Vers l’émergence d’une classe moyenne chez les ultra-orthod

La communauté haredie prend une part de plus en plus active sur le marché du travail, mais certains se demandent si la tendance est pérenne

haredi (photo credit: © Marc Israël Sellem)
haredi
(photo credit: © Marc Israël Sellem)

Début avril, le gouvernement publiait les nouveaux chiffresde la population. Ceux-ci, combinés au rapport annuel de la Banque d’Israël,ont une fois de plus attiré l’attention sur la faible participation desultra-orthodoxes dans le monde du travail et renouvelé les appels à davantaged’efforts pour tenter de résoudre ce problème persistant. Il ne se passe pas unjour sans qu’un commentateur prophétise l’effondrement imminent de l’économieisraélienne en raison de la charge des allocations que verse l’Etat, et de lanécessité de soutenir une population haredite (ultra-orthodoxe) de plus en plusnombreuse.

Toutefois, quoi qu’en disent ces prophètes de malheur, on remarque actuellementune croissance régulière de la part des ultra-orthodoxes dans la populationactive. De plus en plus d’hommes et de femmes issus de cette communauté suiventdes formations professionnelles de haut niveau pour se lancer ensuite dans descarrières, notamment dans les domaines de la comptabilité ou du droit.
Haïm Yashar, 40 ans, est l’un d’entre eux. Ancien étudiant à plein-temps dansune yeshiva de Bnei Brak, il exerce désormais avec succès le métierd’avocat. Il n’a pas pour autant quitté son milieu et reste fidèle aux valeurset au mode de vie de sa communauté. Enfant, il a étudié, tout comme ses frèreset soeurs, dans une école haredi qui enseignait également des matières duprogramme scolaire national, de sorte qu’il a pu s’inscrire à l’université.
Aujourd’hui, Haïm est associé chez Ron Gazit, Rottenberg & Co, un cabinetd’avocats de Tel-Aviv, après avoir passé un temps considérable en yeshiva :trois ans au prestigieux institut de Yeshivat Hevron à Guivat Mordechai, àJérusalem, puis, après son mariage, au Kollel (institut d’études àplein-temps). “Je tiens à souligner que j’admire vraiment ceux qui étudienttous les jours et se sacrifient bel et bien pour étudier la Torah”, dit-il. “Jecrois toujours que la chose la plus importante que l’on puisse faire,l’occupation idéale, c’est l’étude de la Torah, mais elle ne convient pas àtout le monde. Tout le monde n’est pas capable de s’y consacrer.Personnellement, je suis arrivé à la conclusion que j’étais incapable de restertoute la journée assis à étudier comme ça.”
Le travail n’est pas un gros mot

Haïm évoque aussi le désir d’avoir un meilleurniveau de vie. L’un des principaux obstacles qui dissuadent les ultraorthodoxesd’entrer sur le marché du travail est la nécessité de s’engager dans l’armée oud’effectuer au moins un service civil avant d’obtenir un emploi salarié.Beaucoup d’entre eux redoutent en effet d’être contraints de faire desconcessions sur le mode de vie et de se retrouver mêlés à une population appartenantà des secteurs de la société plus ouverts.

Haïm, quant à lui, s’est engagé dans l’armée. Il a suivi l’entraînement debase, puis est entré dans la branche éducative, où il est resté deux ans. Aprèsson service, il s’est inscrit en droit à l’université Bar-Ilan et, en quatreans, a obtenu une licence, puis un master.
Haïm affirme ne pas avoir rencontré d’opposition dans son entourage lorsqu’il aopté pour la vie active. Il en avait parlé à sa future femme avant qu’ils nedécident de se marier et elle l’a soutenue dans son projet. “Mes parents ettoute ma famille acceptent que je travaille”, déclare-t-il.
“Pourquoi ? Parce qu’il est tout à fait possible d’être un ‘Ben- Torah’, devivre un engagement profond dans le mode de vie haredi traditionnel, tout entravaillant. Le mot ‘travail’ n’est pas un gros mot ! J’ai un foyer haredi etje suis fier de me dire haredi. La Torah est la valeur centrale de ma vie, ellel’a toujours été et le sera toujours, mais cela n’est pas en contradiction avecma volonté de travailler pour faire vivre ma famille.”

Comme les ultra-orthodoxes de diaspora

Pour le professeur Yedidia Stern,vice-président pour la recherche à l’Institut de la Démocratie d’Israël (IDI),le nombre croissant d’ultra-orthodoxes dans la population active est unetendance qui ne fera que s’amplifier au fil des ans. L’IDI vient de produire unrapport sur ce qu’il qualifie de “classe moyenne haredi en bourgeonnement”,composée de professionnels qualifiés qui travaillent, tout en conservant leurculture et leur identité et en restant membres de la communauté haredi.

“Ils vivent juste à côté de communautés ultra-orthodoxes, envoient leursenfants dans des écoles ultra-orthodoxes, n’ont pas la télévision pour laplupart”, explique-t-il.
“Mais il leur arrive d’aller au théâtre ou de lire la presse générale en plusdes journaux haredim. Ils travaillent dur pour pouvoir vivre dans ces deuxmondes à la fois. Ils ne veulent surtout pas perdre leur identité d’origine. Enfait, ils se comportent comme les ultra-orthodoxes de diaspora. A Anvers,Londres ou Brooklyn, les haredim vont travailler et sont, de ce fait, exposésau monde extérieur, ce qui ne les empêche pas de rester des haredim.”
C’est la pauvreté prévalant dans la communauté ultraorthodoxe, mais aussi ceque le professeur Stern qualifie de “maturation du processus social”, qui aentraîné cette récente évolution. “La communauté voit de moins en moinsd’avenir économique pour ses enfants. Elle en a assez de la vie en ghetto et dela pauvreté”, explique-t-il.
“La population haredite s’accroît, de sorte qu’elle acquiert un pouvoirpolitique, mais elle parvient de moins en moins à maintenir son mode de vie,puisqu’elle décline sur le plan économique.
Beaucoup de dirigeants communautaires sont en train d’en prendre conscience.”
L’ubiquité d’Internet a également représenté une force motrice, ouvrant denouveaux horizons à la communauté ultra-orthodoxe.
Le professeur Stern décrit le Web comme “un canal ouvert sur le monde”. Lesharedim ont accès à des informations autrefois hors d’atteinte.
Les rabbins ont combattu la télévision avec succès, mais tenter d’empêcher lesgens de se connecter à Internet est une bataille perdue d’avance, carl’ordinateur est partout et devient indispensable à la vie moderne. “Il y a degrosses failles, aujourd’hui, dans les ‘murs de sainteté’ qui entouraienttraditionnellement la communauté”, conclut-il.

Des employé(e)s modèles

Ita Koledezky dirige le personnelultra-orthodoxe de Deloitte, Brightman, Almagor, Zohar, un célèbre cabinet decomptabilité et de conseil de Tel-Aviv. Celui-ci emploie de très nombreuxultra-orthodoxes, en particulier des femmes, parmi ses quelque 1 000 salariés.Certains y occupent même de hauts postes. L’entreprise fournit à ses employésharedim toutes les installations nécessaires à leur mode de vie, comme descuisines casher et des salles pour ceux qui préfèrent travailler dans unenvironnement exclusivement masculin ou féminin, même si la plupart des bureauxsont mixtes.

“Il est important d’intégrer les haredim au personnel”, explique Ita. De fait,sa société travaille en collaboration avec l’Institut Lustig de Ramat Gan, uneécole professionnelle pour jeunes filles ultra-orthodoxes. Elle participe àl’élaboration des programmes d’apprentissage pour le diplôme de comptabilité etd’informatique, afin de fournir aux étudiantes une formation à la foisthéorique et pratique. Les élèves peuvent en outre choisir de réaliser leurprojet final dans le service financier de Deloitte, sur une base bénévole.Selon Ita, 75 % de celles qui le font sont ensuite recrutées par l’entreprise.Ita tient par ailleurs à préciser que les candidatures de haredim ne sontretenues que si elles répondent aux critères de l’entreprise.
“Leurs valeurs religieuses se révèlent précieuses dans le domaine de lacomptabilité et les haredim sont des employés stables et consciencieux. Ils necherchent pas à changer d’entreprise, car en général, ils sont les seuls àsubvenir aux besoins de la famille et ils privilégient la sécurité d’emploi etla stabilité, ce qui fait d’eux de bonnes recrues. La comptabilité est en outreune profession parfaite pour eux, car elle n’exige jamais de faire descompromis avec leurs valeurs ou leur mode de vie.”
Architectes, comptables ou avocates

Reste que certains problèmes se posentlorsqu’on emploie des gens qui n’ont guère été en contact avec la sociétéisraélienne dans son ensemble. Les femmes, en particulier, entrent dansl’entreprise très jeunes et éprouvent des difficultés à s’adapter àl’environnement professionnel.

“Il n’y a aucune comparaison avec les femmes qui ont une expérience plus largede la vie, en particulier celles qui ont fait l’armée, mais nous les aidons enorganisant des ateliers pour les préparer à travailler pour une grandeentreprise, dans un environnement où l’on interagit beaucoup”, explique Ita.
L’intégration de haredim parmi le personnel de Deloitte favorise la création deliens sociaux. C’est souvent en arrivant dans l’entreprise que les femmesharedites rencontrent pour la première fois des non-religieux. Et l’inverse estsans doute vrai également, beaucoup de laïcs n’ayant jamais été en contact avecdes haredim. “Cela ouvre leurs horizons. Les employés haredim s’aperçoivent queles laïcs ne leur sont pas toujours hostiles et les laïcs en viennent àcomprendre et à respecter le mode de vie haredi.”
Haredite elle-même, Ita est mariée, a cinq enfants et vit à Bnei Brak. Elle nevoit rien de surprenant à sa position de cadre dans une grande entreprise etexplique que beaucoup de ses amies travaillent elles aussi comme architectes,comptables ou avocates. Elles sont généralement mariées à des avrekhim, desétudiants de Kollel à plein-temps, et c’est à elles qu’incombe la stabilitéfinancière de la famille.
Ita affirme bénéficier d’un total soutien dans son désir de continuer àtravailler. “Mon attitude est quelque chose qu’on admire beaucoup, tant que jeparviens à maintenir notre mode de vie haredi”, insiste-t-elle.
Selon les chiffres publiés en avril par la Banque d’Israël, le pourcentage deshommes ultra-orthodoxes qui ont travaillé en 2011 approchait les 46 %, tandisque la moyenne nationale s’élève à 78 %. Un chiffre qui prouve une évolutionsignificative, quoique lente, par rapport à 2002, où à peine 35 % des hommesharedim occupaient un emploi. Il convient également de signaler qu’en 1997, unpic avait été atteint avec le taux de 42 %.
Chez les femmes, les chiffres sont plus élevés : 61 % des hareditestravaillaient en 2011 (contre une moyenne nationale de 66 %), et elles étaient47 % en 1997.
La carotte et le bâton

Shahar Ilan, directeur adjoint du groupe de lobbyingHiddoush pour la liberté religieuse, se montre moins enthousiaste sur lesperspectives de progression de la participation haredite au sein de lapopulation active dans le climat politique actuel. Il reconnaît des résultatspositifs, mais exprime son inquiétude pour l’avenir : selon lui, les chiffresstagneront si l’on ne prend pas de toute urgence certaines mesures.

Si les ultra-orthodoxes ont été plus nombreux à travailler ces dix dernièresannées, explique-t-il, c’est parce qu’on les y a encouragés, mais aussi grâce àla réforme des allocations familiales introduites par le gouvernement d’ArielSharon : avant 2002, une famille recevait 170 shekels par enfant jusqu’auquatrième enfant, puis 850 pour le cinquième et les suivants. Avec les réformesdu gouvernement Sharon,qui n’incluait aucun parti ultra-orthodoxe et dont un important membre de lacoalition était le parti laïc Shinouï, ces allocations sont passées à environ150 shekels par enfant, quel que soit leur nombre dans la famille.
“Il existe un seuil où l’on ne peut plus obtenir quoi que ce soit enbrandissant une carotte”, explique Shahar Ilan.
“Il faut aussi faire pression sur les gens. Le seul gouvernement qui ait faitpression pour que les haredim se mettent au travail a été celui de Sharon, etce qu’on voit aujourd’hui est le résultat de sa politique de l’époque. Depuis,il n’y a eu que des carottes et pas de bâton, en raison du poids desultra-orthodoxes dans la coalition gouvernementale.”
Pour Shahar, il n’y a aucun doute : l’augmentation du nombre de haredim sur lemarché du travail cessera si on ne réduit pas les subventions versées auxyeshivot. “Si nous voulons voir la majorité des hommes haredim travailler, nousdevons faire en sorte qu’il ne soit pas plus rentable pour eux de rester enyeshiva”, souligne-t-il.
Selon lui, un haredi qui étudie au kollel perçoit de 4 000 à 5 000 shekels parmois. Or un homme sans formation ne peut guère espérer gagner davantage entravaillant, aussi n’est-on guère économiquement incité à chercher un emploi,sans parler des frais supplémentaires à prévoir, comme la garde des enfants, siles deux parents travaillent.
Eviter la guerre des cultes

Toutefois, le professeur Stern redoute que ce typede mesures coercitives aient l’effet inverse et que les tensions sociales, quise sont largement focalisées sur le public haredi, agissent comme une menacesur les développements récents. Toute modification de la loi serait contreproductivedans les fragiles relations entre la communauté ultra-orthodoxe et la sociétédans son ensemble, affirme-t-il, et les extrémistes la brandiraient comme lapreuve qu’une quelconque coopération avec les “sionistes” est impossible.

Shahar Ilan attribue ce genre de point de vue à la “propagande haredite”,ajoutant que l’augmentation des chiffres de l’emploi parmi les femmesultra-orthodoxes après 2003 démontre que les haredim, comme tous les autrescitoyens de l’Etat, doivent prendre en compte leurs besoins économiques etcomprendre qu’il leur revient de gagner leur vie d’une manière ou d’une autre.
Haïm Yashar, qui voit les choses de l’intérieur, ne partage pas cet avis : siles laïcs entrent en guerre et forcent les haredim à sortir du Kollel et àfaire leur service militaire, tous les progrès seront stoppés net. “Déclarerune guerre des cultures serait le summum de l’irresponsabilité et fourniraitaux extrémistes des armes pour pouvoir affirmer : ‘Vous voyez, ils cherchent àdétruire le monde de la Torah !’” Pour lui, la société israélienne dans sonensemble doit faire preuve de sagesse, et non se braquer sur la certitudequ’elle est dans son droit. “L’évolution récente en matière d’éducation, deservice militaire et d’intégration sur le marché du travail aurait étéimpensable il y a dix ans”, souligne-t-il. “Tout bien considéré, si l’Etat veutfavoriser l’émergence d’une société haredite plus modérée, mieux intégrée à lavie économique et au tissu social du pays, il doit cultiver la nouvelle tendance,l’encourager avec précaution, et non imposer les choses par la force. Cela luipermettra d’obtenir ce que la société réclame, et que les ultra-orthodoxes sonten train de comprendre peu à peu.”