Non traité, mais de qualité

Alors que les ultra-orthodoxes de Jérusalem achètent de plus en plus de lait non pasteurisé, certains crient aux dangers du lait cru

lait (photo credit: Wikipedia Commons)
lait
(photo credit: Wikipedia Commons)

Quelque part au fin fond de Méa Shéarim, au bout d’un petit chemin, ondécouvre tout à coup un vaste porche ouvert qui abrite cinq douzaines de bidonsde lait en plastique soigneusement alignés, ainsi qu’une dizaine d’enfantsterrifiés par l’intrusion d’un étranger dans leur forteresse. Le propriétairedes premiers et le père des seconds s’appelle Yoël. C’est au péril de saliberté qu’il mène son petit trafic, qui fait de lui un contrevenant à la loid’Israël. Son gagne-pain ? Du lait non pasteurisé, ou lait “cru”, qu’il vend auxultra-orthodoxes du quartier. Ce risque qu’il court, il le prend au nom de lacacherout. Il demande 14 shekels pour deux litres de lait, tarif somme toutemodeste quand on sait qu’il les achète lui-même un ou deux shekels de moins àpeine.

Ce porche est probablement le seul endroit de Jérusalem ouest où l’on peutfaire ce type d’acquisition, à condition de survivre à l’interrogatoire serréauquel vous soumet le très circonspect Yoël. Ensuite seulement, lui et sapetite équipe vous présentent leur production, qu’ils appellent “mehoudar”,terme que l’on peut traduire par “le plus cachère qui soit”. Pour trouver leporche de Yoël, il suffit de savoir utiliser un moteur de recherche et depasser quelques coups de fil.

La Weston A. Price Foundation, organisation internationale à but nonlucratif qui préconise entre autres la consommation de lait cru, est plus oumoins représentée en Israël par Milka Feldman. Celle-ci confirme que le laitvendu par Yoël provient des vaches du kibboutz Nahalim, à Petah Tikva. “On neleur donne pas d’hormones, on leur fait seulement les vaccinations réglementaireset, quand elles reçoivent l’injection, on ne les trait pas pendant les deuxsemaines qui suivent”, explique-t-elle.

“Et surtout, on peut dire que ce lait est mehoudar parce que les vaches enquestion n’ont pas subi d’opérations de l’estomac.” Elle fait ici référence audéplacement de la caillette, partie de l’estomac des ruminants qui migresouvent chez les vaches après la mise-bas. Dans ce cas, on la remet en place aumoyen d’une intervention chirurgicale qui, à en croire les ultra-orthodoxes,rend le lait non casher.

On ne veut plus de composants de synthèse

Les terres agricoles de Kfar Bin-Noun, à 25 km de la capitale, alimententune portion de la population de Jérusalem, fidèle et en constante augmentation,qui réclame des pommes de terre bio et, bien sûr, casher. Sur plus de 50 km2d’une vallée fertile adjacente au moshav, la coopérative Choubeza s’attache àrassurer ses clients sur la provenance des légumes qu’ils consomment. Un modèlede gestion qui séduit de plus en plus la bourgeoisie de Jérusalem et desenvirons.

Ces coopératives bio, dotées de leurs services de livraison à domicile,fleurissent dans le pays. Et il ne s’agit pas seulement d’un phénomène de mode,mais d’un vrai désir de retour aux sources. On ne veut plus de composants desynthèse, on veut se passer de l’intervention de ces apprentis sorciers quesont les laboratoires pharmacologiques. Pourtant, le lait n’est pas forcémentinclus dans la liste des produits concernés par ce nouveau courant.

Bat-Ami, fondatrice de Chubeza, affirme qu’à peine 1 % de ses clients lui ontdéjà réclamé du lait cru, alors que la demande locale en produits bio ne cessed’augmenter depuis 4 ans. “Notre objectif”, explique-t-elle, “est d’inciter lesgens à adopter un mode de vie plus proche de la nature, pas de dominer lemarché. La concurrence ne nous gêne pas. Nous nous complétons plutôt les unsles autres. La coopérative CSA ne répond pas à toute la demande, et il est bonqu’il y ait d’autres options.”

Et le choix entre différentes options, qu’il s’agisse de se marier ou de senourrir, est une liberté que les citoyens des sociétés occidentales sontsupposées exercer. En règle générale, le gouvernement ne se permet d’intervenirqu’au nom de la santé publique. Si le lait non pasteurisé était autorisé à la vente,Bat-Ami, comme beaucoup de consommateurs libres, le goûterait et le compareraitau lait vendu dans le commerce pour déterminer s’il lui convient ou non.

Au cours des derniers mois, les réformes de la Direction des Produits laitiersisraéliens en matière d’importations ont suscité la colère des producteurslaitiers. “Ouvrir le marché israélien aux importations de produits laitiers nefera pas baisser les prix”, a déclaré le porte-parole de leur association.

“Au contraire, cela obligera des centaines d’exploitations laitières du pays àmettre la clé sous la porte. Cela revient à lâcher le couperet sur le cou desproducteurs.” Pour pallier une telle catastrophe, certains préconisent delégaliser la vente de lait cru en Israël. Ainsi, les exploitations localesseraient les seules à pouvoir fournir cette denrée très périssable auxcommunautés alentour.

15 secondes à 73 degrés

“Je ne crois pas qu’une telle solution soit réaliste”, rétorque le DrShmoulik Friedman, directeur scientifique de l’Association des producteurslaitiers d’Israël. “Je parle en ma qualité de professionnel de la santé et fortde mes 25 années d’expérience : le lait cru est dangereux. Le ministère de laSanté a bien fait de l’interdire et je le soutiens, car nous avons le devoir deprotéger la vie humaine.”

La pasteurisation élimine au moins 90 % des bactéries nocives présentes dans lelait, comme la listeria, la salmonella, l’Escherichia coli, etc. “On ne peutpas laisser le choix au consommateur. Le risque est trop grand. Nous ne sommespas dans un pays européen ou aux Etats-Unis. En Israël, nous nous devons deveiller sur la population.”

Inutile de préciser que le Dr Friedman n’a jamais eu l’occasion de déguster unverre de bon lait tout juste sorti du pis, et qu’il conseille en outre auxproducteurs eux-mêmes de pas s’y risquer. Pour lui, refuser de passer par cetteétape de 15 secondes à 73° Celsius, c’est mettre sa vie en danger. Car chaufferle lait tue peut-être le bon, mais cela tue aussi le mauvais, et c’est ce quiimporte.

En attendant, la Fédération des Agriculteurs israéliens craint de devoirprochainement sacrifier 30 % du cheptel israélien. 99 % des vaches du paysappartiennent à la race des Holstein-Friesian, que l’on appelle désormais lesHolstein israéliennes et qui sont réputées pour leurs aptitudes laitières. Cesbovins noir et blanc, que l’on connaît bien, produisent plus de lait que touteautre race de bétail au monde au cours des dix mois que dure le cycle delactation.

Ah ! les vaches jersiaises...

Randolph Jonsson, nutritionniste, est un fervent adepte du lait cru. Pour lui,les producteurs se sont perdus dans leur course à la rentabilité. “Produired’énormes quantités de lait est bon pour l’éleveur, un peu moins bon pour leconsommateur et pas bon du tout pour l’animal. Le lait produit par ces vachesn’a pas la densité nutritive de celui des vaches de Jersey ou de Guernesey, parexemple. Il comporte moins de matières grasses et sa capacité à se préserverlui-même des contaminations pathogènes est moindre.”

Voilà qui constituerait un début d’explication à la différence considérable quiexiste entre le lait cru de Jérusalem et celui que l’on peut boire en Europe.Le lait crémeux des vaches beiges jersiaises, par exemple, est un vrai délice,une sorte de milk-shake bucolique. En comparaison, le lait cru vendu àJérusalem ressemble plutôt à celui que l’on trouve en supermarché, si ce n’estson petit arrière-goût faisandé. Même son aspect a la même consistancehomogène, privée de la couche de crème censée le recouvrir.
On peut pourtant boire du lait de jersiaises en Israël, à condition de faire unpetit tour à Kfar Tapouach. Mais là encore, il ne faut pas espérer retrouver legoût du lait de vaches nourries à l’herbe des prairies : ici, le bétail vit enétables et, vu l’augmentation du prix du foin, il est en outre nourri aufourrage, additionné de granulés de maïs et de blé l’été et de divers végétauxfermentés l’été, avec un peu de soja ici et là.
Une alimentation qui est loin d’être idéale. Une vache nourrie aux granulés etprivée d’herbe tendre produit un lait moins nutritif et plus susceptible decontenir des éléments pathogènes. Elle est en outre de santé plus fragile,puisque les granulés acidifient le pH du rumen et influent sur la qualité etsur la quantité d’acides gras présents dans le lait (les acides gras omega- 6,qui favorisent les inflammations, sont en quantité plus importante que lesacides gras bénéfiques omega-3), ce qui risque aussi de nuire aux consommateurssouffrant de maladies comme l’asthme ou l’arthrite.

La pureté totale n’existe pas

Mais pour Yoël et les siens, la “tahara”, ou pureté du lait, se soucie peudes propriétés nutritionnelles ou immunologiques. Il s’agit davantage d’uncontrôle, de l’établissement d’une relation personnelle entre l’individu et cequ’il ingère. En fait, c’est une question de style de vie. Autrefois, lalaiterie de Guivot Olam, en Samarie, commercialisait du lait non pasteurisé àl’intention d’une large clientèle. Aujourd’hui, son personnel affirme ne riensavoir de ce produit et ignorer où l’on peut se le procurer. “Je crois qu’ilsont eu des problèmes”, commente Milka Feldman. “Pour les vrais accros au laitcru, Israël n’est pas le pays idéal. Et pour la minuscule communautéd’enthousiastes de Jérusalem, le porche de Yoël fait figure de bénédiction.”

Tout comme Randolph Jonsson et les autres, elle est convaincue que le systèmeet les scientifiques exagèrent volontairement les dangers du lait cru. “Si cebreuvage était aussi nocif qu’on le dit”, estime-t-elle, “nous n’aurions jamaispassé l’âge de pierre.”

Il semblerait que certaines enclaves culturelles aient subi, d’une manière oud’une autre, un arrêt de leur développement. On peut en effet voir l’ingestionde lait cru dans ces cercles comme le symptôme d’une stagnation sociale.Lerabbin Yissachar Dov Krakowski, qui supervise la cacherout OU en Israël,considère que Yoël et les siens font fausse route en refusant de suivre lejugement halakhique de son organisation. “Ces gens-là n’ont aucune perspectivehistorique”, estime ce rabbin, pourtant proche des communautés plus ou moinsextrémistes ou marginales de Méa Shéarim. “Nous, nous savons prendre du recul”,insiste-t-il. “Eux, ils n’ont pas les compétences nécessaires pour pouvoirjuger un système. En plus, ils ont de nombreux problèmes de santé, les virusabondent dans leurs communautés. De toute façon, de nos jours, avec lesmutations génétiques, la pureté totale n’existe pas. Alors plus on est reconnu,mieux c’est : nul ne peut contester l’expérience et l’expertise. Ne pas faireconfiance peut être un danger.”

De la pasteurisation à la vaccination...

Il n’est pas le seul à penser ainsi dans son milieu. D’autres autoritésrabbiniques, qui préfèrent garder l’anonymat, reprochent aux “nouvelles”communautés comme celle de Yoël leur rigorisme forcené. A les entendre,consommer du lait cru dénote non seulement un mépris de la tradition, maisaussi un mépris de l’autorité religieuse traditionnelle. “De toute façon”,conclut Krakowski, “même le bio n’est jamais 100 % naturel.”

Un pavé dans la mare, surtout venant d’un membre de l’establishment...Quoiqu’en fait, son point de vue n’ait rien de surprenant. Compétencesscientifiques et expérience, quand elles se complètent, sont indispensables auconsommateur, qu’il soit pieux ou écolo. Et il suffit d’ailleurs de prendre unpeu de recul pour voir que Louis Pasteur n’a pas surgi de nulle part : son ami,le rabbin-médecin Michaël Rabinovitch, traducteur du Talmud en français, ne luia-t-il pas transmis certains enseignements de nos Sages ? Entre autres, qu’ilvalait mieux boire du poison que de l’eau qui n’avait jamais bouilli... Cetteidée a germé dans l’esprit du savant et l’a conduit à élaborer la méthode quiporte son nom aujourd’hui.
Plus encore, Pasteur affirmait qu’il devait beaucoup à la Guemara dans la miseau point du vaccin contre la rage. “Celui qui a été mordu par un chien maladedoit être nourri avec le foie de ce chien”, peut-on lire dans Yoma 84. De lapasteurisation à la vaccination, la sagesse juive a donc apporté sacontribution à la science, mais le fidèle juif attaché à la forme n’encontinuera pas moins à prouver qu’il est possible d’entretenir une mahloket(divergence d’opinion), qu’il y en ait eu ou non à l’origine.