Drogue et renseignement

L’idée de coopérer avec des trafiquants de drogue de pays ennemis existe partout dans le monde. Et aussi en Israël...

1601JFR18 521 (photo credit: Tsahal)
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(photo credit: Tsahal)
 Revadim est situé àmi-chemin entre Tel-Aviv et Beersheva, capitale du sud d’Israël. C’est dans lecimetière de ce petit kibboutz que, des décennies durant, les autorités ontenterré soldats ennemis, terroristes et autres défunts, dont nul ne venaitréclamer les dépouilles.
Jusqu’à ce qu’en janvier 2004, un grand échange organisé avec le mouvementchiite libanais Hezbollah amène Israël à exhumer un certain nombre de cescorps, essentiellement libanais et palestiniens, pour les livrer au Liban.
Ce jour-là, de l’autre côté de la frontière, la famille Biro attend ladépouille de son patriarche Mohammad, célèbre trafiquant de drogue décédéplusieurs années auparavant, de mort naturelle, dans une prison israélienne.
Mais une mauvaise surprise l’attend : des tests réalisés sur le cadavremontrent qu’il ne s’agit pas du patriarche attendu.
C’est un autre corps qui a été envoyé. Furieux, le Hezbollah juge l’erreurintentionnelle. Israël présente ses excuses, la famille reçoit bientôt le corpsescompté et la dépouille de Biro est inhumée dans le village familial.
Derrière ce macabre épisode, se profile une histoire plus confidentielle encore: celle des relations clandestines entre services de renseignements israélienset trafiquants de drogue du Moyen-Orient. Pour être plus précis, la coopérationqui associe l’Unité 504 des services secrets de Tsahal aux trafics de drogue.
Constituée en 1948, peu après la création de l’Etat d’Israël, l’Unité 504 estune unité d’espionnage, dont la mission principale consiste à localiser,recruter et gérer des agents au sol dans les zones frontalières entre Israël etses voisins hostiles. Depuis quelques années, ces officiers en civil opèrentégalement dans les villes de l’Autorité palestinienne et dans la bande de Gaza.
L’unité a également une mission secondaire, qui consiste à interroger lesprisonniers de guerre et les terroristes arrêtés, et à mener des opérationsspéciales en territoire ennemi.
Un outil indispensable du renseignement ? 
Pendant des années, la censure deTsahal a tenté d’empêcher la publication de toute information concernantl’Unité 504. Et en cas d’échec, les tribunaux civils prenaient le relais.
Cette volonté de secret, qui frise parfois la paranoïa, tient de l’absurde :souvent les médias israéliens ont l’interdiction de divulguer des informationsdont leurs confrères étrangers ont déjà fait part. Dans les milieux bieninformés, on a plutôt l’impression qu’au lieu de protéger les véritablessecrets d’état, les tribunaux et la censure militaire s’évertuent à éviter lesfuites qui pourraient mettre Israël et les hautes autorités de la Défense dansl’embarras.
Parmi les sujets qui fâchent et que Tsahal aurait aimé ne pas voir révélés : ladrogue. Dans les annales récentes des agences de renseignements, les contactsavec les trafiquants de substances illicites utilisés pour des opérations nemanquent pas. Aussi les services secrets ferment-ils souvent les yeux sur lestrafics.
C’est ce qu’a fait la CIA avec le dirigeant militaire du Panama, Manuel Noriega,ainsi qu’en Amérique du Sud et au Moyen- Orient, après avoir, en outre, utilisédes êtres humains pour tester les effets de drogues comme le LSD.
Le MI6 britannique se servait lui aussi de la drogue pour recruter des agentsen Irlande du Nord, la DGSE française envoyait des trafiquants dans sescolonies africaines et le KGB soviétique entretenait des relations cordialesavec certains vendeurs de drogue.
Dans ce sens, Israël n’est pas une exception.
Un livre traitant du sujet vient de sortir en hébreu : « Une fenêtre surl’arrière-cour », de Yaïr Ravid-Ravitz, raconte les relations entre Israël etle Liban, son voisin du nord.
« Drogue à tous les étages »
Ravid-Ravitz est un ancien militaire de carrièrequi recrutait des agents pour les envoyer au Liban et en Syrie. Tout d’abord,dans les années 1970, en tant que lieutenant-colonel de l’Unité 504. Puis ausein du Mossad, où il travaillait dans le département d’exploitation desressources (nom de code : Tzomet, carrefour).
Ravid-Ravitz a créé l’antenne du Mossad à Beyrouth dans les années 1980, quandIsraël était encore posté sur de larges portions du territoire libanais. Il aégalement dirigé les antennes de l’agence à Vienne et à Milan. Avant de prendresa retraite, il y a 20 ans.
Dans un chapitre intitulé « Drogue à tous les étages », Ravid-Ravitz relate sesrencontres avec des trafiquants de drogue, dont Mohammad Biro, alors qu’ilétait officier dans l’Unité 504.
A la fin des années 1950, Biro, qui n’a pourtant aucune formation officielle,entre dans les services de douane libanais et travaille dans une unitéantidrogue de l’aéroport international de Beyrouth. Là, il constate que sescollègues sont tous corrompus et arrive à la conclusion que, sachant qu’on nepeut coincer les trafiquants, il vaut mieux passer de leur côté.
Il démissionne et monte son propre réseau de drogue, qui devient viteinternational, en utilisant des Libanais sur place et à l’étranger. Dans sonrécit cynique, mais pittoresque, Ravid-Ravitz note : « Biro était un caïd bienconnu du Liban Sud, l’un des plus gros trafiquants du monde, recherché par lespolices d’une multitude de pays. » Au lieu de répondre à la demande desautorités étrangères, qui réclament son extradition, les services secretsisraéliens choisissent de protéger Biro et de l’utiliser comme sourced’informations, recruteur de nouveaux trafiquants et agent d’influence.
De Tsahal au Hezbollah
Ainsi, à la fin des années 1970, Ravid-Ravitz rencontreBiro chez celui-ci, dans son village du Liban Sud. « Il était prêt à travaillerpour nous, mais avait tout de même une inquiétude », raconte-t-il dans sonlivre : « Il m’a demandé de ne pas interférer dans ses “affaires” et de lelaisser “travailler” » Ravid-Ravitz acquiesce, mais pose sa propre condition :Biro pourrait exercer son commerce partout, sauf en Israël. Biro promet, maisne tient pas parole. En 1986, il introduit une tonne de cannabis dans le pays.
Il est arrêté par la police israélienne. Durant son procès, il tente de s’ensortir en révélant avoir travaillé pour l’Unité 504, mais cela n’impressionnepas le tribunal. Il écope de 18 ans de réclusion. De sa prison, il continuera àgérer son trafic international avec l’aide de ses fils.
Mais la famille de Biro change bientôt son fusil d’épaule et, vers le milieudes années 1990, tourne le dos à Israël pour travailler avec le Hezbollah.Kaïd, l’un des fils de Mohammad, est entré dans le groupe terroriste chiite enpromettant que sa famille ferait allégeance.
Le marché est le même : information et assistance dans les opérationsspéciales, en échange d’une liberté totale pour continuer à mener le juteuxtrafic de drogue.
C’est ainsi qu’en 2001, Kaïd, aidé d’un partenaire arabe israélien, conspirepour le compte du Hezbollah et mène une opération très élaborée. Un lucratifcontrat de vente de drogue est proposé à Elhanan Tannenbaum, colonel de réserveisraélien et gros joueur criblé de dettes. Tannenbaum tombe dans le piège : ilse rend à Abou Dhabi, où il est kidnappé par le Hezbollah qui l’emprisonne auLiban. Il sera relâché trois ans plus tard dans le cadre d’un échange deprisonniers incluant le corps de Mohammad Biro. La boucle est bouclée.
Aujourd’hui, Israël est inondé de drogue venue du Liban.
Celle-ci entre avec l’approbation du Hezbollah, qui, pour sa défense, pourraitarguer que ce sont les Israéliens qui, les premiers, ont eu recours aux réseauxde trafic de drogue pour les renseignements et les opérations spéciales.