Nager dans le brouillard

Durant la période la plus sombre de l’histoire, Kurt Epstein, nageur de haut niveau, s’acharne à faire mentir le stéréotype du Juif physiquement incompétent

nager (photo credit: photo tiree du livre)
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(photo credit: photo tiree du livre)

Petit, trapu, physiquement faible. Le Juif, selonl’idéologie nazie, est l’antithèse-même de l’athlète.“Historiquement, les Juifs n’ont jamais été réputés pour être des hédonistes oudes athlètes.

Ils ont plutôt été représentés sous les traits d’hommes physiquementincompétents, aux pieds plats et aux genoux cagneux, embarrassés de leurcorps”, souligne Helen Epstein alors qu’elle entreprend de retracer le parcoursde son père dans son dernier ouvrage Un athlète juif dans la tourmente.
Kurt Epstein a consacré sa vie à faire mentir les stéréotypes.
Pour ce sportif tchèque, la natation est rapidement devenue une raison devivre. Un plaisir, un divertissement, une thérapie. Et la “preuve que les Juifsétaient aussi forts et athlétiques que n’importe qui”. Epstein racontera plustard avoir formé un groupe d’amis nageurs “parce que des nageurs antisémitesleur jetaient des ”.
Né en 1904, à Roudnice, à 50 km au nord-ouest grandit au sein d’une famille aisée qui soutient sa passion pour le sport.C’est l’aviron qui lui offre sa première expérience de la compétition et letriomphe de la victoire. Epstein s’intéresse ensuite à la natation, et serévèle particulièrement doué. “Quand j’ai demandé à mon père, dans les années1970, pourquoi il avait choisi d’être nageur de compétition, il a répondu commesi cela allait de soi : ‘La natation était le meilleur sport pour les Juifs,parce qu’on n’avait pas tant besoin de force physique que de volonté etd’endurance. Les Juifs n’étaient pas aussi développés physiquement que lesGentils, à cause de générations de vie dans le ghetto’.”
Ecarter les Juifs de la vie sportive

Selon l’historienne Claire Nolte, rapporteHelen Epstein, les territoires tchèques comptaient la plus grande densité declubs de sport d’Europe centrale dans les premières décennies du 20e siècle.Mais le régime nazi assombrit l’Histoire et met en place le “paragraphe aryen”qui proscrit l’adhésion des Juifs.

“Le jeune Allemand doit être mince et élancé, agile comme un lévrier, résistantcomme le cuir et dur comme l’acier de Krupp”, fixe Adolf Hitler dès 1924 dansson pamphlet Mein Kampf. Des caractéristiques qui obligent à soumettre le corpsà un régime spécial. Dès leur arrivée au pouvoir, les nazis mettent ainsi enplace la “nazification de la culture physique et des organisations sportives”et utilisent le sport à des fins raciales.
En Allemagne, l’éducation physique est intégrée à la vie collective de lajeunesse, à raison de dix heures par semaine, afin de contrebalancer uneéducation scolaire jugée “uniquement intellectuelle”. Des activités physiquessont également imposées aux jeunes filles et femmes pour qu’elles “offrent àl’Etat et au peuple des enfants en pleine santé”.
Les fédérations sportives ouvrières sont dès lors interdites, les clubschrétiens sommés d’abandonner toute orientation religieuse, et les Juifs exclusdes clubs et des championnats allemands. L’antisémitisme d’Etat s’appliqueégalement aux terrains de sport publics, aux piscines, aux lacs et rivièresutilisés pour nager. Les Juifs n’ont même plus le droit de monter à cheval, aumotif “qu’un cheval allemand ne saurait être en contact avec un Juif”.
Les JO de Berlin, démonstration de la force nazie

Kurt Epstein, s’il demeure enTchécoslovaquie, subit les discriminations du régime. Mais ne perd pas de vuel’objectif personnel qu’il s’est fixé : participer aux Jeux olympiques de de 1936. “Ilavait joué à en 1928, quand il avait 24 ans. A ,il en avait 32”, raconte sa fille. “Un âge avancé pour un nageur, mais encoreacceptable pour un compétiteur de water-polo.”

Car Kurt s’est reconverti en joueur de ce football aquatique, parmi les sportsles plus populaires de l’époque, mais aussi les plus rudes. “Participer ou nonà ce qui resterait dans l’histoire comme ‘les Olympiades nazies’ fut l’objetd’un débat passionné à travers le monde.”
Les Jeux olympiques de constituent le plus grand événement médiatique des années 1930, et la plusgrande démonstration de la force nazie,comme le mentionne le Mémorial de laShoah dans l’exposition qu’il consacre au sujet. Le ministère de la Propagandediffuse, dans toute l’Europe, des cartes postales, badges, bulletinsd’information édités dans 14 langues, ainsi que 200 000 posters traduits en19langues (dont un millier en japonais) et 4 millions de brochures diffusées parla Compagnie allemande de chemin de fer. Un véritable tourisme sportif sedéveloppe avec 75 000 visiteurs, dont 15 000 Américains, et des centaines demilliers d’Allemands, pour un total de 3 millions d’entrées payantes. Destravaux considérables sont engagés, sur l’ordre d’Hitler, pour prouver lapuissance technologique et industrielle allemande : un stade de 100 000 placeset des équipements extérieurs qui peuvent accueillir 250 000 spectateurs, deuxnouvelles stations de métro, une voie triomphale pour le défilé motorisé duführer et un village olympique ultramoderne pour héberger les sportifssélectionnés.
En parallèle, les campagnes de boycott se multiplient. Et le 18 avril 1933, leNew York Times donne le ton : “Les Jeux olympiques de 1936 seront peut-êtreannulés à cause de la campagne allemande contre les Juifs”.
L’adoption des lois racistes de ,le 15 septembre 1935, relance le mouvement de boycott aux Etats-Unis. EnEurope, l’opposition aux Jeux de Berlin fait peu de bruit, à l’exception desdeux Internationales sportives ouvrières, socialiste et communiste, associées àla Ligue internationale contre l’antisémitisme et au Comité mondial de lajeunesse. Le mouvement est son apogée à avec l’organisation de “la conférence internationale pour le respect de l’Idéeolympique” par les organisations communistes (6 et 7 juin 1936). Il échoue le19 juin lorsque Léon Blum et Léo Lagrange autorisent, et soutiennentfinancièrement la venue des athlètes français à . Parmi les cinq Juifs désignés pourconcourir à dans l’équipe tchécoslovaque, Kurt Epstein sera le seul à décider de passeroutre les ordres de boycott. Pour lui, le sport est au-dessus de la politique.Et de citer le triomphe du “coureur noir américain”, Jesse Owens, qui a défiéles notions aryennes de supériorité raciale en remportant quatre médaillesd’or.
Survivre à la Shoah

Lieutenant de réserve de l’armée tchécoslovaque, KurtEpstein est déporté à Terezin en 1938, puis à et dans un camp de travail nommé Frydlant. Il survit à la guerre et rentre à . Mais en février1948, alors qu’il assiste au coup d’Etat communiste place Wenceslas, il craintde ne pas survivre à un nouveau régime totalitaire.Et se jure de partir à temps “en maillot de bain s’il le faut”.

Et effectivement, il rejoint, avec femme et enfants, les Etats-Unis durantl’été de la même année. Epstein s’improvise coupeur dans une usine de vêtementsdu quartier de la confection de etprend plaisir à correspondre avec un réseau d’athlètes en exil, juifs et nonjuifs, éparpillés en Australie, Israël et .Il est resté en contact avec les rescapés de sa communauté juive de Roudnice etattaché à ses origines. Et lors de ses funérailles, en 1975 à New York, l’hymnenational tchèque est joué, selon le voeu qu’il avait luimême formulé. Sa vie : d’un athlètetourmenté.

Un athlète juif dans la tourmente, d’Helen Epstein, Editions LaCause des Livres, 2011 Pour en savoir plus : Le sport européen à l’épreuve dunazisme - Exposition jusqu’au 18 mars 2012 - Mémorial de la Shoah - 17, rueGeoffroy-l’Asnier - 75004 Paris - Renseignements : 01.42.77.44.72