Pour qui sonne le glas

La onzième aliya sera française. L’exode de la communauté juive hexagonale s’accélère. Une réalité douloureuse, prometteuse et irréversible

Lors d'un rassemblement de solidarité après l'attentat de l'Hypercacher, en janvier 2015 (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Lors d'un rassemblement de solidarité après l'attentat de l'Hypercacher, en janvier 2015
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Le jour où l’ex-Premier ministre français, Léon Blum, est transporté en camion de Buchenwald au Tyrol, dans les Alpes autrichiennes, sa vie ne tient encore qu’à un fil. Comme celles des autres prisonniers de marque autour de lui : l’ex-chancelier autrichien, les anciens commandants des armées grecque et allemande, et le chef du renseignement danois.
Mais lorsque la guerre prend fin trois semaines plus tard, Léon Blum fait un retour triomphal à Paris. A 71 ans, il apparaît comme le symbole du passé tourmenté de la communauté juive française et de sa persévérance envers et contre tout. Homme politique apprécié et habile homme d’Etat, il parvient à négocier un prêt énorme des Etats-Unis pour la reconstruction de la France. Il occupera également un troisième et dernier mandat à la tête du pays.
Cela faisait 155 ans que la France, en tête des pays européens, avait aboli toutes ses lois antijuives. 51 ans s’étaient écoulés depuis l’affaire Dreyfus et moins de cinq ans depuis les déportations d’un quart de sa population israélite vers les camps de la mort.
Comme Léon Blum, quelque 250 000 juifs ont survécu à l’horreur nazie. Un chiffre qui va plus que doubler avec l’arrivée de leurs coreligionnaires d’Afrique du Nord, attirés par l’image de tolérance et de stabilité d’une France prospère, qui devient ainsi l’épicentre de la communauté juive européenne.
Soixante-dix ans plus tard, cette époque idyllique, où l’expression « heureux comme un juif en France » semblait avoir pris tout son relief, touche à sa fin.
Crise sécuritaire et émigration
L’attaque de l’Hypercacher, le mois dernier, à Paris, qui fait suite à celles du Musée juif de Bruxelles, cet été, et de l’école Ozar Hatorah à Toulouse, il y a deux ans, met en lumière une véritable crise sécuritaire, émaillée de centaines d’incidents antisémites « mineurs ».
Ceux-ci ne font jamais les gros titres. Sauf quand cela dérape. Comme avec le saccage des magasins juifs à Sarcelles, en banlieue parisienne, en juillet dernier. Ou l’attaque de la synagogue et les cris de « Mort aux juifs » proférés lors d’une manifestation pro-palestinienne à la même époque. Ou encore le vol doublé d’un viol le mois dernier à Créteil, au cours duquel les cambrioleurs ont déclaré à leurs victimes, un jeune couple : « Vous êtes juifs, vous devez avoir de l’argent. Les juifs ont toujours de l’argent. »
La conséquence directe de tout cela est un taux d’émigration en hausse constante, désormais irréversible. Si certains choisissent Montréal, la francophone, les Etats-Unis ou l’Australie, la principale destination reste Israël : pour des raisons à la fois sociales, culturelles, géographiques et économiques.
Le Québec compte une forte population musulmane (autour de 220 000 habitants) : de nombreux juifs français doutent ainsi d’un avenir radieux au Canada pour leurs enfants, sans grande différence avec leur passé dans l’Hexagone. Parallèlement, les destinations anglophones offrent un attrait moindre que l’Etat hébreu pour les juifs français dont les quatre cinquièmes sont originaires d’Afrique du Nord, et qui, de surcroît ont souvent de la famille en Terre promise.
Le facteur géographique est également décisif. Israël est plus proche que l’Amérique, sans parler de l’Australie. Les quatre heures de vol Paris–Tel-Aviv permettent une immigration progressive. Ainsi, les chefs d’entreprises peuvent-ils déménager avec leurs familles et faire la navette tous les week-ends, tout en continuant à gérer leurs affaires en France pendant la semaine. Des dizaines de médecins, d’avocats, de comptables et d’ingénieurs sont dans ce cas, et leur nombre pourrait s’accroître dans les mois et années à venir.
Un malaise grandissant
Paradoxalement, l’éclatement de la deuxième intifada, il y a quinze ans, a marqué une accélération de l’immigration vers Israël, quand le harcèlement des juifs de France par une partie de la population musulmane a commencé à se faire sentir. Entre 2002 et 2007, un afflux annuel de quelque 2 000 juifs français était la norme. Ces dix dernières années, après un ralentissement, la tendance a repris de plus belle.
Le rapport de l’Agence juive fait état de l’arrivée de 6 000 juifs français en 2013. L’an dernier, ce sont 7 086 juifs français qui ont immigré en Israël. Les observateurs tablent sur 15 000 arrivées en 2015.
Si l’envergure, le rythme et la durée de cette tendance restent une énigme, certains indicateurs de base sur le terrain semblent confirmer ces prévisions : la demande de logements à Natanya, Ashdod et Jérusalem de la part des Français, en hausse constante aux dires des agents immobiliers. De même l’affluence des participants aux cours d’hébreu, à Paris, selon le rapport des enseignants.
Le dernier salon de l’immigration organisé en janvier, à Paris, par l’Agence juive (planifié bien avant l’attentat de l’Hypercacher) a vu un afflux record d’un millier de juifs.
Cette situation est à l’image du reste de l’Europe, de Kiev à Londres. A l’Est, l’instabilité nationaliste endémique se double désormais d’une faillite économique, soulignée par l’effondrement des devises. A l’Ouest, les tensions sociales croissantes entre immigrés musulmans et chrétiens autochtones engendrent un malaise grandissant au sein d’une population juive de plus en plus inquiète.
Un sondage publié récemment dans The Independent montre que la majorité des juifs britanniques redoutent de n’avoir plus aucun avenir au Royaume-Uni. La montée des partis nationalistes en Grèce et en Suède, ouvertement islamophobes mais également soupçonnés d’antisémitisme voilé, ne fait qu’ajouter au sentiment d’appréhension des juifs européens.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que plus d’un million de juifs, répartis à peu près également entre l’Est et l’Ouest de l’Europe, sont sur le point de partir. Ni que plus de 2 000 ans d’histoire juive européenne sont sur le point de s’achever.
Cela signifie, cependant, que, dix ans après la dernière grande vague d’immigration vers Israël, une nouvelle déferlante se profile à l’horizon, pleine de promesses pour l’Etat juif, plus encore que la précédente, à certains égards.
La onzième aliya
L’immigration française marque le début de la onzième aliya.
Israël a connu cinq grandes vagues d’immigrations avant sa création, et cinq depuis. Tout commence dans les années 1880 avec l’établissement de fermes privées par des familles bourgeoises, suivies bientôt par l’arrivée de révolutionnaires sionistes comme David Ben Gourion et Golda Meir, puis par les petits commerçants de Pologne. La montée des nazis au pouvoir va donner un nouveau souffle à l’aliya. Si les premières vagues apportent des dizaines de milliers de nouveaux immigrants, celles qui suivent se chiffrent par centaines de milliers. Et pour la première fois dans l’histoire sioniste, les arrivants apportent du capital avec eux.
Cinq flux d’immigration majeurs suivent la création de l’Etat d’Israël : les survivants de la Shoah, jusqu’au début des années 1950 ; les juifs des pays musulmans pendant les années 1950 ; la grande vague russe et occidentale après la guerre des Six Jours ; les pérégrinations éthiopiennes de 1984-1991 ; et la vague post-soviétique essentiellement dans les années 1990.
L’aliya française se démarque de chacun d’eux. Contrairement à l’immigration allemande des années 1930, elle se produit en dépit et non pas à cause du gouvernement et de l’élite du pays d’origine. La déclaration du Premier ministre français Manuel Valls, devant l’Hypercacher de Vincennes, en est la preuve. « Sans les juifs de France, la France ne serait pas la France », s’est-il écrié avec une tragique sincérité.
Pourtant, comme l’immigration allemande, et, contrairement à celle du Moyen-Orient, d’Ethiopie et de l’Europe d’après-guerre, les juifs français arrivent avec un certain capital. Parmi eux, de nombreux professionnels et entrepreneurs prêts à rejoindre la classe moyenne, voire parfois, la classe supérieure.
Un exemple, bien connu aujourd’hui de tous les Israéliens : Michael Golan (Boukobza, à l’origine), 37 ans, impliqué dans plusieurs entreprises de télécommunications en France, avant de venir s’installer ici à l’âge de 29 ans et de lancer le projet révolutionnaire de téléphonie mobile Golan Telecom. Si les ventes et les profits de l’entreprise privée demeurent inconnus, l’accent français de son fondateur et son slogan publicitaire prononcé dans un hébreu impeccable « Arrêtez de vous faire avoir », sont familiers à tous les auditeurs de la radio israélienne. 600 000 d’entre eux sont d’ailleurs aujourd’hui ses clients. On peut s’attendre à voir arriver de nouveaux Michael Golan dans les années à venir.
Au milieu d’adieux déchirants
Comme l’immigration post-soviétique, la onzième aliya amène dans son sillage de nombreuses professions libérales, mais contrairement à l’immigration « russe » ou l’aliya en provenance d’Allemagne avant elle, les olim français sont pour la plupart traditionalistes.
Cela pourrait avoir des répercussions politiques, car ils risqueraient de faire pencher la balance du côté de la droite israélienne. Mais là encore, avant d’acquérir un véritable impact politique, leur nombre devrait atteindre au moins 100 000 – ce qui n’est pas encore pour demain, même si ce pourrait être le cas d’ici la fin de la décennie.
Le secteur le plus touché dans l’immédiat sera certainement celui de l’économie. La 11e aliya apporte avec elle des entrepreneurs comme Golan, des dirigeants de petites entreprises, des médecins, des ingénieurs et des comptables, qui vont acheter des logements, des voitures, des meubles, des vêtements et de la nourriture. Ce qui va certainement dynamiser les ventes au détail et, dans le même temps, créer une pression supplémentaire sur le marché du logement.
L’impact est évident. Israël l’a constaté dans le sillage de l’immigration russe, mais il sera plus faible cette fois car le nombre d’olim est beaucoup plus réduit.
Le caractère unique de cette aliya réside surtout dans les contacts qu’elle va aider à établir entre Israël et l’Europe. La proximité de la France, sa soif d’innovation technologique et la familiarité de ses immigrés juifs avec sa culture placent déjà ces derniers en position d’agents d’une nouvelle interface.
Près d’un cinquième des immigrants de ces dernières années sont ingénieurs, et nombreux sont les titulaires d’un master. Ils ont pour la plupart intégré l’inépuisable secteur du high-tech israélien, qui peut encore offrir de nombreuses opportunités à des milliers de futurs programmeurs et cadres, attirés par le milieu professionnel des start-up locales, sans lien avec la situation politique hexagonale.
Israël a toujours eu les yeux tournés vers l’Amérique. Aussi les entreprises locales voient-elles d’un bon œil l’arrivée de ces nouvelles recrues, qui apportent dans leurs bagages une valeur ajoutée particulière : la clé de la France, et à travers elle, celle de l’Allemagne et d’autres pays voisins.
Un atout inestimable qui pourrait se traduire par une coopération franco-israélienne à une nouvelle échelle, inédite depuis les grands contrats d’armement des années 1950-1960.
Cette 11e aliya pourrait ainsi devenir le fer de lance qui permettra de jeter un pont économique entre sa terre d’origine et l’Etat hébreu. Mais ce qui la distingue encore davantage des précédentes, est qu’elle intervient au milieu d’adieux déchirants : du jamais vu en 135 ans d’entreprise sioniste.
Le cri de Claude Lanzmann, cinéaste de renom, « ne donnons pas à Hitler cette victoire posthume », est apparemment resté ignoré. Le résistant d’hier et réalisateur de « Shoah », le documentaire précis qui incarne la mémoire de l’Holocauste à travers les âges, se retrouve, à 90 ans, face à l’effondrement de son rêve d’après-guerre.
Ce que des juifs comme lui et Léon Blum ont tenté de reconstruire, ce qu’ils croyaient être un prologue de l’avenir du judaïsme européen, fait aujourd’hui plutôt figure d’épilogue de son passé. 
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