Lëila Sebbar est “chercheuse de souvenirs d’enfances dispersés aux quatrecoins de la Méditerranée”. Née en 1941 à Aflou en Algérie, d’une mère françaiseet d’un père algérien, elle a fait de sa double appartenance au Maghreb et à laFrance une force. Pour cette professeure de lettres et écrivaine, sonexpérience de l’Algérie française est le moteur de nombreux travaux.
Cette année, elle a collectionné des nouvelles inédites dans un ouvrage récemmentpublié : Une enfance juive en Méditerranée musulmane. Sous forme d’“archéologiecollective créatrice”, 34 hommes et femmes, sollicités par Leïla, ont laisséleur mémoire, fragmentée mais pourtant si limpide, guider leur écriture.
L’initiatrice impose de strictes consignes : présenter de courts textes de 10000 signes chacun. Une condition qui oblige l’auteur amateur à extrairel’essentiel de son enfance. Un travail fastidieux pour Marcel Benabou quireprend la phrase de Flaubert pour décrire cette condensation : “un océan dansune carafe”.
Mais cette initiative passionnante répond surtout au besoin de rassembler lesderniers témoignages de ces Juifs en terre musulmane. Elle se révèle unemerveille historique et un plaisir pour les sens. 34 textes font voyager lelecteur à travers le temps et l’espace. Les paysages d’Egypte, Maroc, Algérie,Tunisie, Liban, Turquie défilent sous les regards enfantins du 20e siècle.Nostalgie, mélancolie, tendresse, douleur et ironie transportent le lecteurdans des scènes quotidiennes de communautés juives du Maghreb à l’Orient. Sousforme de récits, ou de lettres adressées à un destinataire familier, éloigné outout simplement à Leïla, les écrivains retracent un paysage intime et secret.Des photos personnelles accompagnent le texte, et permettent au lecteur des’imbiber de poésie orientale.Nulle question ici de se conformer aux livres d’histoire. Les colonies de 1930à 1960 sont certes référencées, mais c’est le vécu personnel qui occupe uneplace fondamentale.Et c’est justement, cette diversité poétique, voire parfois désordonnée, qui donneenvie de dévorer l’ouvrage.
Les 34 auteurs juifs, aux parcours et disciplines multiples - écrivains,professeurs, journalistes, droit, psychologie... décrivent successivement leurpropre version des faits. L’enfance, âge d’or ou d’insouciance, ces belles années marquant notreexistence, est contée avec une grande finesse. L’exercice peut devenirdifficile quand il s’agit de déceler la frontière entre réalité et imagination“Je ne sais pas si j’écris pour me donner des souvenirs”, note Chochana. Maismême si le temps efface ou brouille la mémoire d’Hubert Haddad : “L’enfance estun volcan qui peu à peu vous recouvre des cendres tremblées de l’oubli”. Lamadeleine de Proust fait son effet : “Je me souviens des quatre éléments : laterre ocre, l’onde aux cent couches d’azur...” Chaque auteur retourne uninstant dans son paradis ou malheur de gosse, et offre un large spectre desentiments, depuis la joie à la douleur.
Quand l’arabe était parlé par les Juifs
Leïla Sebbar se décrit comme une femme de l’entre-deux : son identitéoscille entre paysages jaune et blanc de l’Orient, et les bâtimentshaussmanniens de Paris. La clé de l’ouvrage, être juif dans un environnementmusulman, porte également une double identité. Belle perspective d’un univers cosmopolite entre le cocon familial juif et laréalité du marché agité, où les religions sont souvent indifférenciées. AndréAzoulay, décrit parfaitement “la vie juive en Méditerranée musulmane”, noncomme une utopie, mais comme une réalité ayant marqué les différents écrivainsde l’ouvrage. La compilation des récits permet au lecteur de chercher lesrécurrences et différences entre les histoires des communautés juives.
Brassage des populations juives, musulmanes et occidentales ; partage des lieuxet traditions entre Juifs et Musulmans, comme le hamman, la circoncision et laposition des femmes dans la société... révèlent un monde imbriqué et mélangéentre des communautés présentes sur le pourtour méditerranéen depuis dessiècles. Les couscous, srina, chemya, n’ont de secret pour personne et la musiquedes mariages se partage.
La mémoire sensorielle entre en jeu, dépassant l’indicible, laissant s’échapperles odeurs de jasmin pour Joëlle ; et couleurs d’azur et soleil rouge feu deLucette. Derniers délices de ce recueil de contes : les langues sontomniprésentes dans les histoires : l’arabe langue de rue, le judéo-arabe desgrands-parents, l’hébreu langue des fêtes et le français, langue de l’école etde la réussite...
L’arabe ponctue les pages des récits, avec ses mots gourmands, sucrés, salés,ou ceux d’Ahmed l’ami d’Yves Turquier, des rues et des parents. Maisl’abondance de cette langue reste souvent celle de l’autre, du voisin, parfois inconnuepour certains, “l’étranger intime et familier”.
Car une partie de la communauté juive du Maghreb s’est rapidement tournée versl’Occident ; et le français est devenu langue première. Pour Rita Rachel Cohen,toutefois, “l’égyptien c’était pour raconter, pour être content ou pas, pourrêver, pour parler en musique, pour être ensemble, pour inventer...”. Ladisparition de l’arabe des communautés juives annonce la fin d’un monde unique,la prochaine fracture.
L’exil va de pair avec la mélancolie
Ce partage de communautés différentes raconte une histoire trop souventlaissée dans l’oubli car “le monde a changé”. La société actuelle subit lestraces douloureuses du colonialisme, créant une histoire politique sanshumanité, noyée dans la tragédie de la fin de la Seconde Guerre mondiale et desluttes violentes pour l’indépendance. Si certains ont oublié les similaritésqui ont existé entre deux communautés religieuses certes différentes, maisfières d’une même culture arabe, nombreux sont les auteurs qui s’identifientcomme tunisien, marocain car “je suis né à...”, au même titre que leur judaïté.Certains récits font cependant état de l’aspect minoritaire, des insultes et dela séparation. Et c’est souvent à cet instant que la bulle de l’enfance et deses doux paysages éclate, bouleversée par les grandes dates du 20e siècle etl’antisémitisme grandissant. Naissent alors l’amertume, la crainte et latristesse.
Rattrapée par Vichy, la fin des colonies et les premières guerresisraélo-arabes, l’histoire a décidé du chemin à suivre. Et mis fin àl’innocence de l’enfance. C’est le départ “d’un nid douillet”, la remise enquestion d’une identité juive dans un monde musulman et la déchirure colonialequi laissent place à la mélancolie ou à l’affirmation identitaire.Pour Lucette Heller-Goldenberg de Marrakech, “il n’y a plus de vie juive auMaroc, comme dans les pays musulmans qui se sont vidés de leurs Juifs”. C’estla perte de la terre natale et la difficile intégration dans un nouvelenvironnement qui poussent l’enfant à se réveiller. Daniel Mesguich n’est pasvraiment “français de France, et pas vraiment français d’Algérie, puisquejuif”. Le film “couleurs” de l’enfance d’Anny à Casablanca est devenu “muet, ennoir et blanc”.
Cet exil, trace indélébile sur la communauté séfarade, est le résultat d’unesourde hostilité dans un monde qui cherche à devenir indépendant, trouvantrefuge dans ses racines musulmanes. L’enfant devient adulte. Mais si le départest source de souffrances, il implique également la libération.L’accomplissement en dehors d’une communauté, l’ouverture d’esprit par cettedouble et belle identité. De quoi donner envie de créer et d’affronter la vie.
Une enfance juive en Méditerranée musulmane, textes inédits recueillis parLeïla Sebbar, éditions Bleu autour, 2012, 365 p.