d’un mythe, en raison de la nouvelleattitude, plus conviviale, de son bureau. “Je n’ai plus besoin d’arrêterquiconque”, explique-t-elle.

Tout cela est très bien, mais qu’arriverait-il si un journaliste décidait deraconter sur son blog qu’Israël dispose d’une multitude d’armes nucléaires ?Par le passé, étant donné la politique d’ambiguïté menée par l’Etat, le censeurse montrait sévère vis-à-vis de quiconque en Israël tenait de tels propos parécrit. Guil, quant à elle, a le pouvoir de punir les bloggeurs de peinespouvant aller jusqu’à 15 ans de prison, une sanction qu’elle n’a encore jamaisappliquée. Aujourd’hui, elle négociera avec le journaliste le langage qu’ilsera autorisé à utiliser dans ses articles sur la capacité nucléaire d’Israël.

Préserver le scoop, mais éviter la catastrophe

En 2012, il est évident que la censure exercée en Israël se montre bienplus magnanime que celle de régimes totalitaires comme l’Arabie Saoudite oul’Irak de Saddam Hussein où, en l’absence de liberté d’expression, un bureau dela censure se révèle inutile.

Aux Etats-Unis, où l’on se targue d’être une démocratie par excellence, lacensure est, selon Guil, bien plus virulente qu’en Israël. Il ne faut pasoublier par exemple qu’en 2003, l’armée américaine incorporait des journalistesdans ses unités combattantes afin de les empêcher de visiter seuls les zones deguerre, tandis qu’il était interdit de retransmettre à la télévision lesfunérailles de soldats tombés au combat. En 2010, on s’en souvient sans doutemoins bien, le Pentagone a brûlé 9 500 exemplaires d’Operation Dark Heart, unlivre que l’on accusait de porter atteinte à la sécurité nationale.

Dans le nouveau climat d’ouverture qu’elle a instauré, Guil préfère discuter avecles journalistes plutôt que de censurer directement leurs articles. “Certainssavent des choses que j’ignore moi-même”, soupire-t-elle. Aussi reste-t-elleouverte à la négociation : “Vous pouvez réussir à me convaincre de faire telleou telle chose. Rien ne vous empêche d’essayer de me prouver que j’ai tort.”

Ainsi, en 2006, un journaliste de Yediot Haharonot a obtenu des informationshautement confidentielles sur une opération qu’Israël planifiait dans le Nord.A une époque où l’on craignait l’étincelle qui mettrait le feu aux poudresentre Israël et la Syrie, Guil l’a laissé les publier, contrairement à ce quis’était passé juste avant la guerre de 1973. En revanche, elle a appelé lesofficiers de Tsahal à modifier l’opération en question, préservant le “scoop”du journaliste et évitant une catastrophe pour la sécurité de l’Etat.

Pour Guil, il arrive toutefois que cette ouverture d’esprit aille trop loin,notamment quand Tsahal elle-même divulgue des informations que le censeurentendait tenir secrètes. Ce fut le cas en 2010, quand un porte-parole del’armée a donné des détails sur l’unité satellite des services derenseignements. C’était, selon le censeur, un cadeau inestimable pour la Syrieet le Hezbollah. Ce qui ne l’a pas empêchée d’autoriser la publication de cesinformations.
Toutefois, le test le plus sévère pour la censure de ces dernières années estsans doute lié à l’épisode Anat Kamm, soldate de Tsahal qui a livré des secretsmilitaires au journaliste d’Haaretz Ouri Blau. Kamm indiquait que lesmilitaires étaient allés outre un jugement du tribunal en assassinant desterroristes recherchés en Judée-Samarie, alors qu’ils auraient pu être faitsprisonniers vivants.

Tsahal a crié au scandale, affirmant que trop de secrets militaires avaient étédivulgués, tandis que Guil a estimé que le public israélien était en droit deconnaître les détails de l’affaire. “Même si Ouri Blau était convaincu quel’armée avait mal agi”, explique-t-elle, “je n’ai pas voulu interdire ladiffusion de cette information, car j’estimais qu’un tel débat ne pouvait quese révéler fructueux.”

Cette attitude plus modérée vaudra-t-elle à Sima Waknin Guil de se faire desamis parmi les critiques des restrictions imposées à la presse ? Non, sansdoute. Mais elle pourrait au moins amener à reconsidérer le terme de “censeur”,avec toutes les connotations négatives qu’il renferme, pour le remplacer parune dénomination plus sympathique. Quant à ce que serait cette dénomination,Guil avoue ne pas encore avoir d’idée. Mais elle continue à chercher...