Philanthropie à l’anglaise

Lord Jacob Rothschild, de la branche britannique des Rothschild, revient sur la tradition d’aide à Israël initiée par ses ancêtres. Zoom sur une dynastie familiale qui a fait de la discrétion sa marque de fabrique

rotschild (photo credit: (© Archive Lucian Freud, collection privée, Londre)
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(photo credit: (© Archive Lucian Freud, collection privée, Londre)

Nathaniel CharlesJacob, le quatrième baron de Rothschild, captive la salle sans effort. Ilchoisit ses mots avec le talent d’un ancien d’Eton et d’Oxford et les dispenseavec les accents cultivés et profonds d’un aristocrate britannique.

Il est grand et se tient droit. A 76 ans, il a le physique distingué (longvisage ovale, front haut et des yeux de faucon, comme un écrivain l’a décrit)et tout un pedigree : il est l’arrière-arrière-arrière petit-fils de NathanMayer, l’un des cinq fils de Mayer Amschel, fondateur de la maison deRothschild, la dynastie familiale financière la plus célèbre du monde etarchétype de la fortune juive.

Voilà des dizaines d’années que Lord Rothschild s’est démarqué des activitésbancaires propres à sa famille. Aujourd’hui, c’est l’un des investisseurs lesplus renommés de Grande-Bretagne. Depuis 1989, il préside Yad Hanadiv, le brasphilanthrope de la famille légendaire qui, chaque année, distribue discrètementdes dizaines de millions de dollars pour une multitude de projets en Israël.
L’un des Rothschild modernes les plus accomplis, Jacob, est un grand amateurd’art et un philanthrope de classe mondiale. Et cette philanthropie est d’ailleurschez lui une véritable vocation. Il a présidé le fiduciaire de la NationalGallery britannique et s’est investi dans de vastes projets culturels, enparticulier dans l’Institut des beaux-arts Courtauld et la restauration de laSomerset House, à Londres. Lors du lancement de la loterie nationalebritannique, en 1994, il avait été invité à présider le Fonds de la loterie duBritish National Heritage, qui assure la distribution de quelque 2 milliards dedollars.
A en croire le magazine annuel Rich List, la fortune personnelle de Jacob,estimée à 600 millions de dollars par le Sunday Times en 2010, a désormais étésurpassée par celle de son fils et héritier, Nat. Lord Rothschild ne figureplus sur la liste des cent plus grosses fortunes de Grande-Bretagne, mais iln’en garde pas moins la confiance des chefs d’Etat, des géants de l’industrieet de la famille royale, qu’il reçoit dans son manoir de Waddesdon, imitationXIXe siècle des châteaux de la Loire, dans le Buckinghamshire. Il a hérité cedomaine de Dorothy de Rothschild, veuve de son cousin James. Quant à sesbureaux, ils sont installés à Spencer House, à St. James, ancienne demeureancestrale de la princesse Diana.

 “Nous avonstoujours fait en sorte qu’on ne parle pas de nous”

 Pouvoir s’entreteniravec Jacob est chose rare pour un journaliste. Les activités de la FondationRothschild en Israël ont toujours été caractérisées par une discrétion prochedu secret absolu. Yad Hanadiv préfère agir dans l’ombre et ne pas parler desnombreuses réalisations des Rothschild en Israël. La Fondation vient seulementde lancer un site Internet et son rapport annuel est sans doute le seul produitpar le financier à ne comporter aucun chiffre.

“Nous avons toujours fait en sorte qu’on ne parle pas trop de nous”, expliqueLord Rothschild.

Une politique qui remonte à 1882, quand le baron Edmond de Rothschild procuraitaux tout premiers sionistes les moyens de sa lutte pour l’acquisition du statutde nation. C’est lui qui a permis de créer les tout premiers villages etentreprises juifs modernes de Palestine, comme les vignobles du Carmel, dontles cépages provenaient des vignobles français des Rothschild. Edmond était lefils de James Mayer, frère de Nathan Mayer, dont descend Jacob.
Malgré ses efforts de discrétion, Edmond avait été surnommé “Hanadiv Hayadoua”(le renommé bienfaiteur) par les sionistes, qui connaissaient tous l’identitédu donateur anonyme.
James, le fils d’Edmond, et son épouse Dorothy se sont pour leur part montrésmoins réticents à afficher leur soutien à la cause sioniste, même quand Jamesest devenu député au parlement britannique. Le couple a ainsi fourni à ChaïmWeizmann les contacts nécessaires en Grande- Bretagne pour obtenir l’appuibritannique en vue de la création d’un Etat juif, appui qui devait sematérialiser à travers la Déclaration Balfour : dans sa fameuse lettre du 2novembre 1917, c’est à son “Cher Lord Rothschild” (c’està- dire Walter, lesecond baron, grand-oncle de Jacob) que s’adressait le ministre anglais desAffaires étrangères Arthur Balfour.
Victor, père de Jacob, troisième baron, se montrait en revanche plus intéressépar la recherche scientifique et le travail de renseignement en faveur de laGrande-Bretagne en temps de guerre, que par le sionisme politique. Ce sont doncses cousins James et Dorothy qui ont encouragé le jeune Jacob à faire sonpremier voyage en Israël au début des années 1950 avec son ami Isaïah Berlin,le philosophe d’Oxford. Ce sont aussi James et Dorothy qui ont préparé Jacob àassumer la direction des oeuvres familiales vieilles d’un siècle en faveur duprojet sioniste. À sa mort, en 1988, Dorothy a légué à Jacob sa propriété deWaddesdon et sa fortune, qui s’élevait à 94 millions de livres sterling (soitle plus important héritage de tous les temps en Grande- Bretagne), ainsi que laprésidence de Yad Hanadiv.
Le culte du secret

 Peu de touristesvenus visiter Israël ces 50 dernières années n’ont dû éprouver autant de fiertéque Jacob Rothschild en découvrant la Knesset, la Cour suprême, l’Universitéouverte et la multitude de projets éducatifs et scientifiques à travers le pays: n’est-ce pas à lui et à sa Fondation que le pays doit toutes cesconstructions ? Grâce à son excellente gestion, les 94 millions de livresd’héritage se sont multipliés avec les années. Et le moindre penny a étéinvesti dans des projets philanthropiques en Israël.

Tout en se rendant chaque année en Israël depuis un demi-siècle pour superviserle travail de sa fondation, Jacob de Rothschild fuit la publicité autour de YadHanadiv.
Ainsi la Knesset, la Cour suprême, le Centre de musique de Mishkenot Shaananimà Jérusalem et l’Institut d’Etudes supérieures de l’Université hébraïque deJérusalem ne mentionnent nulle part le nom de Rothschild, en dépit des millionsde dollars dont a fait don la famille.
On ne connaît pas non plus d’hôpital Rothschild, d’école ou de synagogueRothschild, alors que l’argent de la fondation a été vital pour ledéveloppement de toutes ces institutions en Israël. Neuf jours avant qu’unarchitecte ne soit choisi pour concevoir la Knesset, achevée en 1952, seulesune poignée de personnes savaient que James et Dorothy Rothschild avaient donné1,25 million de livres pour sa construction. “Quand nous faisons quelque chose,nous avons pour tradition de ne pas le crier sur les toits”, confirme Jacob.
Ce culte du secret n’a toutefois pas totalement protégé les Rothschild.
Une couverture médiatique indésirable, venue en particulier d’antisémites,décrit la famille comme l’exemple parfait de la richesse juive et, par là même,comme l’incarnation du mal juif. Leur discrétion n’a pas pu empêcher non pluscertains d’aller fourrer leur nez dans les affaires familiales. Ainsi le publicat- il appris en 1980 qu’une querelle de pouvoir avait amené le cousin Sir Evelynà fomenter le départ de Jacob de la banque familiale d’investissement N. M.Rothschild and Sons.
Horrifiés, les cousins ont alors juré de se protéger à l’avenir contre toutrisque d’intrusion.
Ainsi Yad Hanadiv a-t-il largement mené ses activités en catimini, transformanten toute discrétion le paysage israélien.
Conscients qu’il manquait à la Bibliothèque nationale d’Israël lesinstallations modernes nécessaires à une institution du XXIe siècle, lesRothschild ont discrètement offert au gouvernement les fonds nécessaires pourfinancer un nouveau bâtiment, qui devrait ouvrir en 2017, équipé d’unetechnologie qui permettra d’accéder aux collections en ligne.
Les Rothschild s’expriment rarement en public et l’on ne voit presque jamaisleurs visages dans les journaux. Yad Hanadiv ne livre guère d’informations surses projets.
Contrairement à la plupart des philanthropes, les Rothschild demandent toujoursaux bénéficiaires des dons de ne pas citer la famille comme donateur.
Ils expliquent ce souhait de discrétion en affirmant que ce privilège qu’est laphilanthropie serait amoindri s’ils s’en voyaient attribuer le crédit. Et LordRothschild d’évoquer une certaine “timidité”. Parlons plutôt d’une charmantehumilité qui semble de plus en plus anachronique.
Après les soupes populaires, l’éducation supérieure

 Avec latransformation d’Israël, les dons des Rothschild ont changé de nature.“Autrefois, c’était un pays pauvre qui avait davantage besoin de soupespopulaires qu’aujourd’hui”, explique Jacob. “Désormais, le pays est prospère etle rôle des philanthropes est donc différent. Cela nous fait plaisir de penserque cela ne serait pas arrivé si nous ne nous étions pas investis par lepassé.”

Les Rothschild se tournent désormais vers l’éducation supérieure et la science.L’atout d’Israël réside dans ses prouesses intellectuelles, aussi le rôle de laphilanthropie doit être de favoriser au maximum cet atout. “Je pense que laBibliothèque nationale est un bon exemple”, précise Jacob. “Je suis persuadéqu’elle n’aurait pas vu le jour si nous ne nous étions pas présentés avec notreproposition.”

Yad Hanadiv a permis la création de la télévision éducative en 1966, premièrechaîne de télévision en direct d’Israël, inaugurée par une apparitionexceptionnelle de Lord Rothschild en personne. La fondation a également aidé àcréer, en 1976, l’Université ouverte. Fondée sur le modèle britannique,deuxième institution de ce genre dans le monde, c’est aujourd’hui la plusgrande université d’Israël.
Quand le gouvernement israélien a réduit ses subventions à l’éducationsupérieure, entre 2000 et 2010, les études de lettres ont été parmi les plusdurement touchées.
Yad Hanadiv a alors créé un fonds pour encourager l’innovation et unecoopération encore inédite entre universités, afin de permettre de conservercertains cursus.
L’association continue à encourager les jeunes en postdoctorat par la créationde postes de recherche et d’enseignement universitaire en sciences, sciencessociales et lettres et avec le Bruno Award - récompense réservée aux meilleursélèves - tout en subventionnant des initiatives scientifiques au Technion et àl’Institut Weizmann. Parmi les autres projets importants financés par YadHanadiv : un institut pour la formation des directeurs d’établissements scolaires,un centre de recherche sur l’influence de l’environnement sur la santé humaine,des projets dans la communauté arabe en faveur des handicapés et, plusrécemment, une initiative pour créer 22 agences pour l’emploi dans desquartiers arabes.
Sortir de la clandestinité

 Jusqu’au milieudes années 1990, peu de gens en Israël connaissaient le rôle exact de YadHanadiv. La fondation se faisait si discrète que le public n’avait même pasaccès à ses principes directeurs, ni à une série d’études précieuses, dont lerapport très documenté sur la faisabilité de la nouvelle Bibliothèquenationale.

Récemment, la fondation a toutefois été gagnée par le souci de transparence quiaffecte de plus en plus le monde de la philanthropie. Yad Hanadiv s’est peu àpeu alignée sur les autres fondations, qui ont compris l’importance querevêtent les réseaux et le partage d’informations pour leurs projets.

Inévitablement, les oeuvres de bienfaisance des Rothschild sont sorties de leurquasi-clandestinité. Il n’aurait pas été possible que 400 000 curieux visitentchaque année les Jardins du souvenir de Ramat Hanadiv, près de Haïfa (où estenterré le baron Edmond de Rothschild), ni que 40 000 étudiants enpost-doctorat bénéficient de l’Université ouverte, sans la dissolutionprogressive de cet anonymat autrefois scrupuleux. La prochaine constructiond’une institution publique majeure comme la Bibliothèque nationale, à l’ère del’information et des réseaux sociaux, a ouvert la voie à une plus grandevisibilité.
Il y a quelques années, un autre donateur a exhorté Jacob à autoriser lesbénéficiaires des largesses des Rothschild à révéler la participation de lafamille dans les projets financés. En se voyant interdire une telle publicité,a plaidé cet ami, ces personnes étaient privées d’un argument de poids pourtrouver d’autres subventions auprès d’autres donateurs. Lord Rothschild a biencompris le message.
C’est en février 2010 que la famille a décidé de faire tomber le masque ; YadHanadiv ouvre alors un site Internet et publie les noms des membres de sonconseil d’administration.
Yadhanadiv.org.il comporte un bref historique des efforts des Rothschild enfaveur d’Israël, ainsi que les Principes de base de la fondation, confidentielsjusque-là.
On y trouve des professions de foi, comme “Nous valorisons le partage dessavoirs” ou “Nous préférons adopter un profil public discret.”
Début mai, Yad Hanadiv a déménagé. D’un bâtiment anonyme situé dans une petiterue de Jérusalem, ses locaux sont passés en face de l’hôtel King David où, dansl’esprit de sa toute nouvelle politique d’ouverture, il pourra mieux accueillirses partenaires et ses bénéficiaires.
Il y a toutefois des limites. Le détail des finances de Yad Hanadiv restesecret, tout comme les débats internes et les négociations. Le nom de lafamille est absent du nouveau bâtiment écologique et l’on ne verra pas de tourRothschild sur le front de mer de Tel-Aviv, ni de Théâtre Rothschild àJérusalem. Toutefois, si la confidentialité reste la politique officielle pource qui est des bénéficiaires, le nom de certains de ces derniers figuredésormais sur le site Internet.
Lors d’une cérémonie à la Knesset, le 25 mars dernier, Lord Rothschild a remisle Prix Rothschild bisannuel de 50 000 dollars à cinq éminents professeurs. Lapresse israélienne a été conviée à l’événement, mais aucun journaliste n’adaigné se présenter.

Ni politique,ni commerce

Cette visibilitéaccrue peut-elle inciter les Rothschild à utiliser leur influenceinternationale pour tenter de résoudre le conflit israélo-arabe ? Non, répondJacob Rothschild.

Historiquement, la famille s’est toujours gardée de se mêler de politique - etde commerce - en Israël.

En outre, Jacob tient à concentrer toute son énergie sur Yad Hanadiv. Et ilajoute, avec une nouvelle pointe de cette “timidité” familiale, n’avoir ni lacompétence, ni l’impartialité ni le temps qu’il faudrait pour faire de lui unfacilitateur de paix.
“Quand je viens en Israël, je me consacre toujours de façon totale et absolue àl’action d’Hanadiv. Je ne dis pas que je suis la personne idéale pour fairecela. C’est juste que le sort en a décidé ainsi. J’éprouve donc une certaineréticence à m’impliquer dans autre chose”, ajoute-t-il, “je ne me sens pasl’âme d’un politicien et je ne pense pas qu’il serait bon que je pénètre dansl’arène politique, car je n’ai aucune compétence en la matière. Ce qui nesignifie pas, bien sûr, que je n’ai pas mes propres sentiments et mes propresconvictions, mais je pense que ma contribution doit se cantonner à ce que jefais déjà.”
On pourrait croire qu’un Rothschild n’a qu’à lever le petit doigt pour amasserautant d’argent qu’il le souhaite, mais non : l’investisseur affirmertravailler dur pour garder les coffres pleins et pouvoir financer les activitéscroissantes de Yad Hanadiv. “J’ai la chance de bénéficier de nombreusesopportunités, certes, mais rien ne se fait sans mal”, dit-il.
La gestion habile qui a été faite de l’héritage légué par Dorothy de Rothschildn’aurait pas suffi à faire fructifier ce capital, affirme Jacob. Il importeégalement de cultiver les liens familiaux traditionnels de ce réseau de cousinsde plus en plus nombreux, pour pouvoir continuer à aller loin à l’avenir.
Une dynastie qui n’est pas prête de s’éteindre

“Prenez lesfamilles juives du XXe siècle”, dit-il. “Combien en reste-t-il aujourd’hui quisoient encore sous le feu des projecteurs ? Pas beaucoup, n’est-ce pas ? Je nementionnerai pas de noms, mais aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Europe, leslumières se sont éteintes. C’est une chance que certaines de ces vieillesfamilles parviennent encore à poursuivre leur action.”

Tourné vers l’avenir, Lord Rothschild a mis au point une stratégie pours’assurer que les liens de la famille avec Israël et le travail de la fondationlui survivent. Voilà longtemps que la dispute avec Sir Evelyn, par exemple,s’est apaisée. “Nous nous parlons au moins une fois par mois”, affirme-t-ilavec une satisfaction non dissimulée.
Reprenant à son compte les exigences de ses cousins James et Dorothy il y a undemi-siècle, Jacob a créé un conseil d’administration de Yad Hanadiv, qui sertde terrain de recrutement pour la prochaine génération de cousins Rothschild.
“Je ne vous ferai pas croire que notre famille est particulièrement religieuse,mais, en termes d’engagement, j’ai avec moi aujourd’hui ma fille Hannah, manièce Alice, ma nièce Kate et mon neveu James”, se félicite-til, citant lesmembres de sa famille qui l’ont accompagné à Jérusalem pour la cérémonie deremise du Prix Rothschild. Une autre cousine, Béatrice, et sa fille Beth,avaient aussi prévu de venir, mais ont eu un empêchement.
“Je pense que ce n’est pas si mal d’avoir sept personnes qui s’impliquentvraiment”, précise-t- il. “C’est à cela que je travaille.”
Et c’est ainsi qu’un Rothschild s’est transformé en sept Rothschild, équipés demoyens de communication modernes, assistés d’un personnel renforcé, installésdans de nouveaux locaux et disposant d’une fortune assez importante pourpoursuivre ce que cette famille pas comme les autres accomplit depuis plus d’unsiècle : faire la différence.