L’improbable histoire du sauvetage de juifs par un ambassadeur japonais

L'autre miracle des lumières

Réfugiés juifs en attente de visa devant le consulat japonais à Kauna (photo credit: YAD VASHEM)
Réfugiés juifs en attente de visa devant le consulat japonais à Kauna
(photo credit: YAD VASHEM)
L’histoire commence en décembre 1939. Inspiré par Hanoucca, la fête juive des lumières, Solly Ganor, âgé de 11 ans à l’époque, a envie de se comporter de façon très adulte. L’enfant, originaire de Kaunas, en Lituanie, prend la décision de faire don de son cadeau de Hanoucca à une association caritative féminine qui récolte de l’argent pour acheter de la nourriture et obtenir des visas aux réfugiés juifs polonais qui ont fui la Lituanie au début de la Seconde Guerre mondiale.
Le présent spontané de Ganor, qui n’est que de 10 litas, ne pèse sans doute pas lourd dans les finances de l’association, mais cette modeste somme est significative pour le jeune donateur car sa générosité le prive de cinéma : Solly n’a plus les moyens d’aller voir le nouveau Laurel et Hardy, sorti pour les fêtes.
Un don qui en appelle un autre
Le garçon implore donc ses parents de lui octroyer à nouveau l’argent nécessaire pour aller voir le film. Sa mère aurait volontiers cédé, mais il importe à son père que son fils apprenne à assumer les conséquences de ses actes. La seule chance qui reste à l’enfant pour profiter du cinéma est sa tante, auprès de laquelle il s’empresse d’aller plaider sa cause. Celle-ci est propriétaire d’une confiserie qui vend des chocolats fins. Lorsque Solly pénètre dans la boutique, sa tante est justement occupée avec un client qui achète des friandises pour sa famille. Elégamment vêtu d’un costume sombre, ce monsieur n’a apparemment rien de bien extraordinaire. Jusqu’à ce qu’il se tourne vers le garçon pour le saluer.
« C’était la première fois que je voyais un Japonais », relatait Solly Ganor des décennies après la guerre, dans une interview pour la radio israélienne. « Il avait l’air étrange pour moi qui n’avais jamais vu quelqu’un avec les yeux bridés. » Pourtant, le garçonnet se sent fort à l’aise en la présence de ce personnage exotique, dont il émane quelque chose de profondément chaleureux. Chuine « Sempo » Sugihara sourit à l’enfant et la tante de Solly fait les présentations : « Son Excellence le vice-consul de l’empire du Japon en Lituanie », dit Anushka.
L’enfant ne se laisse pas impressionner par cette rencontre inopinée avec un haut fonctionnaire, et va droit au but : il lui faut absolument aller voir le film de Laurel et Hardy, mais il a donné son cadeau de Hanoucca à une association de bienfaisance et n’a plus un sou. La tante accède immédiatement à sa requête, mais Sugihara est plus rapide, et tend la somme requise au jeune garçon. Seulement celui-ci n’est pas sûr de pouvoir accepter de l’argent de la part d’un étranger. « Et bien, je serai ton oncle pendant les vacances », suggère Sugihara. Difficile de résister à cet argument. Ganor apprécie vraiment le sens de la diplomatie du vice-consul. Il accepte donc la proposition, mais à une condition. « Tu sais, si tu es mon oncle, pourquoi ne viendrais-tu pas à notre allumage de Hanoucca samedi ? »
Ce week-end-là, toute la famille, soit une trentaine de tantes, d’oncles, de cousins et autres parents ainsi que deux réfugiés juifs de Pologne, se trouve réunie dans la maison des Ganor à Kaunas, pour l’allumage rituel. Candélabres, latkès et un couple de Japonais sur son trente-et-un sont au rendez-vous. Chuine et Yukiko Sugihara apprécient pleinement les festivités : ils allument des bougies, goûtent aux délicieux desserts que la famille a préparés, et apprennent un certain nombre de choses sur cette religion obscure et quelque peu nouvelle qu’ils découvrent. Sugihara confie à ses hôtes qu’il s’est converti au christianisme orthodoxe oriental, et leur parle de sectes au Japon qui sont persuadées d’avoir un lien avec les dix tribus perdues.
Lumières pour tous dans la nuit noire
Mais malgré les festivités, il est impossible aux convives d’oublier que la guerre couve aux portes du pays. Au cours de l’invasion nazie de la Pologne, les Allemands ont tué la femme d’Abe Rosenblat et deux de ses enfants. Suite à ces événements tragiques, auxquels lui et sa fille Léa ont survécu, ils ont trouvé refuge chez les Ganor, en Lituanie. Abe Rosenblat profite de cette rencontre pour épancher son cœur et exprimer ses craintes au vice-consul japonais. « Les nazis ne sont pas seulement intéressés par la conquête de territoires en Pologne », confie-t-il au diplomate. « Ils enlèvent les juifs, les traînent dans les rues et les assassinent. » Si seulement Sugihara pouvait les aider à sortir d’Europe, même au moyen d’un visa pour le Japon, implore Abe Rosenblat. Le vice-consul écoute attentivement les plaintes du réfugié. Même si, à première vue, l’idée semble bonne, elle est difficilement réalisable : le Japon est allié avec les nazis et les autorités obéissent à des règles strictes concernant les en prées au pays du Soleil levant.
Sugihara était arrivé en Lituanie six mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale, pour ouvrir un consulat unifié à Kaunas, devenue capitale provisoire du pays depuis 1920, après l’occupation de Vilnius par la Pologne. Dans le cadre du pacte Molotov-Ribbentrop – traité de non-agression conclu entre les nazis et l’URSS – l’Europe s’est trouvée divisée en deux sphères d’influence, l’une allemande et l’autre soviétique. A la suite de l’invasion allemande en Pologne, amenant le Reich à s’emparer d’une zone qui devait revenir aux Soviétiques, le régime nazi a propose, en contrepartie, de remettre la Lituanie sous tutelle communiste. C’est ainsi qu’en août 1940, les Soviétiques acceptent cette offre et envahissent la Lituanie. L’occupation soviétique entraîne la nationalisation des banques, de biens fonciers considérables et de grandes entreprises privées, ainsi que la fermeture de toutes les organisations politiques, culturelles et religieuses, et l’arrestation de plus de 12 000 personnes désignées comme « ennemies de l’Etat ». Jusqu’alors, la Lituanie avait connu une paix relative. Désormais, il était clair pour les juifs que l’Europe n’était plus un refuge pour aucun d’entre eux.
Après sa rencontre avec Solly Ganor et les siens, le diplomate réalise que tout juif qui serait abandonné en Europe était condamné à l’extermination. Dans le cadre de l’annexion de la Lituanie par les Soviétiques, Sugihara, comme tous les autres diplomates étrangers, reçoit l’ordre de quitter le territoire fin août 1940. Alors qu’il commence à empaqueter ses effets personnels à la représentation japonaise, on lui annonce qu’une délégation juive l’attend dehors. « Il y avait des enfants, des femmes et des jeunes gens. Ils étaient tous accrochés à la clôture. Les jeunes hommes tentaient de l’enjamber empêchés par les services de sécurité du consulat », relatait l’épouse du diplomate, Yukiko Sugihara, dans une interview télévisée. Les juifs racontent alors au vice-consul qu’un homme d’affaires néerlandais qui travaillait pour Phillips, Jan Zwartendijk, est devenu le consul néerlandais en poste à Kaunas et qu’il a commencé à attribuer des laissez-passer vers les colonies hollandaises des Caraïbes. Les Soviétiques autorisent les réfugiés à quitter le territoire avec un permis néerlandais, à la condition qu’ils disposent aussi d’un visa de transit japonais, dans la mesure où ils doivent d’abord faire escale dans un port du Japon avant d’embarquer pour les Antilles hollandaises.
Un homme et sa conscience
Le consul japonais doute de pouvoir répondre favorablement à leur demande. Pour autant, il s’empresse d’agir, câblant immédiatement au ministère des Affaires étrangères de l’empire du Soleil levant, à Tokyo. La réponse lui parvient neuf jours plus tard : son pays n’a pas l’intention de modifier sa politique concernant l’octroi de visas. Seuls ceux qui possèdent un visa en cours de validité et suffisamment d’argent pour payer leurs frais de voyage, seront admissibles pour un visa de transit. Autant de conditions qui font défaut aux réfugiés juifs. « Aucune exception », conclut la missive.
« Pour être honnête, cette réponse m’a hanté toute la nuit », écrira Sugihara dans ses mémoires. « Après une intense réflexion, je suis arrivé à la conclusion que l’action humanitaire et charitable devait primer sur tout. J’ai alors pris ma décision en toute connaissance de cause, après avoir pesé les conséquences que cela pourrait avoir sur ma vie professionnelle. Je l’ai fait sans crainte et le cœur en paix. » Sugihara espérait un changement de politique, mais il n’en fut rien. Il était temps d’agir seul. « Je vais peut-être devoir désobéir à mon gouvernement, mais si je ne le fais pas, je désobéirai à Dieu », pense alors le vice-consul. C’est ainsi que pendant tout le reste du mois où il est en poste, Sugihara rédige entre 2 100 et 3 500 visas de transit japonais à destination de familles juives, ce qui a permis de sauver jusqu’à 6 000 personnes.
« Rapidement, de nombreux réfugiés juifs qui avaient entendu parler de ce que faisait le consulat japonais sont arrivés. Je ne savais plus quoi faire. Je venais de recevoir l’ordre du gouvernement soviétique de quitter le pays », confiait Sugihara lors d’une interview en 1977. « Il y avait des milliers de personnes qui attendaient jusque sous les fenêtres de notre résidence », a encore raconté le vice-consul. « Au début, j’enregistrais les numéros des visas, mais passé la centaine, c’était devenu trop fastidieux, alors j’ai arrêté. »
Sugihara délivre des visas pour les femmes et les enfants en priorité, afin qu’ils n’aient pas besoin d’attendre dans la foule. Il reste à son bureau plus tard que les heures d’ouverture, puis continue à travailler de son hôtel. Après que les Soviétiques aient fermé le consulat, il tente par tous les moyens de poursuivre la mission qu’il s’est assignée, remettant même des visas à des réfugiés sur le quai, juste avant qu’ils ne montent dans le train. Puis le vice-consul est finalement envoyé à l’ambassade japonaise à Berlin afin d’y recevoir des instructions concernant sa mutation.
Juste parmi les nations
A partir de septembre 1940, Sugihara a été muté de consulat en consulat, travaillant à des tâches subalternes et vivant sous un pseudonyme en Russie, avant de retomber dans l’anonymat diplomatique après la guerre. Le gouvernement japonais n’a jamais voulu admette que sa mise au placard était due aux visas qu’il avait accordés aux juifs. Ce n’est qu’en 1968 que l’attaché économique de l’ambassade d’Israël à Tokyo, Joshua Nishri, qui avait été l’heureux bénéficiaire d’un de ces visas sur le quai de la gare, a finalement retrouvé la trace de Sugihara au Japon. En 1985, après avoir rassemblé des centaines de témoignages, Yad Vashem  a décerné à Sugihara la distinction de Juste parmi les nations. Trop malade pour assister à la cérémonie, l’ancien diplomate est décédé l’année suivante. Cette reconnaissance est donc arrivée juste à temps.
De nombreuses raisons ont poussé Chuine Sugihara à agir de cette façon. Son épouse a écrit dans l’ouvrage Visas for Life (Visas pour la vie), qu’elle était convaincue que la rencontre de son mari avec l’enfant, dans la confiserie, n’était pas due au hasard : « La décision de délivrer les visas aux réfugiés juifs a été influencée par un garçon de 11 ans... » De son côté, Solly Ganor – qui avait lui aussi bénéficié d’un visa avant d’être refoulé par les Soviétiques – n’a jamais oublié combien le diplomate et sa femme avaient été touchés par l’allumage des lumières de Hanoucca et par l’histoire des réfugiés à Kaunas. Il a toujours été convaincu que la flamme qui a nourri la détermination de Sugihara provenait de l’étincelle qui avait jailli ce soir-là. 
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