Le cas d’école Kiryat Yovel

Le quartier de Kiryat Yovel symbolise pour beaucoup la bataille entre laïcs et religieux de la capitale. Mais pour l’heure, aucun des deux camps ne semble satisfait

Ecole Kiryat Yovel (photo credit: Marc Israël Sellem)
Ecole Kiryat Yovel
(photo credit: Marc Israël Sellem)

Le 8 février dernier, les résidents du quartier de Kiryat Yovel de lacapitale s’éveillent avec une plaisanterie de mauvais goût pour certains, unegrave ignominie pour d’autres. Sur quatre murs du quartier, des affiches defemmes nues, copies de célèbres peintures de la Renaissance, délibérémentcollées sur des immeubles habités par des familles haredi.

Interrogé par un correspondant de presse locale, Shai (pseudonyme) déclare sansambages qu’il s’agit là de l’oeuvre de ses acolytes de la patrouille “LibérezJérusalem”, qui souhaite maintenir le quartier complètement laïc. “Nous l’avonsfait pour que les haredim se sauvent d’ici comme des cafards devant une bombeanti-moustiques”, a-t-il ajouté.

Aucun incident de ce type n’a eu lieu depuis lors, et pour cause, de par sonextrémisme, l’initiative a même provoqué l’ire des activistes qui luttentcontre l’hégémonie haredi dans le quartier. Beaucoup d’entre eux, euxmêmesreligieux, se sont sentis personnellement offensés. Mais pour autant, lesentiment général, selon lequel Kiryat Yovel serait devenu un champ de batailleentre les résidents haredim et non-haredim, est loin de s’être estompé.

Quelque 22 000 personnes, nées en Israël pour la plupart et un grand nombreissues de l’ancienne Union soviétique, peuplent le quartier sud-ouest deJérusalem. Fondé en 1950 sur les terres du Keren Kayemeth LeIsrael (Fondsnational juif) et les ruines du village palestinien Beit Mazmil (les vétéransdu quartier l’appellent encore ainsi), Kiryat Yovel est une zone hétéroclite ethétérogène, où les villas luxueuses côtoient des shikounim délabrés. Cesdernières années, de par sa proximité avec les quartiers à forte populationharedi comme Beit Vegan et Har Nof et ses logements bon marché, il est devenule choix privilégié des jeunes familles ultra-orthodoxes. Au fil des ans,surtout au cours de la dernière décennie, le savant mélange d’immigrantstraditionnels d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est (principalement deRoumanie) a évolué. Aujourd’hui, les haredim représentent la majorité deshabitants du quartier (si l’on inclut Beit Vegan, qui faisait partie du conseilde Kiryat Yovel jusqu’au mois dernier). Toutefois, le phénomène ne saute pasaux yeux sur le terrain ; les résidents ultra-orthodoxes sont dispersés danstout le quartier, très étendu. Ainsi, bon nombre de résidents d’origine n’ontpas encore pris conscience des changements démographiques qui se sont emparésde Kiryat Yovel.

Guerre du erouv et autres batailles

Récemment, le fossé entre les deux communautés s’est encore creusé, avec ladécision, promue par le maire Nir Barkat d’établir un conseil local distinctpour la zone de Beit Vegan, qui servira exclusivement la communautéultra-orthodoxe. Lors de la réunion consacrée à délimiter la zone du nouveauconseil, la fonctionnaire Rachel Azaria a découvert que deux prestigieuxlycées, nonharedis, y étaient “incidemment” inclus. La session s’est alorstransformée en bataille féroce entre les haredim et les non-haredim, l’adjointau maire Itzhak Pindrus en digne représentant des premiers. Quelques semainesplus tard, il semble toujours bouleversé. Sans surprise, chaque partie estimequ’elle subit les attaques de l’autre pour des motifs fallacieux.

Mais au contraire des nombreuses voix qui n’hésitent pas à s’élever côténon-haredi, les haredim se sont abstenus de faire des déclarations, enparticulier à la presse, pour laisser la responsabilité de la parole à Pindrus.Au cours des dernières années, de nombreux incidents ont déjà soulevé destensions, car le quartier a subi une mutation évidente : les jardins d’enfantslaïcs deviennent haredi, les piscines (quatre dans le quartier) affichentdésormais des horaires séparés pour hommes et femmes, les événements culturelsdu vendredi soir, organisés par le centre communautaire, dérangent lesrésidents ultra-orthodoxes, quelques tentatives ont été faites pour imposer uneségrégation des sexes dans les supermarchés et les centres médicaux, et dessynagogues non autorisées dans des appartements privés ont poussé comme deschampignons. On a même relevé des cas de jets de pierres le Shabbat et desremarques désobligeantes de résidents ultra-orthodoxes sur l’habillement deslaïcs. Autre épisode qui atteste de la mésentente : la guerre du erouv, un filde délimitation qui encercle le quartier et permet ainsi aux religieux deporter une charge le Shabbat.

A peine les cordons installés - sans permis - les militants laïcs lestaillaient aussitôt – tout aussi illégalement. Bien sûr, tous les résidents deKiryat Yovel n’éprouvent pas le même degré de colère ou de méfiance à l’égardde la communauté ultra-orthodoxe. “Ce n’est pas comme si nous complotions denous emparer du quartier”, explique Sarah Berman, mère de trois enfants, lavingtaine avancée, dont le mari étudie dans une yeshiva de Beit Vegan. “Mesbeaux-parents vivent à Beit Vegan, mais c’est moins cher d’acheter unappartement à Kiryat Yovel qui se trouve à proximité.” Avec un sourireironique, elle ajoute : “Nous ne faisons pas partie d’une conspiration. Noussommes juste une famille qui doit bien vivre quelque part. “

Ecole orthodoxe dans rue laïque

Esti Kirmayer, jeune trentenairemariée et mère de deux enfants, réside à Kiryat Yovel depuis huit ans. Cettesecrétaire du Parti travailliste pour le district de Jérusalem ne cautionne pasl’activisme extrémiste laïc du quartier. Même si certaines choses la gênent vraiment,elle et ses voisins. “J’ai subi de désagréables menaces par téléphone, tarddans la nuit, comme ‘Tu vas mourir’”, se souvient- elle. “J’ai essuyé desremarques sur la façon dont je m’habille. Je portais un pantalon et une chemisesans manches quand quelqu’un s’est approché de moi et m’a jeté à la figure un‘va t’habiller’

Et je ne ce genre de désagréments plus d’une fois.” Et d’ajouter que lestensions ont augmenté, en particulier avec le lancement de la campagne desdernières élections municipales, en 2008 : “Nous avons remarqué beaucoup plusde réflexions, même à des petits enfants, comme ‘Ne monte pas sur une bicyclettele jour du Shabbat’. “ Mais le point de non-retour semble avoir été atteint, unjeudi matin d’août de cette année électorale, quand des employés municipaux ontinstallé deux caravanes dans le jardin public de la rue Warburg. Là,précisément, où les résidents laïcs organisaient leurs événements culturels enplein air, les vendredis, y compris le soir.

“Au début, certains ont pensé que la municipalité nous faisait une bonnesurprise pour embellir le jardin, mais bientôt nous avons réalisé qu’ils’agissait de quelque chose d’autre”, se souvient Kirmayer. Et ce quelquechose, était le fruit de la décision personnelle de l’adjoint au maire d’alors.Yehoshoua Pollak avait décidé d’installer à cet endroit précis une nouvelleécole maternelle haredi, au coeur de cette rue complètement laïque. En deuxjours, un premier groupe de non-religieux s’organisaient pour lutter contrecette décision, que certains considéraient comme rien de moins qu’unedéclaration de guerre. Ils ont décidé de construire une grande soucca sur leterrain de jeu - le Shabbat - et d’y tenir un sitting de protestation jusqu’àce que les tracteurs viennent installer les caravanes.

En cette période électorale de 2008, fait remarquer Kirmayer, les partisprogressistes comme Hitorerout B’yeroushalayim (Réveil à Jérusalem),Yeroushalmim (Hiérosolomytains) et Rouah Hadasha (Nouvel esprit) existaientdéjà. “Et, par conséquent, de nombreux résidents laïcs ont préféré se battre,[contrairement à] la réaction habituelle de ne rien faire, plier bagages etquitter Jérusalem qui avait prévalu jusque-là”, explique-t-elle.

Un nouveau maire, et alors ?

L’affaire constituera un tournantpour les résidents laïcs - et la plupart des religieux du camp nationaliste -qui ne souhaitent pas vivre dans un quartier ultra-orthodoxe. Pour beaucoup,quelque chose pouvait et devait être fait, les jours de mutisme étaientrévolus. Moins de trois mois plus tard, Barkat battait le candidat haredi MeïrPorush aux élections municipales, et beaucoup pressentaient l’avènement d’unenouvelle ère. Mais la situation sur le terrain était plus complexe.

“Evidemment, on s’attendait à ce que les choses changent, mais de nombreuxrésidents - à Kiryat Yovel en particulier, mais pas uniquement - n’admettentpas ou ne veulent pas comprendre qu’en politique, il existe un fossé entre ceque nous voulons et ce que nous pouvons accomplir”, explique un hautfonctionnaire de Kikar Safra, qui a longtemps oeuvré pour réconcilier les deuxpopulations.

A l’heure actuelle, le quartier compte quelque 800 famillesultra-orthodoxes, comparé à 400 il y a six ans. La rue Zangwill est totalementharedi. Environ la moitié de l’artère Stern aussi, idem pour les rues Olswangeret Brazil. Mais le reste des familles ultra-orthodoxes sont dispersées dans lequartier, et ce n’est que lors du Shabat ou des jours de fête, dans lessynagogues ou les terrains de jeux, qu’on peut évaluer leur nombre.

“Les laïcs de Kiryat Yovel parlent et agissent comme s’ils étaient une majoritéimportunée par une minorité qu’ils ne désirent pas avoir dans leurs pattes”,affirme Pindrus. “Ils oublient ou ignorent le fait que nous sommes la majoritéet non eux, et je pense qu’il est grand temps qu’ils s’en rendent compte.” Pendantce temps, certaines décisions du maire tendent à faciliter la vie du campnon-haredi. Kirmayer mentionne par exemple la volonté de créer à Kiryat Yovelune succursale de la Yeshiva laïque de Jérusalem - une institution où hommes etfemmes non pratiquants, d’une vingtaine d’années, étudient les textes juifs, sousun angle pluraliste - et celle de scinder les conseils du quartier. Des mesuresen faveur de la population non-haredi, estime la jeune femme.

Les habitants ont mûri

Toutefois, selon Pindrus, les choses ne sont pas si simples. Il revendique,en tant que représentant de la communauté ultra-orthodoxe, avoir respecté lesrègles du jeu de la démocratie, mais avoir perdu face à une situationtotalement injuste. “Nous sommes la majorité. Je le répète sans arrêt, et ilsne veulent pas écouter. En tant que représentant de la majorité haredi dans cequartier ultra-orthodoxe, j’ai accepté de renoncer à mon droit légitimed’organiser des élections pour Youvalim [le conseil du quartier de Kiryat Yovelet le centre communautaire] qui représente tout le district [y compris BeitVegan et Givat Ha’antenna], où nous aurions gagné la majorité des sièges auconseil d’administration, et pourtant nous avons décidé de limiter la zoneharedi à Beit Vegan et Guivat Ha’antenna - mais je suis toujours le méchant !Je suis toujours considéré comme la minorité qui menace les laïcs.”

Azaria sourit ironiquement devant les plaintes de Pindrus. “Pindrus oubliede mentionner qu’il a essayé d’ouvrir un Talmud Torah [une école primaireharedi pour les garçons] dans le quartier, au beau milieu d’une populationnon-haredi. Il a essayé et échoué. Donc, il est clair que c’est un jeu, dontles règles sont à redéfinir à chaque fois, et où les limites sont repoussées -pour tester si nous sommes sur nos gardes ou si nous nous sommes endormis.”

Toutefois, elle ajoute qu’il y a des aspects positifs qui ne doivent pas êtrenégligés. “Je pense que dans le cas particulier de Kiryat Yovel, nous avonstous appris une leçon. Jérusalem et ses résidents ont mûri. Une tellesituation, il n’y a pas si longtemps, aurait fini avec des dizaines de famillesnon-haredi pliant bagages et quittant le quartier, et sans doute la ville. Aulieu de cela, les habitants se sont organisés et ont riposté. Mais plus encore,en dehors de quelques radicaux très rares, tout a été fait sans démonstrationde haine envers les haredim. “

Un des fronts de la bataille

Apparemment, poursuit-elle, une partie de ce qui s’est passé à Kiryat Yovelétait prévisible, et l’engagement de la ville à maintenir l’équilibreharedi-laïcs faisait partie de l’accord de coalition signé par Barkat avecYeroushalmim, après les élections. Selon Azaria, Barkat savait déjà, en formantsa coalition, que ce quartier allait devenir un des fronts de la bataille haredi/non-haredide la ville.

“Nous avons convenu qu’il n’y aurait pas d’institutions d’enseignementultra-orthodoxes dans le quartier”, explique Azaria, “alors quand nous avonsdécouvert que Pindrus essayait d’ouvrir un Talmud Torah, nous nous y sommesimmédiatement opposés. C’était un cas de plus [pour tester nos limites], etnous étions prêts. “ Seul sujet encore en suspens : la question des lycéesBoyer (laïc) et Himmelfarb (religieux), qui, pour des raisons géographiques, sesont retrouvés sous la juridiction du nouveau conseil ultra-orthodoxe de BeitVegan et Givat Ha’antenna.

Pour la plupart des résidents non-haredi, il ne s’agit pas d’une erreurinnocente. Ils ont immédiatement accusé Pindrus d’essayer de “voler” unterritoire qui n’appartient pas à sa circonscription. Il y a quatre ans, lesmembres ultra-orthodoxes du conseil municipal avaient tenté d’acquérir leterrain de l’école Boyer pour des besoins institutionnels. Et les laïcsredoutent aujourd’hui que l’inclusion de l’école dans le conseil de Beit Veganne leur permette de mener leur plan à exécution. Quant à l’école Himmelfarb,certains craignent qu’une fois hors de la zone de Kiryat Yovel, les haredimvoudront la transférer ailleurs, afin de récupérer le bâtiment et sesinstallations.

Kiryat Yovel, un précédent ?

Sur cette question, Pindrus semble exaspéré. “Je ne comprends pas,vraiment,” dit-il, sans tenter de dissimuler sa colère. “Je le répète, ai-jedemandé une scission des conseils ? Non, cela m’a été imposé, par leschevaliers de la démocratie, qui ne voulaient pas prendre le risque de voircomment, via des élections libres, nous, la majorité haredi, gagnerions leconseil du quartier entier et commencerions, pour changer, à nous octroyer lesservices qui nous reviennent et que nous n’obtenons pas.”

Et d’ajouter que les besoins de sa communauté sont grands, et que, malgrétoutes les plaintes du secteur nonharedi, les orthodoxes sont loin d’obtenir ceà quoi ils ont droit, en tant que résidents de la ville, en termes de logement,d’établissements scolaires et de services communautaires. “En tout cas, je n’aijamais demandé [que les bâtiments soient dans une zone ultra-orthodoxe],” sedéfend-il. “C’est le fruit de la réalité sur le terrain et de la décision descinder le conseil. Je ne suis pas le seul à blâmer.”

Azaria admet que la scission du quartier en deux conseils distincts n’étaitpas la meilleure solution, notant que ces dernières années, la politique de lamunicipalité était au contraire de fusionner les conseils des quartiersavoisinants. Pour le moment, ajoute-t-elle, le nouveau conseil haredi nedispose même pas de budget ou de toute source de revenu (le conseil de Youvalimest le plus riche de la ville et bénéficie du plus haut revenu, grâce à sespiscines et ses installations sportives).

“Alors dites-moi, comment vont-ils financer leurs activités ? D’où viendral’argent ? Les résidents ont droit à une réponse claire”, observe-t-elle. Kirmayeret beaucoup d’autres membres de la communauté non-haredi l’affirment : KiryatYovel servira de précédent pour tous les quartiers de la ville. “Une chose estsûre,” note Azaria. “Les haredim comprennent déjà qu’ici, à Kiryat Yovel, ilsne gagneront pas aussi facilement qu’à Ramat Eshkol [quartier nord-est deJérusalem].”

Ce qui différencie Kiryat Yovel des autres quartiers aux tensionssemblables, c’est qu’il renferme une petite communauté de personnes dévouées,orthodoxes à tous les niveaux, sauf devant l’hégémonie de leurs semblables. “J’enconnais un certain nombre, ils me parlent plus facilement, parce que je suispratiquante”, explique Azaria. “Ils ne veulent pas vivre avec des haredim.Certes, ils ont un mode de vie religieux strict et privé, mais ils préfèrentvivre dans une communauté non-haredi. Ce sont eux qui ont donné aux gens commemoi la force de ne pas céder.”