La violence dans les communautés juives orthodoxes : venir à bout du tabou

Pour la première fois, un congrès international réunit rabbins et professionnels. Ils proclament ensemble qu’il faut arrêter les violences et permettre à toutes les communautés d’acquérir les outils nécessaires pour faire de la société un endroit plus sain. Retour sur cet événement exceptionnel

Photo illustrative (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
Photo illustrative
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
En 2012, les centres israéliens d’aide aux victimes d’abus sexuels ont reçu 40 000 appels : 88 % des victimes étaient des femmes, et 64 % des mineurs. Pour lutter contre ces violences, souvent cachées dans les secrètes communautés orthodoxes, une conférence inédite s’est tenue du 1er au 3 décembre dans un grand hôtel de Jérusalem. Organisée par Tahel, le Centre de crise pour les femmes et enfants religieux, elle a rassemblé des dizaines de professionnels, venus témoigner et présenter des ébauches de solutions.
Violences domestiques : des organisations contre le silence
« Dans le passé, des femmes non juives disaient souvent à leurs filles : mets-toi avec un homme juif, car il va bien te traiter », débute Avraham Twerski, rabbin hassidique américain, lors d’une conférence consacrée aux changements dans les communautés orthodoxes. « Cependant, ceci n’est plus vrai : les cas de violence contre les femmes se multiplient dans nos communautés, et nous avons toujours du mal à l’admettre. » Le rabbin connaît bien les problèmes intrinsèques au secret des communautés ultraorthodoxes : en 1996, à la publication de son livre concernant les abus commis par les maris juifs, il avait reçu des menaces de mort.
Dix-huit ans plus tard, le Dr Twerski n’a plus besoin de protection policière pour ses interventions, et la situation des femmes s’est un peu améliorée, ceci grâce au nombre croissant de personnes qui se consacrent à ce sujet, comme Debbie Gross. Habitante d’Har Nof il y a vingt ans, elle s’était rendu compte que la majorité des femmes ultraorthodoxes victimes d’abus refusaient de s’adresser aux structures existantes, qui ne correspondaient pas à leur mode de vie. De là vient l’idée de créer un centre d’accueil dédié uniquement à cette population, avec, en plus du soutien psychologique habituel, la présence de responsables religieux : Tahel, ou Centre de crise pour les femmes religieuses. Aujourd’hui, l’activité du Centre s’étend bien au-delà des fonctions d’accueil et de soutien initiales. La structure a développé des programmes éducatifs destinés aux écoles religieuses et tente plus largement de sensibiliser l’ensemble de la communauté (enfants, parents, mais également rabbins) à ces problématiques.
De même, l’organisation américaine Shalom Task Force, représentée par Lisa Twerski, conçoit des programmes pédagogiques dans les écoles religieuses, afin d’enseigner aux adolescents des techniques de résolution de conflit. L’organisation fournit une ligne téléphonique d’écoute gratuite pour les femmes battues, et propose des ateliers intitulés S.H.A.L.O.M. (Starting HeAlthy and LOng lasting Marriages), qui donnent aux couples fiancés, ou déjà mariés, l’opportunité d’apprendre les outils pour un mariage sain et une relation couronnée de respect mutuel, pour éviter toute dégradation du mariage qui pourrait mener vers des actes de violences. Car, même si le divorce est une option dans les communautés ultraorthodoxes, il reste, selon Twerski, une tragédie à éviter.
Cependant, au cas où un divorce devient nécessaire, cela pose encore beaucoup de problèmes au sein de la communauté. Ainsi, l’Organization for the Resolution of Agunot (ORA) est une association qui travaille sur les situations d’agounot (refus de donner le get). « En général, les femmes contactent notre association en moyenne deux ans et demi après le premier refus de get », explique le rabbin Jeremy Stern, responsable d’ORA. D’après Stern, la plupart des hommes persistent dans leur refus du get parce qu’ils sont soutenus et légitimés dans leur refus par la communauté.
Les enfants, joyaux fragiles à protéger
Comme les violences conjugales, les abus sexuels sur enfants dans les communautés juives orthodoxes sont difficiles à comprendre et reçus avec une grande stupéfaction : Debbie Fox, intervenante à la Magen Yeladim International, note : « Les enfants sont particulièrement chéris dans ces communautés : la simple idée de leur faire du mal est incroyable ». Pourtant, les chiffres et les faits le prouvent : en août 2013, le rabbin Mordechai Elon avait été reconnu coupable d’attouchements sur mineurs et condamné à 15 mois de prison avec sursis – une peine qui paraît faible à côté des sentences prononcées pour les prêtres catholiques coupables du même crime.
De même, 90 % des agresseurs sont connus de leurs victimes : il faut donc en finir avec le mythe du kidnapping dans la rue ou de l’inconnu pervers. Les décisions de protection des enfants doivent se prendre au sein même de la communauté – yeshiva, synagogue, camp de vacances – et impliquer tous les acteurs. Comme le relève Debbie Fox, « c’est la communauté qui crée l’enfant ; c’est aussi la communauté qui permet l’abus ». Une phrase choc qui fait réagir la salle.
Ainsi, la Magen Yeladim intervient régulièrement dans les lieux communautaires, principalement aux Etats-Unis, mais également en Israël, pour sensibiliser les acteurs et leur apprendre les bonnes habitudes. Les rabbins sont particulièrement visés par ce programme, par leur statut de guide et de référent moral : souvent dans le déni avant l’atelier, reconnaît Debbie Fox, ils sortent de la formation très émus et concernés par le problème des abus sexuels. Pour la sécurité des enfants, bien sûr, mais également pour éviter tout nouveau scandale qui pourrait éclater dans la presse et nuire à l’image de leur synagogue.

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« Ne pas culpabiliser les enfants est essentiel », explique la formatrice. « Il faut les écouter sans juger, ne pas remettre en cause leur histoire : le recoupement des faits se fera plus tard ». Ces conseils, pourtant évidents, montrent que la prise en charge n’est donc pas toujours adaptée.
Plus surprenant, les outils mis à disposition des enfants préviennent toute tentative d’exploration du corps, pourtant normale à tout âge : il ne faut pas parler des parties génitales, ne pas regarder celles des autres enfants et encore moins les toucher. Quand on connaît les désastres causés aux premières heures du mariage par le manque d’éducation sexuelle des écoles ultraorthodoxes, on ne peut que regretter ce conseil, pourtant largement approuvé par l’audience – composée de femmes orthodoxes en grande majorité. La protection des enfants ne doit pas nuire à leur développement personnel : le « cocon protecteur », préconisé par Debbie Fox, « une alliance des institutions éducatives et des parents », pourrait bien être trop étouffant.
En conclusion, l’idée forte de ces trois jours de conférence est l’importance du débat, oser placer ces sujets sensibles sur le devant de la scène. En parler permet également de faciliter la formation des acteurs, la coopération entre les différentes organisations au sein des communautés religieuses : le changement des mentalités et l’aide aux victimes ne peuvent se faire qu’en groupe.
Entretien avec Debbie Gross
Retour sur la genèse de ce congrès avec la fondatrice et présidente de Tahel
Quel était l’objectif du Congrès ?
L’envie d’organiser ce congrès est née d’un constat simple : de plus en plus de gens dans la communauté ultraorthodoxe prennent conscience de l’existence de violences et d’abus, mais ils ne se regroupent pas. Notre idée était d’inviter des membres de la communauté du monde entier, d’œuvrer pour que ces personnes sensibilisées à ce problème se rencontrent. Nous espérions pouvoir construire des réseaux.
Quel bilan en tirez-vous ? Mission accomplie ?
Oui totalement. Plus de 600 personnes sont venues du monde entier pour participer à cet événement. On a senti beaucoup d’enthousiasme autour du projet, on a reçu beaucoup de compliments sur l’organisation, les participants ont trouvé ça très professionnel. Un autre point positif, c’est que beaucoup de participants étaient des hommes. Je pense qu’on peut dire que ça a été un vrai succès.
Au vu du succès de cette première édition pensez-vous réitérer l’expérience l’année prochaine ? Quels sont vos prochains projets ?
A vrai dire nous y réfléchissons actuellement. Peut-être que nous organiserons un nouveau Congrès l’année prochaine mais ce n’est pas pour l’instant notre principale piste. La prochaine étape, c’est d’organiser des conférences et des programmes éducatifs dans le monde entier, pour essayer de toucher le maximum de personnes. Nous avons déjà été contactés par des membres de la communauté en Suisse, aux Etats-Unis, à Londres ou encore Manchester. C’est dans cette direction que nous allons a priori.
Le mot de la fin ?
Je pense que le plus important c’est que le plus de monde possible en entende parler. Que les membres de la communauté sachent que cet événement a eu lieu et qu’ils contactent leurs rabbins, qu’ils demandent que nos programmes éducatifs soient intégrés dans leurs écoles. C’est à leur tour de passer le mot !
Propos recueillis par Josepha Bougnon
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