Vaincre l'Etat islamique

Il est temps que les nations agissent de concert pour vaincre les djihadistes

Recueillement du présidebnt Obama devant le Bataclan (photo credit: REUTERS)
Recueillement du présidebnt Obama devant le Bataclan
(photo credit: REUTERS)
Ce n’est un secret pour personne. Tous les pays engagés dans la lutte contre l’Etat islamique – les Etats-Unis, l’Union européenne, les nations arabes, la Russie, et même la Chine – savent de quelle manière éliminer, ou, tout du moins, affaiblir le mouvement le plus barbare et le plus dangereux que le monde ait connu depuis le nazisme. Et pourtant. Bien que conscients des moyens à mettre en œuvre, ils refusent d’en faire usage. Persuadés que l’opinion publique n’est pas prête à voir des soldats sacrifiés sur le champ de bataille, il manque à ces leaders le levier essentiel d’une action efficace : la volonté politique.
L’émergence de Daesh
Daesh n’était encore, il y a quatre ans, qu’un groupe marginal qui retenait à peine l’attention des services de renseignement. Sa fulgurante ascension est une des conséquences collatérales des politiques menées par les deux dernières administrations américaines, persuadées que la démocratie serait une panacée pour tous les maux du Moyen-Orient. C’est dans cette perspective que Georges Bush a forcé Israël à organiser des élections dans les Territoires palestiniens. Résultat : le Hamas est monté au pouvoir à Gaza. C’est avec cette même conviction que l’ancien président a ordonné à ses troupes d’entrer en Irak, provoquant la destitution de Saddam Hussein et de son régime de terreur. Sauf qu’en lieu et place d’un véritable gouvernement démocratique, un gouvernement pro-iranien corrompu s’est installé au pouvoir, et a entraîné la désintégration du pays.
Barack Obama a, quant à lui, pris deux directions contradictoires. Il a certes marché dans les pas de ses prédécesseurs en prêchant la démocratie, mais s’est aussi écarté de la politique de George Bush en retirant les troupes américaines d’Irak, précipitant inexorablement le pays dans sa chute. Tandis que l’idéologie de l’axe du bien et du mal a entraîné le chaos irakien, les conceptions d’Obama ont contribué à l’éclatement de trois autres pays : la Syrie, la Libye et le Yémen. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché à caresser la bête dans le sens du poil. Dans son discours d’investiture, le président américain avait ainsi tenté de toucher les esprits et les cœurs musulmans en soulignant la richesse culturelle, historique et religieuse de l’islam. Idem en juin 2009, lors de son discours à l’université du Caire, événement organisé en coopération avec l’université islamique al-Azhar. Seulement le monde arabe, lui, ne l’entendait pas de cette façon. Le Printemps arabe en est le meilleur exemple : au nom de la démocratie, Barack Obama a apporté son soutien à la population arabe qui luttait pour renverser le président Moubarak, allié de longue date des Etats-Unis. Pour, au final, voir les Frères musulmans monter au pouvoir. Il aura fallu deux ans au peuple égyptien pour réaliser son erreur, et se ranger derrière un gouvernement dirigé par les militaires après un semi-coup d’Etat de l’armée. Ce qui s’est passé en Egypte n’est qu’un moindre mal. Car partout ailleurs dans la région, les conséquences de ces soulèvements populaires ont été de loin plus catastrophiques et dramatiques. Le renversement des gouvernements de Libye, de Syrie et du Yémen a ainsi laissé place à des guerres civiles sanglantes au sein de fiefs contrôlés par des fanatiques religieux, des terroristes et des gangs criminels.
Il est également important de souligner le rôle – largement occulté dans le discours public occidental – que joue l’Arabie saoudite dans l’expansion de l’islam radical. Dans un article récemment paru dans le New York Times, l’écrivain algérien Kamel Daoud met en relief la contribution majeure du royaume wahhabite à la progression de l’Etat islamique, et distingue le « Daesh noir » du « Daesh blanc ». Selon lui, le « Daesh noir » est celui qui égorge, lapide, coupe les mains, détruit l’héritage commun de l’humanité contenu dans ses trésors archéologiques, méprise les femmes et les non-musulmans. Le « Daesh blanc » lui, à savoir l’Arabie saoudite, fait exactement la même chose, mais en se montrant « mieux habillé et plus propre sur lui », c’est-à-dire en sauvant les apparences. Daoud affirme ainsi qu’en réalité, c’est l’Arabie Saoudite qui a fabriqué l’Etat islamique. « Ce royaume est fondé sur une alliance avec un clergé fondamentaliste qui conceptualise, légitime et répand le wahhabisme, version ultra-puritaine de l’islam à laquelle Daesh se nourrit », dit l’écrivain algérien. Ce radicalisme messianique, qui a vu le jour au XVIIIe siècle, prône l’instauration d’un califat au sein du désert, centré sur un livre sacré et deux lieux saints, Médine et La Mecque. Face à ces deux versions d’une même entité, Kamel Daoud affirme que l’Occident fait preuve d’hypocrisie, « faisant la guerre à l’un, et serrant la main de l’autre. »
De manière paradoxale, la lutte menée par les Etats-Unis contre al-Quaïda est également un facteur à prendre en compte dans l’émergence de l’Etat islamique. Car la guerre globale contre le terrorisme, décrétée par George Bush, a certes largement affecté l’activité du groupe islamiste, mais sans affaiblir ses idées. Ainsi, depuis l’assassinat de son fondateur et dirigeant, Oussama ben Laden, al-Quaïda est devenu un mouvement secondaire, qui a pratiquement abandonné le business de la terreur. Mais la politique des Etats-Unis, trop efficace en un sens, a eu un effet boomerang. De même que la nature n’aime pas le vide, le paysage de l’islam djihadiste ne le tolère pas non plus. C’est à la faveur de cette vacance qu’a émergé un groupe plus cruel encore, Daesh, porteur d’un mépris inégalé pour la vie humaine. Face à la désintégration de l’Irak, à la guerre civile en Syrie, à la fracture croissante entre sunnites et chiites et aux tensions entre l’Iran et l’Arabie saoudite, le leader de l’organisation, Abou Bakr al-Baghdadi – ancienne figure-clé d’al-Qaïda – a compris l’opportunité qui s’offrait de tirer son épingle du jeu.
Dégager un agenda commun
Ni les actions militaires, ni les manœuvres politiques, ne parviendront à modifier rapidement cette réalité complexe. Ceci dit, la communauté internationale a la possibilité à moyen terme, si ce n’est d’anéantir l’Etat islamique, du moins de réduire ses capacités et son influence, pourvu qu’elle fasse preuve d’une approche adaptée. Ce qui signifie avant tout de remiser au placard les promesses politiques creuses appelant à « vaincre le terrorisme », et d’opérer un virage à 360° au niveau de la stratégie militaire. Seule une révolution de cet ordre permettra de vaincre les forces du mal de Daesh, et ses métastases malignes en Afrique, dans le Sinaï et en Europe de l’Ouest. Exactement de la même manière que le monde a su mobiliser ses forces, il y a 75 ans de cela, pour vaincre le fléau nazi.
Pour y parvenir, il est vital que les acteurs majeurs de la lutte, c’est-à-dire les grandes puissances (plus la Chine et l’Inde), surmontent leurs divergences pour faire front commun contre l’ennemi. Ce qui implique de fixer ensemble les priorités, et de faire fi des désaccords et des rivalités entre Etats concernant des intérêts secondaires. Mais également de résoudre les objectifs contradictoires de ceux qui sont impliqués dans la guerre civile en Syrie. Car pendant que l’Iran et la Russie soutiennent activement le président Bachar al-Assad, la Turquie et l’Arabie saoudite œuvrent à son renversement. Quant à l’Europe et aux Etats-Unis, ils semblent moins pressés de voir le président syrien tomber qu’ils ne l’étaient auparavant. Cette position a d’ailleurs largement nui aux troupes kurdes dans leur lutte contre Daesh, alors qu’elles représentent la seule force crédible sur le terrain.
La Turquie et l’Iran, qui possèdent d’importantes minorités kurdes, jouent un double jeu, clamant d’un côté leur volonté de combattre l’Etat islamique, mais refusant, de l’autre, de fournir des armes aux forces kurdes en Irak et en Syrie. L’attitude d’Ankara est particulièrement répréhensible : sous couvert de lutte contre l’Etat islamique, elle en profite pour bombarder les positions kurdes et régler ses propres comptes avec l’ethnie minoritaire. Washington admet certes la contribution importante des Kurdes dans l’effort de guerre, et leur fournit des armes légères ; mais redoutant de provoquer Ankara, l’administration Obama leur refuse les armes lourdes dont ils ont pourtant désespérément besoin.
Le fait de dégager un agenda commun rendra plus facile – sans toutefois le garantir – l’envoi de troupes au sol en Irak et en Syrie pour combattre Daesh. D’après les experts militaires, il suffirait de quelques divisions de blindés et d’artillerie soutenues par des frappes aériennes nourries, pour reprendre la plupart des territoires aux mains de l’Etat islamique. Mais pour le moment, la coalition s’attaque à la principale source de financement de Daesh : son pétrole, qui lui rapporte pas moins de 1,5 million de dollars de revenus journaliers. Dans la ligne de mire des bombardements : les puits, ainsi que les moyens de production et d’acheminement de l’or noir. Pour mener cette mission à bien, il faut également s’assurer que ce pétrole ne trouve plus d’acheteurs, ou que ceux-ci – en l’occurrence la Turquie, le régime d’Assad et une poignée de mercenaires – soient sévèrement sanctionnés.
Dans le même temps, il est impératif d’accroître les capacités dans le domaine du renseignement. Il faut développer les missions d’infiltration et de recrutement au sein du groupe djihadiste lui-même et de ses cellules à travers le monde, et accélérer l’interception et le décodage de leurs communications. Comme on l’a vu avec les derniers attentats de Paris, les cellules dormantes de Daesh sont nombreuses. D’après les renseignements français, l’organisation possède des agents chargés de superviser des opérations terroristes dans chaque pays visé. Ces cellules possèdent un fort degré d’autonomie et ne rendent de comptes qu’à Abou Ali-al-Anbari, ancien officier des services de sécurité irakiens sous Saddam Hussein, aujourd’hui à la tête des services de renseignement de l’Etat islamique. Selon plusieurs informations, l’organisation aurait élaboré sa stratégie en juin dernier lors d’une réunion à Mossoul entre ses principaux cadres. Il aurait été décidé que les opérations terroristes en Occident seraient menées par des membres aguerris de l’organisation, chapeautés par ses dirigeants en Syrie, plutôt que par des cellules isolées, constituées d’« amateurs ». Pour venir à bout de Daesh, il faut donc aussi viser ses leaders. Un ancien agent de la CIA confiait récemment à la télévision que, s’il était président des Etats-Unis, il autoriserait des unités des forces spéciales à mener des opérations ciblées en Irak et en Syrie afin de capturer les dirigeants de l’organisation et de leur soutirer des informations.
Depuis les attentats du 13 novembre en France, et l’explosion d’une bombe dans un avion russe, Paris et Moscou ont intensifié leurs frappes sur le sol syrien, visant tout particulièrement Raqqa, la capitale déclarée de l’Etat islamique. Et contrairement à l’US Air Force, qui a pour consigne stricte d’éviter les dommages collatéraux – comprenez de toucher des civils innocents – les jets français et russes se montrent désormais nettement moins regardants sur ce point. L’envoi de troupes au sol, que Paris est bien décidé à soutenir, devrait constituer la suite logique des opérations militaires, si l’on veut mettre les 30 000 hommes de Daesh définitivement à terre. A moins que l’Occident ne décide que le prix à payer est décidément trop élevé.
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