Culture, une exception si française

Le régime des intermittents est à nouveau sur la sellette. L’occasion de revenir sur les mérites de ce système aussi décrié qu’admiré. Et de découvrir l’envers économique de la culture israélienne, bien moins riche

Valse avec Bachir (photo credit: DR)
Valse avec Bachir
(photo credit: DR)

Eden Holan, est une chanteuse de jazz franco-israélienne. Née à Paris, elle a grandi à Tel-Aviv où elle a étudié 7 ans au Conservatoire Stricker, avant de faire son service militaire en tant que chanteuse dans le groupe de Pikoud Hamerkaz et d’étudier à l’Académie Rimon de jazz et de musique contemporaine. Parallèlement à sa carrière de chanteuse professionnelle, Eden travaille en tant que directrice du marketing au Syndicat des musiciens israéliens.

« Mes amis musiciens français touchent chaque mois en indemnités chômage autant que ce que je gagne en me levant tous les matins pour travailler au syndicat ».
La phrase est lâchée, le constat quelque peu dérangeant. Mais quand on demande à Eden ce qu’elle pense du régime des intermittents en France, sa réponse est catégorique : « C’est un système béni qu’on aurait adoré avoir en Israël ! ». Et pour cause. Parmi ses amis musiciens, aucun ne parvient à vivre uniquement de sa musique. « Tous cumulent deux emplois, notamment dans l’enseignement d’un instrument ou dans des cours de chants »… quand ce ne sont pas des « boulots alimentaires », comme serveur.
« La musique est un art particulièrement exigeant qui réclame bien plus que de simplement venir sur scène et chanter. Il faut avoir du temps pour composer et répéter. Le système français permet tout cela. Il encourage ainsi la création, car les artistes ne sont pas obligés d’avoir une deuxième activité en parallèle », ajoute-t-elle.
Un constat partagé par Thomas, producteur exécutif chez Transfax (société de production), qui travaille désormais à son compte. « En Israël, les techniciens sont des travailleurs indépendants, ils n’ont donc pas droit aux indemnités chômage, ce qui les oblige à cumuler les tournages. Par ailleurs, tous les comédiens que je connais ont, en plus de leur activité principale, une activité annexe. Ils n’ont pas la liberté que l’on peut avoir en France dans le choix des projets, y compris celui de pouvoir les refuser ». Il ajoute : « Les réalisateurs aussi cumulent d’autres activités professionnelles au moment de l’écriture de leur projet, là ou le réalisateur français peut, lui, prendre davantage son temps dans la phase de création ».
Elisabeth Kedem est comédienne, metteur en scène et professeur de théâtre. A son arrivée en Israël, elle se présente au Bitouah Leoumi. « Comédienne ? Ce n’est pas un métier. Je peux vous proposer un stage en puériculture ou en pâtisserie », lui explique l’employée.
« Pour être comédien en Israël, la seule solution est de travailler sur tous les fronts. Même mes amis qui travaillent au Théâtre national sont obligés d’enchaîner un tournage à Beersheva le matin, puis un cours de coaching à Tel-Aviv l’après-midi », explique-t-elle. « Nous sommes très mal payés, mais heureusement nous avons un très bon syndicat des acteurs, et les contacts sont très faciles ici en Israël. Et il y a moins de séparation entre le théâtre et le cinéma », ajoute-t-elle.
Supprimer le statut des intermittents du spectacle en France serait, selon elle, une « catastrophe » et une « régression totale » dans un pays apprécié pour sa tradition protectrice des droits sociaux. « Il est faux de penser qu’on peut vivre des allocations-chômage. En Israël, je trouve cela triste que des comédiens de 40 ou 50 ans soient obligés d’être serveurs ou de donner des cours de langue alors qu’ils ont 20 ans d’expérience derrière eux ».
Tous s’accordent sur un même constat : le système français laisse beaucoup plus de place au temps libre et donc à la création.
Une « exception culturelle française » ?
Qu’en est-il véritablement de ce statut, si admiré à l’étranger et si décrié en France ?
Apparu en 1936 pour les techniciens et cadres du cinéma et étendu, en 1969, aux artistes interprètes et techniciens du spectacle vivant, le régime des intermittents a été mis en place pour répondre aux conditions d’exercice particulières de la plupart des métiers du spectacle.
En effet, si un comédien de théâtre est payé au cachet lorsqu’il joue sur scène, le temps de travail consacré à la création, à l’apprentissage du texte, ou encore aux répétitions n’est pas rémunéré. C’est pour compenser ce manque à gagner que les intermittents français bénéficient de règles d’indemnisation chômage spécifiques, plus avantageuses que le régime général.
Les annexes 8 (techniciens du spectacle) et 10 (artistes) de ce régime spécial prévoient, en effet, que 3 mois et demi de cotisation (507 heures) sur les 10 derniers mois ouvrent droit à 8 mois d’indemnités. En comparaison, le régime général prévoit que 4 mois de cotisations (610 heures) sur les 28 derniers mois ouvrent droit à une indemnisation égale au nombre de jours travaillés (un jour cotisé = un jour indemnisé).
Les artistes peuvent également cumuler sur un même mois leurs cachets des jours où ils sont en représentation et leurs indemnités chômage.
Une indemnisation qui représente en moyenne 1 805 euros par mois pour un artiste ou un technicien du spectacle, contre 1 123 euros pour les allocataires du régime général de l’assurance-chômage, selon les chiffres de Pôle emploi. En 2011, l’organisme recensait 250 400 intermittents du spectacle dont 108 658 (environ 40 %), avaient été indemnisés au moins une fois l’année.
Un régime qui suscite les passions, du côté de ses défenseurs comme de ses détracteurs. L’outrance aussi.
L’outrance d’abord dans la présentation des chiffres. Depuis dix ans, la Cour des comptes a fait de ce régime sa bête noire. Elle l’accuse de coûter un milliard d’euros par an, soit « un tiers du déficit global de l’UNEDIC (l’organisme qui gère l’assurance chômage) pour 3 % des chômeurs ». Si le chiffre est exact, il semble plus honnête de préciser que le surcoût du régime des intermittents (la différence entre ce que les intermittents coûtent à l’UNEDIC et ce qu’ils coûteraient s‘ils étaient indemnisés selon le régime général) est de 320 millions d’euros annuels.
Surtout, parce que la tricherie et les abus ne sont pas le seul fait de quelques intermittents peu scrupuleux. Certaines entreprises de production audiovisuelle ont fait de ce système un moyen de dépenser moins d’argent en maintenant des artistes dans le statut d’intermittent au lieu de les recruter en bonne et due forme. La Cour des comptes estime ainsi qu’au moins 15 % des intermittents sont employés de manière permanente ou quasi permanente par un même employeur, c’est-à-dire de manière frauduleuse. Les entreprises publiques ne sont d’ailleurs pas en reste, puisque Radio France emploie par exemple des milliers d’intermittents dont bon nombre ne correspondent absolument pas aux critères de l’intermittence (c’est le cas par exemple d’un nombre important de journalistes !).
Une manière d’utiliser l’assurance-chômage pour préserver les marges de rentabilité.
L’outrance également du côté des défenseurs du régime qui brandissent l’argument de l’« exception culturelle » française et le chantage à la culture dès qu’il est question d’une réforme du statut – le souvenir de l’annulation du Festival d’Avignon en 2003, année de la réforme qui a mis en place le fameux quota des 507 heures, est resté gravé dans les esprits. La richesse de la création culturelle serait, selon eux, irrémédiablement liée au statut de l’intermittence. Ce qui reviendrait en somme à dire qu’il n’existe aucun danseur de talent en Israël, que les Etats-Unis sont incapables de produire des films et que le théâtre britannique est mort depuis Shakespeare, puisque le statut d’intermittent n’existe dans aucun de ces pays ! (Dans aucun autre pays que la France en fait)
Lier les retombées économiques de la culture à l’immuabilité du statut des intermittents du spectacle revient ainsi à nier le succès des festivals en Israël, la puissance de la production audiovisuelle américaine ou l’engouement pour les ballets en Allemagne…
Et pourtant les chiffres sont là. En 30 ans, la création culturelle française a été multipliée par vingt, soit, à peu de chose près, le coefficient multiplicateur du nombre d’intermittents en France sur la même période, passés de 9 060 en 1984 à 250 040 en 2011. Un régime qui inciterait à la création artistique donc.
Un acquis social en tout cas profondément ancré dans l’économie de la culture française, défendu aussi bien par les gouvernements de gauche que de droite. Aurélie Filippetti, l’actuelle ministre de la Culture, a récemment insisté sur le rôle économique joué par les intermittents dans un secteur qui représente 3,2 % du produit intérieur brut (PIB) français. « Economiquement, nous avons besoin des intermittents. Quand vous investissez 1 euro dans un festival ou un établissement culturel, vous avez 4 à 10 euros de retombées économiques pour les territoires », a-t-elle affirmé dans une interview au journal Le Parisien, le 16 février.
Un tel régime n’a pas d’équivalent en Israël. Pour avoir droit au chômage, il faut être salarié (les travailleurs indépendants en sont exclus) et avoir cotisé 360 jours sur les 540 jours précédant le chômage. Si le ministère de la Culture et du Sport et la division de la Culture et des Affaires scientifiques du ministère des Affaires étrangères apportent leur soutien à la création artistique, il n’existe aucune indemnité spécifique versée aux artistes. Le budget de la culture représente 468 millions de shekels (97 millions d’euros) en 2011, soit 0,55 % du PIB israélien.
Le 7e art franco-israélien
En ce qui concerne le 7e art, « les systèmes de financement français et israéliens sont similaires même si le système hexagonal est mieux loti car développé à plus grande échelle », note Olivier Tournaud, attaché audiovisuel à l’Institut français de Tel-Aviv.
Côté français, la principale source de financement provient des sociétés de productions des chaînes de télévision : « Arte France Cinéma », « France 2 Cinéma », « France 3 Cinéma », « « M6 Films », « Studio Canal », « TF1 Films Production » et, tout récemment, l’opérateur France Télécom via «Studio 37-Orange ». Les chaînes de télévision ont, en effet, l’obligation d’investir 3,2 % de leurs ressources totales à la production de films européens (dont 2,5 % d’œuvres d’expression française). Au total, par l’intermédiaire des coproductions et du pré-achat de films, elles apportent le tiers de 1,39 milliard d’euros (chiffre 2011) investi dans le cinéma français.
Autres acteurs du financement : les Sociétés pour le financement de l’industrie cinématographique et audiovisuelle (Sofica), qui permettent aux contributeurs de réduire leurs impôts ; le soutien sélectif qui consiste en une avance sur recettes de films choisis. Quant à l’Etat, il participe au financement via le soutien automatique : chaque film qui reçoit l’agrément du Centre national de la cinématographie (CNC) peut bénéficier de fonds issus du compte de soutien. Ce dernier est alimenté, entre autres, par trois taxes sur les diffuseurs télévisuels, sur les billets de cinéma et sur les éditeurs vidéo. Enfin, les régions et les pays étrangers peuvent également participer au financement d’un film, lors d’une coproduction.
Côté israélien, le budget du ministère de la Culture alloué au cinéma est de 77 millions shekels (16 millions d’euros) par an. Là aussi, il existe une taxe sur les billets de cinéma et un investissement des chaînes de télévision. Mais le financement repose principalement sur un système de fondations publiques indépendantes dont les trois des plus importantes sont le Fonds israélien pour le cinéma, le Fonds Rabinovitch et le Fonds Gesher, ce dernier étant spécialisé dans le financement des films ayant trait aux minorités ethniques et culturelles. Ces trois fondations répartissent leurs lignes de crédits par catégories de film : films de fiction, documentaires, projets de fin d’études d’étudiants en cinéma, etc.
Tous les projets ne sont pas sélectionnés. C’est pourquoi certains, comme Noni Gefen, choisissent de se tourner vers des techniques de financement innovantes sur Internet. Ce jeune réalisateur a ainsi eu recours à « Indiegogo », une plateforme en ligne qui permet de présenter son projet et de récolter des dons pour le réaliser. Il a ainsi réussi à réunir les fonds pour la postproduction (montage son et image, mixage…) de son premier film « Not in Tel-Aviv », qui a remporté le Tigre d’argent au Festival du film de Locarno en Suisse.
Surtout, le cinéma israélien est de plus en plus le fruit de coproductions étrangères. « Plus d’un tiers du financement des films israéliens ces dix dernières années est le fait de coproductions », explique Katriel Schory, directeur du Fonds israélien. « Et la moitié de cet argent provient de l’Allemagne et de la France ».
Depuis 2002, en effet, un accord de coproduction été signé entre la France et Israël, qui a ainsi permis la réalisation de plus de 28 films à ce jour dont des succès public et critique tels que Les Méduses, La visite de la fanfare, Valse avec Bachir, Tu marcheras sur l’eau ou Lebanon. « 20 à 30 % des longs-métrages de fiction israéliens sont des coproductions franco-israéliennes » estime Ariel Sweitzer, historien du cinéma israélien. En clair, l’exception culturelle française finance largement ce qui se fait ici, de l’autre côté de la Méditerranée.