La guerre qui n’a pas eu lieu (fin)

Alors que la guerre de Kippour fait rage, en mer Méditerranée un autre conflit a lieu : les flottes américaines et soviétiques s’affrontent du regard, échappant de peu à une guerre mondiale.

2410JFR15 521 (photo credit: Reuters)
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(photo credit: Reuters)
Les forces israéliennes longent le canal de Suez.En réaction, le commandant de la marine soviétique, l’amiral Sergueï Gorchkov,ordonne à l’escadron méditerranéen de former une troupe d’infanterie navalecomposée de volontaires. Elle doit être déployée à Port-Saïd, à l’embouchure ducanal, pour une démonstration de soutien envers l’Egypte. Et, en cas de besoin,défendre la ville portuaire où les navires russes ont l’habitude de jeterl’ancre. Cette initiative table sur une réticence israélienne à attaquer desforces soviétiques (Jérusalem a en effet envisagé d’entrer à Port-Saïd à unmoment donné).
Sur le front russo-américain, la pire confrontation a lieu après la fin descombats sur terre, alors que la Troisième armée égyptienne est encerclée parles forces israéliennes dans le désert du Sinaï. Répondant aux appels deSadate, Brejnev prévient Washington : si le siège des troupes égyptiennes n’estpas levé, il envisagera une intervention unilatérale. Le jour même, des naviressoviétiques qui transportent vraisemblablement les forces volontaires, arriventà Port-Saïd. “Il semblerait que nous allons sauver Port-Saïd des Israéliens”,note Semenov dans son carnet de bord. En URSS, plusieurs divisions aériennessont en état d’alerte. Selon les informations de la CIA, les livraisons d’armesrusses par cargo, en direction de l’Egypte et de la Syrie, cessent abruptementce matin-là. Ce qui pourrait signifier que l’arsenal est désormais dispatchésur d’autres troupes.
La tension atteint son apogée à Washington, lorsqu’au terme d’une réunion quidure toute la nuit avec la Maison Blanche, le Pentagone lance Defcon 3 - leplus au niveau d’alerte militaire en temps de paix - au plan mondial. C’est uneréponse à l’avertissement de Brejnev.
Une division aérienne est prête à partir pour le Proche Orient et plus de 50bombardiers stratégiques B-52 sont rappelés de Guam en direction des Etats-Unis. L’amiral Murphy apprend que le John. F Kennedy entrera en Méditerranée etreçoit l’autorisation de faire amarrer le Roosevelt près de l’Independence aularge de la Crète. Murphy les maintient à environ 150 kilomètres de distancel’un de l’autre, assez proches pour se porter mutuellement assistance, maisassez loin pour être capables de déterminer lequel des deux est visé par lesmissiles soviétiques. Un bâtiment transportant les marins rejoint les deuxtransporteurs au sud de la Crète, près de la zone de conflit.
Israël veut en découdre avec l’Egypte 
L’escadron soviétique est maintenant fortde 97 vaisseaux, dont 23 sous-marins. La Sixième flotte est passée à 60navires, dont 9 sous-marins. Murphy estime que si les Russes attaquent enpremier, ils tireront 40 missiles et 250 torpilles. Les “commères” soviétiquesincluent désormais en première ligne des bateaux lance-missiles et des navirescapables de guider à mi-chemin des projectiles tirés au lieu.
Pour les deux camps, si la guerre semble tout à coup imminente, il n’y a plusd’autre choix que de lancer une attaque préventive totale afin de survivre.
Le 30 octobre, Semenov note dans son journal que les missiles de la flotteseraient dirigés vers 5 cibles américaines, seulement en cas d’une premièreoffensive : les trois porte-avions et les deux porte-hélicoptères. “Toutes les autrescibles sont secondaires. Tout le monde attend un signal. La tension a atteintson apogée”. Quelques missiles devaient être conservés pour les vaisseauxtransportant les sous-marins.
Murphy écrit de son côté que les deux flottes “stationnent dans les eaux àproximité l’une de l’autre tandis que le scénario pour une guerre maritime, quiparaissait jusqu’à présent impossible, est désormais établi”.
Le destin de la Troisième armée assiégée devient lié, sans que personne enIsraël ou en Egypte ne le sache, au sort des deux superpuissances quis’affrontent en mer pour des raisons qui leur sont propres.
Moscou, dont la crédibilité est en jeu, est prête à tout pour éviter à sesclients l’humiliation d’une capitulation.
Pour Israël, le siège des forces égyptiennes est un carburant psychologique, unbesoin désespéré de réaffirmer son pouvoir après l’une des plus sévèresépreuves de son histoire. L’Etat hébreu n’a donc que peu envie de se plier à lademande américaine de ne pas détruire la Troisième armée ou la forcer à serendre.
Le ministre de la Défense Moshé Dayan se dit néanmoins prêt à la laisser battreen retraite, mais sans ses armes, et ses officiers qui pourraient être échangéscontre les prisonniers de guerre israéliens. A la réflexion, il est mêmed’accord pour laisser l’armée plier bagage avec son arsenal, tant qu’elleabandonne les implantations conquises dans le Sinaï, en signe de défaite.
Les jours passent et les réserves d’eau égyptiennes diminuent.
Un haut gradé du département de la Défense américain s’en prend sèchement àl’attaché militaire israélien de Washington, le général Motta Gour : “J’espèreque vous savez que vous êtes en train de jouer avec une confrontation dessuperpuissances”.
Jeux de pouvoir 
En fin de compte, l’emprisonnement de la Troisième armées’avère être un cadeau pour la diplomatie américaine.
Car Sadate, prêt à tout pour éviter la capitulation ou l’annihilation de sestroupes, se trouve soudain sous la coupe des Américains. La Seconde armée tienttoujours le coup dans au nord du canal de Suez. Mais le général de divisionisraélien, Avraham Adan, est certain de pouvoir écraser la Troisième armée enune seule nuit de combats.
Le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger exploite habilement la situationpour préserver la Troisième armée et l’honneur de l’Egypte. Et permet ainsi ledialogue entre les belligérants, ce qu’un Caire vaincu aurait pu rejeter.Kissinger ouvre également la voie au remplacement de l’influence soviétique enEgypte par celle de l’Amérique. Il convoque l’ambassadeur israélien SimhaDinitz dans son bureau à minuit pour lui signifier que la destruction de laTroisième armée “n’est pas une option envisageable”. Le diplomate met en garde,au nom du président Nixon, qu’à moins qu’un convoi d’eau et de nourriture versl’armée encerclée ne soit autorisé, les Etats-Unis soutiendront la demande del’ONU pour un repli israélien. Et d’exiger une réponse à 8h du matin lelendemain.
Quelques heures avant la fin de l’ultimatum, un message arrive du Caire,adressé à la chef du gouvernement, Golda Méir. L’élue avait proposé unerencontre entre officiers israéliens et égyptiens pour discuter du sort de laTroisième armée et d’un échange de prisonniers. En retour, les Egyptiensdemandent un cessez-le-feu complet et le transfert immédiat d’une aide nonmilitaire, en particulier de l’eau, aux troupes. Méir accepte les deuxconditions.
Alors que le cessez-le-feu prend effet, la Sixième flotte et l’escadronméditerranéen se désengagent lentement des côtes et disparaissent à l’horizon.Sur terre, les belligérants ne remarquent quasiment pas les navires qui en sontpresque arrivés à la guerre pour eux.