Retour sur l’île des rêves brisés

Les survivantes de l’attentat de 1997 sur l’Ile de la Paix reviennent sur le lieu du massacre.

Attaque ile (photo credit: Yafa Shoukroun)
Attaque ile
(photo credit: Yafa Shoukroun)

Hila et Keren Ofri sont des jumelles de 29 ans, nées à Beit Shemesh, àl’ouest de Jérusalem. Elles ont mis des semaines à décider si oui ou non ellesparticiperaient au voyage sur “l’Ile de la Paix” à Naharayim, à la frontièrejordano-israélienne, au confluent du Jourdain et du Yarmouk. Situé en borduredu kibboutz Ashdot Yaakov, ce parc verdoyant a été établi au lendemain del’accord de paix signé entre Israël et la Jordanie en 1994. C’est aussi le lieuoù l’enfance de Hila et Keren s’est brutalement achevée.

Il y a quinze ans, le 13 mars 1997, les jumelles, alors âgées de 14 ans,participaient avec leur classe de 44 élèves à une excursion organisée àNaharayim par leur école, AMIT Fuerst, de Beit Shemesh. Alors que lesadolescentes se dirigeaient vers un point d’observation d’où elles devaientcontempler le paysage, le caporal jordanien Ahmed Moustafa Daqamseh, posté surune tour de garde, a ouvert le feu sur le groupe avec un fusil automatiqueM-16, tuant sept élèves et en blessant cinq, dont les jumelles et unprofesseur.

Le massacre de Naharayim a bien failli rompre le fragile équilibre quicommençait à naître entre Israël et la Jordanie, grâce au traité de paix concluentre le roi Hussein et le Premier ministre d’alors, Itzhak Rabin, en octobre1994, soit trois ans plus tôt. L’Ile de la Paix devait être le symbole de cenouveau climat de confiance qui s’instaurait et les mesures de sécurité avaientété allégées, côté israélien.

Aussitôt après la tuerie, Hussein se rend à Beit Shemesh auprès desfamilles des sept victimes. Dans une démonstration très médiatisée de chagrinet de repentance, le monarque jordanien tient les mains des parents,s’agenouille devant eux dans les tentes de shiva et regagne la confiance dupublic israélien.

Boucler la boucle

Cette année, pour la première fois depuis l’attentat, sept desurvivantesont revu le site, accompagnées par deux de leurs anciens professeurs. Et lesjumelles Ofri étaient du voyage. “Je les ai incitées à y aller”, déclare leurmère Shoulamit, “parce qu’il faut affronter ce qui s’est passé et boucler laboucle.”

“Ce n’est pas résolu et cela ne le sera jamais”, estime pour sa part Hila,blessée dans l’attentat, désormais divorcée et mère de deux filles. Elle estdevenue religieuse et vit aujourd’hui à Safed. “Je n’arrive toujours pas àdormir la nuit. Je laisse la lumière allumée en permanence, parce que j’ai peurdans le noir. Je tremble quand j’entends parler arabe. Autrefois, j’adoraiscette langue, mais maintenant, je la déteste. Pour moi, c’est la langue de lamort. La langue de la mort de mes amies.” Hila a emmené ses deux filles avecelle.

“Le moment est venu pour elles de voir l’endroit qui a transformé leurmaman. Tout ce qu’elles savent, c’est que leur mère a toujours mal au côtégauche, là où les balles l’ont touchée. Alors quand elles veulent m’embrasser,elles font attention à me serrer du côté droit.”Ses filles, assises àl’arrière, acquiescent. “Nous allons à Naharayim pour nous souvenir del’attentat. Pour que les gens sachent ce qui s’est passé”, explique l’aînée. “Nousn’avons pas peur. Maman a dit que, quand nous arriverions à la frontière, nousréciterions le Shema Israël.”

Keren, également divorcée et mère de trois enfants, vit toujours à BeitShemesh. Elle se souvient qu’en ce fameux matin, en sortant de chez elle, un sentimentde peur l’étreignait. “J’ai traversé la rue et je me suis retournée une dernièrefois vers la maison pour lui dire au revoir. J’avais l’impression que je ne reviendraispas”, raconte-t-elle.

Le soldat reste à l’extérieur

Tandis que le bus roule vers le Nord, Yafa Shoukroun, le professeurprincipal de la classe, blessée elle aussi dans l’attaque, regarde sesanciennes élèves avec un sourire triste. “Je ne sais pas comment l’expliquer,mais pour moi, vous aurez toujours 14 ans”, leur dit-elle. “Je me souviendraitoujours de vous ainsi, comme si le temps s’était figé. Je vous regardemaintenant, et je vois les adolescentes que vous étiez.”

Quelqu’un met un CD dans l’autoradio. C’est “la chanson”, la dernièrequ’elles ont écoutée juste avant leur arrivée à Naharayim : “Be’eretz Ahavati”(Dans le pays que j’aime), de Rouhama Raz, qui dit : “Dans le pays que j’aime /attendant un invité / sept filles, sept mères, sept fiancées / à l’entrée.”Quand le car atteint l’entrée de Naharayim, un soldat jordanien demande à voirles papiers d’identité. Une procédure classique, mais qui sème néanmoins unvent de frayeur dans le véhicule.

Oshrit Buaron, silencieuse tout au long du trajet, explose et se met àtrembler. “Je vous en prie, ne le laissez pas monter !”, criet- elle. “Je vousen supplie !” Puis les femmes descendent du car et commencent à traverser lepont qui marque l’entrée officielle de “l’Ile”. La tour a été reconstruitedepuis le massacre et les gardes jordaniens se trouvent donc plus loin sur laroute. Oshrit s’immobilise soudain. “Qu’est-ce qui les empêche de nous tirerdessus ?”, lance-t-elle. “Regarde comme la tour est loin”, lui répond Keren.

Les femmes reprennent leur progression et, une fois sur l’Ile de la Paix, sesouviennent. “J’étais ici”, dit Hila en atteignant le haut de la butte. “Quandj’ai entendu la fusillade commencer, je me suis retournée et j’ai vu le soldatqui descendait de la tour en courant, sans arrêter de tirer. Les filles se sontmises à courir ou à rouler par terre dans la descente. J’ai trébuché et je suistombée. A genoux, j’ai commencé à hurler ‘Shema Israël, je ne veux pas mourir,je ne veux pas mourir !’” “Et puis, tout d’un coup, j’ai regardé devant moi etj’ai vu mon amie Keren Cohen qui courait. J’ai crié : ‘Keren, attention, Keren,attention !’ A ce moment-là, elle est tombée et n’a plus bougé. J’ai comprisqu’elle était partie. C’est alors que je me suis rendu compte que j’avais ététouchée moi aussi.”

Soixante-dix balles

“Yafa aussi a été touchée”, poursuitsa soeur en désignant leur professeur. “Je l’ai vue tomber sur le bitumebrûlant. J’ai crié : ‘Yafa, lève-toi, Yafa, lève-toi !’ J’ai fait encorequelques pas et j’ai été blessée moi aussi.” Le soldat a tiré environ 70balles, vidant plus de deux chargeurs, puis son fusil s’est enrayé. C’estpendant qu’il essayait de le réparer qu’il a été capturé par des soldatsjordaniens. Jugé, il a été reconnu coupable et condamné à 25 ans de détention.Il purge actuellement sa peine dans une prison jordanienne.

“Moi, j’étais à 100 mètres de là, en bas de la butte”, se souvient OrnaShimoni, témoin de la scène. “J’ai vu ces jeunes filles qui dévalaient lacolline et leurs hurlements déchiraient le ciel. Elles n’arrêtaient pas decrier ‘Ima ! Ima !’ Et soudain, tout est devenu silencieux. J’ai cru qu’il lesavait toutes tuées... Jusqu’à présent, je n’arrive pas à oublier leurs cris, jeles entends encore appeler leur mère.” A la suite du massacre, cette anciennemilitante pour la paix a construit sur la colline un monument fait de fleurscomposant les noms des sept adolescentes.

“A l’hôpital où on nous a conduites”, se souvient Hila, “le docteur asoulevé une couverture et j’ai alors vu Keren Cohen, toute pâle avec les lèvresviolettes. J’ai dit au médecin : ‘Ne vous en faites pas pour elle, j’ai vu lemoment où on la tuait. Elle est partie.’” En achevant de raconter la mort deson amie, Hila tombe dans les bras de sa soeur et toutes deux éclatent ensanglots.

Keren raconte qu’après le massacre, elle a continué à crier : “Amenez-moima soeur, amenez-moi ma soeur !” Elle serre Hila dans les bras à présent etsourit à travers ses larmes. “J’avais tellement peur de t’avoir perdue toiaussi !”

En venant ici, c’est mon enfance que je cherchais”

Main dans la main, les deux jeunes femmes s’éloignent du site. Ellessemblent exténuées, et peut-être aussi un peu soulagées. “En venant ici, c’estmon enfance que je cherchais”, explique Hila. “Mais je la cherche toujours. Jeme demande ce que serait ma vie si cet événement n’était pas arrivé. Peut-êtreque je serais plus heureuse...” “Tant d’années passées, tant de choses perdues!”, dit Keren à Yafa, son ancien professeur. “Autrefois, j’adorais les feuxd’artifice.

Aujourd’hui, je les redoute. J’ai peur de leur bruit.” Depuis le massacre,Keren ne participe plus à la fête de l’Indépendance ni à Pourim, jours des feuxd’artifices et des pétards. “Le jour de l’Indépendance, je me cache dans lacave de mes parents et je ne sors que quand c’est fini.” Sur le chemin duretour, la nuit tombe. Longtemps, le car reste silencieux, les femmes sontperdues dans leurs pensées. Yafa regarde des photographies et les faitcirculer. Certaines voyageuses s’endorment.

C’est seulement aux abords de Beit Shemesh que l’on éprouve soudain lebesoin de parler de ce que l’on vient de vivre. La plupart des participantes sedisent heureuses d’avoir fait le voyage, mais pensent que le souvenir dumassacre n’en continuera pas moins d’assombrir leur vie.

D’autres se révoltent contre la façon dont on les a traitées. Ellesressentent la culpabilité du survivant face aux parents des sept victimes,délaissés par la nation. “C’est triste que plus personne ne se soucie de nous. Nous,celles qui ont survécu, nous ne sommes rien. Et nous ne serons jamais rien”,soupire Michal Sabag. Certaines protestent, d’autres partagent le point de vuede Michal. Yafa n’est pas d’accord, mais elle considère que cette discussionanimée a du bon. “Il nous a fallu 15 ans pour comprendre la place que noustenions dans cette histoire. Nous avons eu besoin de toutes ces années pouraccepter le fait que, si nous avons survécu, cela signifie quelque choseaussi.”