La vie après la mort

Rencontre avec l’ancien porte-parole de la police israélienne, Gil Kleiman, énième victime des 48 attentats-suicides palestiniens. A cela près qu’il n’était jamais présent au moment des explosions

kleiman (photo credit: (© Ariel Jerozolimski))
kleiman
(photo credit: (© Ariel Jerozolimski))

Jadis, il étaitle visage et la voix d’Israël. Aujourd’hui, Gil Kleiman se remet lentement maissûrement de son effondrement suite à ses fonctions de porte-parole de la policeisraélienne, lors de la seconde Intifada de 2000 à 2005.

Au cours de ces cinq années, 524 Israéliens ont été tués dans une séried’attentats-suicides palestiniens. Arrivé systématiquement sur les lieuxquelques minutes après l’explosion, Kleiman, lui, est toujours bien vivant. Ilétait l’un des premiers à découvrir la scène et à donner des interviews. Unexercice qui ne l’a pas laissé indemne. Au fil du temps, il a fini par devenirune autre des victimes. Pour avoir développé le syndrome de stresspost-traumatique (SSPT).
En tant que porte-parole de la police pour la presse étrangère, Kleiman,aujourd’hui âgé de 54 ans, est souvent apparu à la télévision, fournissantdétails et analyses de la pire vague d’attentats suicides jamais perpétréecontre l’Etat juif. La période la plus passionnante de sa carrière - et la plusbouleversante.
A chaque nouvel attentat, Kleiman, originaire de Brooklyn, consciencieux etsoucieux de bien faire son travail, arrêtait tout, sautait dans sa voiture etse précipitait sur les lieux du drame. Parmi les premières personnesinterrogées, il délivrait les détails relégués immédiatement par les médias depar le monde. Détachement clinique oblige, il savait que pour gagner la guerrede propagande contre les terroristes suicides palestiniens, il devait gagner dutemps d’antenne, et autant que possible.
Trop conscient de ce qu’il allait trouver à son arrivée sur le lieu del’explosion - cadavres, corps en lambeaux, peut-être un terroriste palestiniendécapité, des hommes et des femmes grièvement blessés, hurlant de douleur ou àl’agonie, des landaus de poupées, des biberons, bref, le chaos général -Kleiman prenait sur lui. Pourtant il revenait, encore et encore, jusqu’au jouroù il a été forcé de reconnaître qu’il en avait trop vu.
“Ce que j’ai vu, personne ne doit le voir”

D’ordinaireplutôt sociable, parfois émotif, volubile et au bagou facile, Kleiman s’est peuà peu retrouvé la langue liée et l’esprit ailleurs. Anesthésiant ses émotionset convaincu qu’il pouvait faire son travail sans pour autant êtrepsychologiquement atteint, il s’est finalement rendu compte que sonengourdissement s’était progressivement transformé en un traumatisme cumulatif,menant à un véritable stress posttraumatique en 2005.
“Ce que j’ai vu, personne ne doit le voir”, note Kleiman.
“Ce n’était pas naturel.”
Avant d’occuper ce poste, il a revêtu plusieurs casquettes au sein de la policeisraélienne. Depuis 1983, il a successivement officié comme technicien enexplosifs, avocat, formateur en sécurité, détective spécialisé dans leshomicides et porte-parole de la police. En 1980, il a obtenu un diplômed’histoire de l’université américaine George Washington, avant d’être diplôméen droit, en 1991, par l’université Bar- Ilan en Israël.
Au début, après avoir effectué sa sombre tâche, Kleiman fondait parfois enlarmes, mais parvenait à garder son calme, mois après mois. C’est vers lemilieu de l’année 2002, période la plus sanglante, qu’il a commencé à avoir dumal à gérer ses émotions. Et à se retrouver de plus en plus déprimé.
“Dans les moments les plus difficiles, je m’épanchais auprès d’un ami. Nosconversations me permettaient de recharger mes batteries”, se souvient-il. Dequoi permettre au porteparole de la police de tenir deux années de plus.“J’étais au bord de la dépression, mais je réussissais à tenir bon, à faire montravail”, raconte-t-il, se souvenant de ces jours de tourmente soigneusementdissimulée.
Personne ne connaissait son secret. Sauf sa femme, Ilanit, également policière.Puis début 2005, le nombre des attentats- suicides en Israël a commencé àbaisser. Du triple au simple. D’un record de 55 en 2002, à 14, trois ans plustard.
C’est là que les défenses de Kleiman ont lâché. Quand, le 25 février 2005, unterroriste palestinien a sauvagement attaqué le Stage Club le long de lapromenade de Tel-Aviv. Résultat : cinq morts et 50 blessés.
Un agent de police ne doit pas craquer

“Je ne pouvaispas m’arrêter de pleurer”, explique Kleiman.
Mais un agent de police ne peut se permettre d’avoir une faiblessepsychologique. Alors, par peur de perdre son emploi, Kleiman a dû garder lesilence. Jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il était temps d’avoir recours à uneaide extérieure professionnelle.
Après une consultation avec un officier de la santé mentale et son médecin defamille, Kleiman a enfin compris qu’il n’était plus obligé de taire sonmal-être. “Je n’avais pas à avoir honte. Je n’étais pas à blâmer. Je n’avaisrien fait de mal”, pointe-t-il.
Se remettre d’un SSPT n’est pas chose facile. En mars 2005, Kleiman renoue avecses fonctions de porte-parole. Mais, encore sous le choc de toutes les scènesd’horreur qu’il avait dû contempler, il ne pouvait se concentrer et absorber ceque les gens lui disaient.
Il part en congé maladie. Pour quelques mois seulement, pense-t-il alorsnaïvement.
Mais après ce laps de temps, n’ayant pas complètement récupéré, il découvre àsa grande déception que ses supérieurs l’ont démis de ses fonctions deporte-parole. Kleiman s’est alors juré de revenir à “la normale” - peu importece que cela signifiait. Il se souvenait d’une expression que ses amis deBrooklyn utilisaient souvent : “We don’t get even ; we get better.” (Nous nenous vengeons pas, nous allons mieux.) Pendant près d’un an, Kleiman va seprésenter au QG de la Police à Jérusalem, passer quatre à cinq heures derrièreson bureau, la porte fermée, et surfer sur Internet. Il avait pour ordre de nepas utiliser le téléphone et de ne pas faire de travail policier. Sans autrealternative, en février 2006, il prend sa retraite. Il est alors âgé de 47 ans.
Pendant son processus de guérison, Kleiman a pu constater à quel point lapolice israélienne n’était aucunement préparée à gérer les troubles mentaux.Forcé de se tourner vers une aide psychiatrique privée, quelle ne fut pas sasurprise d’entendre un autre porte-parole de la police assurer, sans piper, àdes journalistes, que la police avait à sa disposition des psychologues pourles victimes du SSPT - alors que c’était faux. Pour Kleiman, il était difficilede comprendre pourquoi il ne pouvait obtenir l’aide dont il avait besoin.
Retour à la normale

“La policedistribue à ses hommes des gilets pare-balles pour se protéger contre desfragments de métal, mais aucun gilet pare-balles psychologique”, avanceKleiman.
A sa retraite, il a été classé ancien combattant invalide, avec les avantagesattenants, y compris la prise en charge d’un traitement psychologique pour leSSPT. Il a pu obtenir le diplôme d’instructeur de Tai Chi, art martial chinois,de l’Institut Wingate de Netanya.
Il a alors commencé à enseigner la discipline à des étudiants et ancienscombattants traumatisés, mais ces derniers affichaient un manque d’enthousiasmeflagrant.
Puis, en 2008, il a monté une société internationale de conseil en sécuritéavec un ami proche, Mardochée Dzikansky, ancien détective du NYPD (policenew-yorkaise). Les deux hommes qui avaient collaboré par le passé sur l’analysedes attentats suicides palestiniens en Israël, dispensent dorénavant des coursà des corps juridiques, des universités, des think tanks et des universités, àqui ils font profiter de leur savoir en contre-terrorisme. Désireux de faireprofiter de son expérience sur les attentats suicides de façon académique,Kleiman a publié un livre de référence en 2011, sur la défense contre lesattentats suicides.
Aujourd’hui, il poursuit son travail de formateur-conseil : il enseigne auxpremiers interviewés lors d’incendies comment réagir en cas d’attaqueterroriste sur le sol américain.
Il est également consultant pour le ministère de la Sécurité intérieure, etendosse à nouveau le costume de porte-parole ponctuellement, pour des incidentsparticulièrement sensibles.
Si Kleiman sait qu’il a payé un prix élevé pour être le visage public d’Israëldans ses années les plus difficiles, il garde un chaleureux souvenir de ses 23ans de service.
“Aujourd’hui, je suis complètement rétabli. Je suis en meilleure santéqu’avant. Pendant des années, mon métier n’était pas normal. Aujourd’hui je mesens normal.”