La guerre qui n’a pas eu lieu (suite)

Alors que la guerre de Kippour fait rage, en mer Méditerranée un autre conflit a lieu : les flottes américaines et soviétiques s’affrontent du regard, échappant de peu à une guerre mondiale. Episode 2 sur 3

flotte 1710 521 (photo credit: US Navy)
flotte 1710 521
(photo credit: US Navy)
Les avions et vaisseaux soviétiques ont commencé à évacuer leurs ressortissants d’Egypte et de Syrie avant le début de la guerre. Des milliers de militaires restent à l’arrière pour conseiller et assister les armées arabes.La surveillance du détroit des Dardanelles rapporte que des navires de la flotte russe en mer Noire descendent vers le sud en grand nombre, traversant les eaux turques pour rejoindre la Méditerranée, équipés à la fois de missiles et de sous-marins. Le gouvernement turc, opposé au soutien de Washington à Israël, facilite leurs conditions de passage.Les règles de conduite de Murphy sont : défendre sa flotte. Ce qui signifie décider entre une attaque à la première indication d’hostilité de l’ennemi, comme le passage à la position de tir par les lance-missiles soviétiques, ou attendre que l’attaque ait d’abord lieu.Dans un entretien avec l’auteur de ces lignes, dix ans après la guerre, l’amiral Murphy avait avoué qu’il n’aurait pas eu le temps de se concerter avec Washington. Et estimé les chances d’une attaque initiale de la part des Russes à 40 %. Faisant confiance aux services secrets maritimes pour l’avertir au moment voulu, il espérait avant tout sortir indemne du premier échange de tirs. En cas d’affrontements, avait-il expliqué, son intention était de traquer chaque navire soviétique en Méditerranée et de le couler.La flotte américaine protège les cargos à destination d’Israël jusqu’à Crète. De là, les bâtiments procèdent jusqu’aux eaux israéliennes sans escorte. Un vaste pont aérien de matériel militaire est lancé par les Américains, une semaine après le début de la guerre, mais les pays européens refusent d’autoriser les avions à atterrir sur leurs territoires de peur d’un embargo arabe sur le pétrole. Murphy déploie alors ses vaisseaux le long de la Méditerranée pour assister leur navigation, fournir une défense aérienne et pouvoir se porter au secours de tout appareil abattu. Un contre-torpilleur est même envoyé jusqu’à Chypre.
Supériorité technologique israélienne
Pendant ce temps, une autre rencontre navale a lieu à proximité : les marines israélienne d’une part, et égyptienne et syrienne d’autre part, s’affrontent. Bien que modeste en taille, cette bataille marque un point charnière dans l’histoire navale : pour la première fois, les deux camps se battent à l’aide de missiles et non plus de fusils. Les missiles sont localisés sur les vaisseaux ennemis par les radars de chaque armée.Les marines arabes ont été équipées plusieurs années auparavant par les Russes en bateaux aux missiles Styx. C’est un de ces projectiles, tiré par un navire égyptien, qui coule le contre-torpilleur israélien à Eilat en 1967, le premier navire dans l’Histoire à être coulé par un missile.Dans un intense effort d’ingénierie, Israël va alors fabriquer son premier missile maritime téléguidé, le Gabriel, et l’installe sur une dizaine de petits navires commandés à un chantier naval de Cherbourg. Ce sont les premiers bateaux à missiles occidentaux, embarcations de patrouille, mais à la puissance des grands croiseurs. Les Styx possèdent une portée deux fois supérieure à celle des Gabriel (45 kilomètres contre 20) mais les Israéliens ont développé des moyens de guerre électroniques sophistiqués qui, espèrent- ils, pourront brouiller les radars des Styx.Dans un heurt sur la côte syrienne au premier soir de la guerre, les lance-missiles israéliens croisent le fer avec trois autres navires syriens venus du port de Lattaquié pour livrer bataille. Les Syriens tirent leurs missiles bien avant les Israéliens, mais les défenses antimissiles de Tsahal, qui utilisent des nuages de filaments d’aluminium pour présenter de fausses images aux radars Styx, réussissent à les détourner. Les vaisseaux syriens ne possèdent pas les mêmes contremesures et sont tous trois détruits.Deux nuits plus tard, les petits patrouilleurs israéliens coulent trois des quatre navires lance-missiles égyptiens qui se sont risqués hors d’Alexandrie. A nouveau, les embarcations israéliennes ne subissent aucune perte.Dès lors, plus aucune flotte arabe n’ose s’aventurer en mer pour le reste de la guerre.Résultat : les cargaisons destinées à l’Etat hébreu arrivent et repartent librement du port de Haïfa durant les trois semaines que va durer le conflit.Touché-coulé en Méditerranée Les heurts entre leurs mandataires ne changent rien à la confrontation russoaméricaine qui a lieu en mer. Les Israéliens ont toutefois leurs propres affrontements avec les vaisseaux soviétiques. Les contrôles radio et satellitaires informent constamment les Russes des mouvements navals en Méditerranée.En mission clandestine, la flotte israélienne se fait invariablement repérer et suivre par une escorte soviétique avant d’atteindre son objectif.Six jours après le début de la guerre, les patrouilleurs israéliens coulent par erreur un cargo russe, l’Ilya Mechnikov, qui a jeté l’ancre au port de Tartous en Syrie avant le début des hostilités. Les contre-torpilleurs russes ont d’abord commencé par accompagner les bateaux marchants qui passent par les Dardanelles avec du matériel de guerre à destination de la Syrie. Mais ils craignent de dépasser Chypre et de provoquer les Américains ou de s’attirer une attaque accidentelle israélienne du type de l’incident Liberty.Toutefois, après le naufrage de l’Ilya Mechnikov, les navires russes reprennent l’escorte des bateaux syriens. A au moins une reprise, un démineur soviétique tire, mais ne touche pas les avions israéliens qui attaquent le port syrien de Lattaquié.Le commandant de la marine israélienne, l’amiral Benny Telem, part du principe que la Sixième flotte neutralisera toute menace pesant sur ses forces par la flotte soviétique.Dans un entretien plusieurs années après la guerre, il expliquera que si la marine russe s’était montrée belliqueuse, il aurait réagi en conséquence. On ignore encore aujourd’hui si les Russes avaient des défenses électroniques sur leur flotte. Mais dans tous les cas, les succès indéniables des lance-missiles israéliens à Lattaquié et à Alexandrie sont un facteur à prendre en considération pour les Soviétiques.
“Ils disjonctent tous les deux”
Alors que la guerre progresse, la tension grimpe au sein des deux flottes. Les commères, qui étaient auparavant de simples contre-torpilleurs, sont désormais renforcées par d’autres embarcations. Et tandis que les officiers supérieurs n’y montaient jamais, les Américains ont désormais la surprise de découvrir deux amiraux sur les bateaux qui les suivent.“L’objet de leur présence peut simplement être de nous faire savoir qu’ils suivent nos activités et de nous rendre conscients des leurs”, écrit alors Murphy dans un message à Washington. Des sous-marins soviétiques sont affrétés à la surveillance des ports israéliens.Le 19 octobre, deux semaines après le début de la guerre, le capitaine Semenov note dans son journal : “Ces derniers jours, la situation est devenue si compliquée qu’il semble que nous soyons sur le point de nous engager dans une guerre”. La pression sur un équipage épuisé est constante et certains hauts gradés, dont Semenov et le commandant adjoint de l’escadron, montent des gardes de 12 heures d’affilée.Selon le capitaine, la vie à bord est devenue “frénétique et sauvage”. Et de décrire le commandant de l’escadron, l’amiral Evgueni Volobuyev, et son adjoint comme des “personnes émotives”. Il écrit : “Ils disjonctent tous les deux. L’esprit d’un officier travaille mieux au calme”. Attendu les circonstances, cet état d’esprit est dangereux.Les Russes se montrent si agressifs envers les vaisseaux américains que l’amiral Murphy envoie un message en sémaphore à l’amiral Volobuyev, lui demandant d’adhérer à un accord signé entre les deux puissances plusieurs années auparavant qui oblige leurs vaisseaux respectifs à ne pas pointer leurs missiles les uns en direction des autres. Le département d’Etat se fend également d’une note dans la même au ministère soviétique des Affaires étrangères. Sa hiérarchie ordonne à Volobuyev d’obéir.Mais les esprits sont si échauffés que l’obéissance a, depuis longtemps, été jetée aux oubliettes. A suivre...