La voix d’une nation

Haïm Yavin se penche sur une carrière qui a couvert les grands moments de l’histoire de son pays.

1912JFR18 521 (photo credit: Michal Fattal/Flash 90)
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(photo credit: Michal Fattal/Flash 90)

C’est un conseil reçu en 1956,à l’âge de 24 ans, qui a suscité la vocation de celui qui allait devenir l’undes visages les plus célèbres d’Israël. Pendant 40 ans, il a présenté lejournal du soir sur la chaîne publique de télévision. A tel point qu’il estdevenu pour nombre d’Israéliens, « Monsieur Télévision ».
De son propre aveu, Yavin n’était pas un bon élève. Certes, il étudiera unmoment le droit, mais quittera l’université au bout de six mois pour allertravailler sur des chantiers ou cueillir des bananes et des tomates, tout en sedemandant s’il réussira un jour à gagner décemment sa vie.
Ce sont des amis qui lui conseillent d’essayer la radio.
« Avec la voix que tu as, tu as toutes tes chances ! » Yavin, qui n’écoutejamais la radio, ne sait s’il faut les prendre au sérieux.
Quand on l’écoute évoquer ses débuts à la télévision israélienne, c’est touteune époque qui défile : celle des premiers journaux télévisés, où les employésdevaient davantage compter sur leur propre détermination que sur les moyens misà leur disposition. Une époque où il fallait faire ses preuves, face à despatrons qui estimaient qu’ils manquaient de préparation.
En 2008, Yavin a quitté son fauteuil de présentateur, ce qui lui laisse àprésent tout le loisir de nous rencontrer à la cafétéria d’un grand hôtel dubord de mer, à Tel-Aviv, entouré de convives qui chuchotent : « C’est HaïmYavin ! » A 80 ans, il n’a plus le visage grave qu’il arborait pour présenterle journal de 21 heures, mais a gardé cette voix de baryton qui a su apaiserles téléspectateurs et les rassurer aux heures les plus sombres de l’histoired’Israël.
Le premier DJ d’Israël 

Né en Allemagne, à Beuthen (ville aujourd’hui polonaise)en 1932, le petit Heinz Kluger émigre très vite en Israël avec ses parents, quela montée au pouvoir d’Hitler effraie. La famille a bien tenté de lesconvaincre qu’il ne s’agit que d’un phénomène passager, mais son père Sigmundn’a rien voulu entendre. Il laisse derrière lui ses proches, qui seront tousassassinés à Auschwitz.
Lorsque les Kluger débarquent en Palestine, les autorités changent le prénom deHeinz en Haïm (« Je détestais ce nom », confie Yavin). La famille s’installealors à Haïfa.
Très mauvais élève – au point qu’il est même renvoyé d’un lycée –, Haïm Klugerfinit par obtenir son baccalauréat. Au terme de son service militaire, il parts’installer à Jérusalem étudier le droit à l’Université hébraïque. Il trouve depetits emplois sans intérêt pour gagner sa vie, mais finit par écouter sesamis, qui lui conseillent d’essayer d’entrer à la radio comme présentateur.
Il pose sa candidature en 1956 et obtient aussitôt le poste.
A l’époque, le règlement de Kol Israël veut que tous les employés hébraïsentleur nom de famille. C’est ainsi que Haïm Kluger devient Haïm Yavin.
L’une de ses premières réalisations est un reportage dans le lointain villagede Beit Shean, dans la vallée du Jourdain, où il évoque la pauvreté en Israël.Au cours des douze années suivantes, il produira d’autres documentaires, maisaussi des programmes de divertissement. « J’ai été le premier DJ d’Israël »,affirme-t-il en souriant.
« C’est très bien, tout ça », lui dit sa mère, « mais quand est-ce que tu teremets sérieusement aux études ? » Des paroles qui le hanteront tout au long desa brillante carrière…

Défilé militaire en direct 

Quand éclate la guerre desSix-Jours, en 1967, 40 000 foyers israéliens sont équipés d’un poste detélévision. Il s’agit surtout d’arabophones, puisqu’on ne ne peut regarder àl’époque que les programmes d’Egypte ou de Jordanie. Il faut dire que, depuisvingt ans, le père fondateur David Ben Gourion s’oppose à la création d’unechaîne de télévision israélienne, de crainte que ne s’accroisse le fossé entreriches et pauvres et que les programmes venus des Etats- Unis, retransmis enIsraël, ne viennent dénaturer la culture du pays.
Le gouvernement finira par donner son feu vert en 1968.
Eliahou Katz, professeur de communication, est chargé de créer une chaîne detélévision. Yavin, qui prépare à l’époque un master en communication àl’Université hébraïque, devient son assistant.
Mais les moyens dont il dispose sont limités et Katz est persuadé qu’il faudraattendre plusieurs années avant d’avoir des présentateurs et des journalistesdignes de ce nom pour produire un journal télévisé.
C’est sans compter sur Yavin et ses collègues, qui brûlent de se lancer dansl’aventure. Ils y parviendront et c’est le jour anniversaire de l’Indépendance,en 1968, qu’ils transmettent leur premier reportage télévisé en direct : ledéfilé militaire de l’armée israélienne, qui présente à cette occasion lematériel militaire confisqué à l’ennemi pendant la guerre des Six-Jours. Yavinn’est alors que producteur de l’émission.
Un matin, peu après la parade, il remarque dans un couloir une petite foule decandidats venus auditionner pour le futur journal télévisé. Il tente sa chance.« Je suis entré dans le studio », raconte-t-il, « et je n’en suis plus jamaisressorti.
Les gens qui m’ont entendu ont adoré ma voix. » Même après le succès remportépar la diffusion du défilé militaire, Katz reste réticent à instaurer unecouverture médiatique régulière de l’actualité de la jeune nation. Le 23juillet 1968, l’avion El-Al assurant la liaison entre Londres et Tel-Aviv estdétourné ; Katz autorise alors la diffusion d’une émission d’une heureprésentée par Yavin. Très vite, celuici commencera ensuite à présenter lejournal « Mabat », chaque soir à 21 heures.
« Israël connaît aujourd’hui un bouleversement » 

Pendant 40 ans, Yavin seral’animateur vedette de ce rendez-vous incontournable. Sa voix profonde etrassurante aide les auditeurs à encaisser les mauvaises nouvelles. Ils’applique à parler lentement, mais sans paraître didactique.
On le compare à l’icône de la télévision américaine Walter Cronkite, doté luiaussi d’une voix autoritaire et apaisante.
Yavin doit parfois prendre des décisions difficiles sur les termes à employerpour ne pas affoler le public. Ainsi, le 17 mai 1977, quand Menahem Begindevient Premier ministre après trente ans de gouvernement travailliste, c’estlui qui doit annoncer au public cette véritable révolution politique. Il saitcependant qu’il ne faut pas employer le terme hébraïque de révolution, «maapekha », qui évoque la violence et les barricades, une image souventattribuée, à juste titre, au parti Hérout de Menachem Begin. Il entame doncl’annonce des résultats par une expression similaire, mais plus anodine : «yesh maapakh bé’israel » (Israël connaît aujourd’hui un bouleversement). «Maapakh », et non « maapekha ».
Depuis lors, cette phrase est restée dans l’histoire, plus que toute autreprononcée au cours de sa carrière.
Six mois plus tard, des rumeurs laissent entendre que le président égyptienAnouar El-Sadate prévoit de venir parler de paix à Jérusalem. Ce serait lepremier dirigeant arabe à prendre une telle initiative et Yavin n’y croit pasune seconde, tout comme il sait que la majorité des Israéliens en doutent.
Le jour même où il est nommé directeur de l’information sur Israël Télévision,un collègue l’informe que Sadate va bel et bien arriver quelques jours plustard. « Oui », lui répond-il, cynique. « Et toi et moi, nous partons sur lalune ! ».
La visite se confirme pourtant et le voilà chargé de l’annoncer au public.Conscient qu’il doit mettre son cynisme de côté pour ne pas risquer d’alarmerles téléspectateurs, il prend sa voix la plus grave et la plus assurée pourlivrer la surprenante information.
« Rabin ne fait plus partie du monde des vivants »

Aussi difficile qu’ait étécette annonce, elle n’a pas suscité la même tension que celle de l’assassinatdu Premier ministre d’Israël. En cette soirée du 4 novembre 1995, dès l’instantoù Yavin apprend que l’on a tiré sur Itzhak Rabin, il s’installe devant lescaméras. Mais que peut-il dire ? Il ne connait pas les détails et ignore lagravité des blessures de Rabin.
Il sait que la chaîne d’informations britannique Sky News a déjà annoncé lamort de Rabin, mais il ne peut relayer cette information tant qu’elle n’est pasofficielle.
Elle finira par le devenir. Yavin est alors trop bouleversé pour livrer latragique nouvelle aux téléspectateurs. « J’étais incapable de prononcer cesmots, de dire que Rabin avait été tué, ou assassiné, ou même qu’il était mort…» Il doit pourtant dire quelque chose. « Rabin ne fait plus partie du monde desvivants », finit-il par articuler. Il est si ému qu’il craint de s’effondrer endirect devant la caméra.
Il s’exhortera malgré tout à poursuivre. « Tu as un devoir à accomplir », serépète-t-il.
Au cours des années suivantes, ce sont les attentats-suicides qui se succèdentdans les villes israéliennes. Yavin trouve son métier de plus en plusdifficile. « Je détestais ces bombes.
C’était quelque chose de physique. J’étais très déprimé à l’époque. Je medemandais ce que nous allions devenir. » Il répond à cette question enconcluant que, si Israël n’évacue pas les territoires ou ne parvient pas àconclure un accord politique avec les Palestiniens, il n’y aura jamais la paix.
Jusque-là, aucun téléspectateur n’avait pu deviner quelles étaient sesconvictions politiques. Cette fois, il estime devoir prendre position etsuggère qu’Israël renonce aux territoires.
Il se rend alors sur le terrain et tourne un reportage, que la télévisiondiffusera en cinq parties en mai 2005.
Un homme d’opinion… politique 

En voix off, Yavin ne mâche pas ses mots : «Depuis 1967, nous avons été des conquérants brutaux, des occupants, nous avonsréprimé tout un peuple. » Autant dire que les habitants des territoiresn’apprécient pas cette liberté qu’il prend en diffusant ainsi ses opinionspersonnelles. Ils s’estiment insultés et demandent à la chaîne de licencier leprésentateur vedette. Au lieu de cela, on propose à Yavin un contrat d’uneannée supplémentaire et, deux ans plus tard, il se voit décerner le PrixIsraël, la plus haute distinction du pays.
Le documentaire en cinq parties ne préconise pas de remède miracle. « Je n’aipas de solution », déplore Yavin.
Il encourage simplement Israël et les Palestiniens à conclure un accordpolitique. « Je ne savais pas si le terrorisme allait s’arrêter, ni si et quandon allait évacuer les territoires, étant donné qu’il y avait déjà desterroristes avant l’occupation de ces territoires par Israël. Mais je disaisque, si nous ne parvenions pas à un accord, le terrorisme se poursuivraitéternellement. Ils ne vont nulle part et nous n’allons nulle part. » En 2004,la Judée-Samarie comptait 234 000 habitants juifs. Ils sont 350 000aujourd’hui. Il faut croire que les reportages de Yavin n’ont guère influencéles habitants des implantations.
Contrairement à d’autres stars des médias, qui lorgnent tôt ou tard du côté dela politique, Yavin n’a jamais été tenté. L’opportunité la plus sérieuse s’estprésentée à lui en 1977, quand Amnon Rubinstein, dirigeant du Mouvementdémocratique pour le changement (ancêtre du Meretz actuel), lui promet un siègeà la Knesset. Yavin refuse poliment. « Quand j’étais directeur de l’informationd’Israël Télévision [de 1986 à 1990], rien ne m’ennuyait davantage que d’allerde réunion en réunion. Je savais par expérience que je ne pourrais être quemédiocre dans cette activité. » Aujourd’hui, quand il regarde la télévision,Yavin déplore les transformations qui s’y sont opérées : « C’était un médiasérieux et c’est devenu un simple outil commercial, qui cherche à toucher leplus de monde possible. Au début, quand j’ai commencé à y travailler, onpensait que la télévision avait le pouvoir d’améliorer l’humanité, mais désormais,ce n’est plus rien d’autre qu’un divertissement. » Quant aux nouveauxprésentateurs, ils parlent trop vite et pas assez distinctement à son goût. «De mon temps, nous tenions à ce que les téléspectateurs prêtent attention à ceque nous disions ; alors nous nous appliquions à parler d’une voix posée etintelligible. »