Consommer de la viande sans tuer l’animal

Et un hamburger de synthèse pour la 2 ! L’idée vous étonne ? Pourtant, d’ici peu, il sera sans doute possible de déguster du poulet ou du bœuf de laboratoire

D'ici peu l'homme pourra déguster du poulet ou du boeuf de laboratoire (photo credit: REUTERS)
D'ici peu l'homme pourra déguster du poulet ou du boeuf de laboratoire
(photo credit: REUTERS)
On la présente comme « le plus grand espoir de la tendance vegan ». Ces dernières années, la viande in vitro ou de synthèse, artificiellement fabriquée en laboratoire, commence à faire parler d’elle sur le marché de l’alimentaire. Son plus grand atout : éviter les élevages à grande échelle, et l’issue inévitable qui s’ensuit pour la bête – l’abattage.
Une démarche écologique
Mais les adeptes de la technique ont d’autres arguments que la défense du bien-être des animaux, car la viande cultivée en laboratoire peut également aider à réduire les dommages environnementaux causés par l’élevage. Selon les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les élevages, en particulier bovins, sont la source de 14,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et contribuent ainsi lourdement aux changements climatiques. Parmi ces émissions : le méthane (CH4) à hauteur de 44 % et le protoxyde d’azote (N2O) pour 29 %, qui provoquent tous deux un effet de serre plus important que le dioxyde de carbone, le fameux CO2.
Et les importantes émissions de gaz ne sont pas les seules conséquences néfastes de l’industrie de la viande : environ 30 % des terres de la planète, y compris les zones polaires recouvertes de glace, sont réquisitionnées pour élever du bétail. Quant aux forêts, elles sont élaguées, soit pour les besoins du pâturage domestique, soit pour laisser place à des cultures destinées à l’alimentation animale. Et ce n’est pas tout. Environ 8 % de l’eau douce mondiale disponible est directement ou indirectement utilisée pour l’élevage ; dans un article de 2012, les chercheurs Mesfin Mekonnen et Arjen Hoekstra, de l’université de Twente aux Pays-Bas, affirment ainsi que 15 000 litres d’eau seraient nécessaires pour produire un kilo de bœuf. Enfin, cette filière industrielle pollue les sources naturelles et réclame de grandes quantités d’énergie, principalement sous forme de combustibles fossiles.
Malgré tous ces dommages, la consommation de viande ne cesse d’augmenter, en raison de la croissance continue de la population mondiale et de l’amélioration des conditions de vie dans les pays en développement comme l’Inde ou la Chine. La FAO prévoit d’ailleurs une hausse de 70 % de la consommation de viande en 2050, par rapport à 2010.
Des chiffres qui donnent le tournis, et qui apportent de l’eau au moulin de ceux qui préconisent le développement de la viande cultivée. Pour les aficionados du hamburger de synthèse, une chose est sûre : le passage à la viande synthétique aidera à préserver la planète. Ils s’appuient sur les résultats d’une étude théorique de 2011 selon laquelle cette technique employée de manière optimale entraînerait une réduction de 99 % de terres utilisées, de 96 % des émissions de gaz à effet de serre, de 96 % de la consommation d’eau et de 45 % des besoins en énergie par rapport à la production bovine traditionnelle. Mais il y a un hic : comment mettre ces belles idées en pratique ?
Pas facile de supplanter Dame nature
Le premier hamburger préparé en laboratoire à partir de cellules souches a déjà quelques années d’existence. Le 5 août 2013, il faisait sa première apparition publique dans le cadre d’une présentation à Londres, sur fond de tsunami médiatique. Des centaines de journalistes venus des quatre coins du globe étaient présents pour couvrir, en direct, la dégustation officielle de ce steak haché constitué de 20 000 minuscules lamelles de viande cultivées. Si la presse n’avait pas caché son enthousiasme, certains goûteurs s’étaient montrés plus sceptiques. L’un d’eux avait bien décrit le mets comme « proche de la viande », mais aucun ne s’était précipité pour en reprendre une seconde bouchée. Peut-être que le coût de la préparation, un peu dur à avaler, leur était resté en travers de la gorge : environ 325 000 dollars la ration de 140 grammes, principalement financés par le cofondateur de Google, Sergey Brin. On ne peut donc prétendre à un coup de maître pour ce coup d’essai gustatif. Mais dans la mesure où il s’agissait uniquement de prouver la faisabilité du concept, on peut parler d’un « bon départ », avait ainsi déclaré le fier inventeur de la viande artificielle, le Pr Mark Post de l’université de Maastricht aux Pays-Bas.
Pour fabriquer cette viande in vitro, Post a prélevé un échantillon du muscle de l’épaule d’une vache, dans un abattoir. A partir des fibres de celui-ci, il a produit des cellules satellites (souches), qui se trouvent dans les muscles squelettiques et peuvent réparer les tissus musculaires endommagés. Le professeur les a ensuite fait pousser dans un milieu liquide riche, à base d’hormones et de nutriments, et composé en partie de sérum de veau fœtal (SVF). Les cellules se sont alors multipliées, jusqu’à ce que le chercheur les transfère sur de petites plaques en plastique contenant du collagène – une protéine animale qui aide à la croissance des cellules – tout en étant pauvre en éléments nutritifs. Affamées et privées des substances nécessaires à leur croissance, les cellules satellites se sont transformées en cellules musculaires, qui ont progressivement fusionné les unes avec les autres pour former de petits anneaux de fibres, extrêmement minces.
A l’instar de nos muscles, les fibres musculaires cultivées en laboratoire doivent pratiquer des exercices pour ne pas se détériorer et continuer à grandir et se développer. Mark Post a donc attaché les anneaux aux plaques pour leur imposer une tension similaire à celle endurée par les muscles lors de séances d’entraînement – un gymnase miniature en quelque sorte. Une fois que les anneaux musculaires ont gonflé en volume, le scientifique les a coupés en fines lamelles, celles-là même – au nombre de 20 000 – qui lui ont servi à préparer les hamburgers de la dégustation officielle. Il lui a fallu environ trois mois pour réaliser l’ensemble du processus – moins d’un tiers du temps nécessaire pour élever un bovin destiné à la consommation.
L’aspect du hamburger in vitro est encore à travailler. Celui présenté à la presse était grisâtre, sans ressemblance aucune avec la viande que nous connaissons, rougie, elle, par la myoglobine, cette protéine qui contient un ion fer et fixe l’oxygène, à l’instar de l’hémoglobine contenue dans le sang. Plus une viande est rouge, plus elle est donc riche en fer. Dénuée de tout système sanguin capable de transporter de l’oxygène et des nutriments en profondeur dans les tissus, la viande de synthèse a été cultivée sous forme de fines lamelles, dans un environnement très riche en oxygène. Avec un effet secondaire indésirable : un très faible taux de myoglobine dans les cellules musculaires, et donc, une teneur en fer particulièrement basse, qui explique l’absence de couleur rouge.
Pour compenser son aspect blafard, Post a donc agrémenté sa création artificielle de safran et de jus de betterave, ainsi que de miettes de pain et de sel. En outre, contrairement à la viande réelle, le hamburger de synthèse ne contient que des cellules musculaires – sans aucune cellule graisseuse – il a donc été frit dans des généreuses quantités de beurre.
Pas si facile de supplanter Dame nature et de créer une chair artificielle. D’autant plus que l’objectif est double : reproduire non seulement la composition et la texture de la viande, mais surtout à un coût raisonnable. Le hamburger pilote présenté en 2013 s’était avéré extrêmement onéreux. L’inventeur estime cependant qu’aujourd’hui, un tel steak dépasserait à peine les 11 dollars.
Pour atteindre la copie parfaite, Post développe actuellement de la viande artificielle à base de cellules musculaires, mais aussi de cellules graisseuses produites en laboratoire. De sorte que sa prochaine version de hamburger in vitro devrait se rapprocher encore plus de la viande que nous connaissons.
Autre méthode
Alors, est-il réellement possible de cultiver une viande composée de cellules musculaires, de graisse, de vaisseaux sanguins et de tissu conjonctif – à l’instar de la chair animale – qui présente l’apparence et le goût d’un steak saignant ? Il y a près de 90 ans, Winston Churchill avait déjà évoqué la possibilité de la viande  synthétique. En 1931, il écrivait : « D’ici 50 ans… nous devrions échapper à l’absurdité d’élever un poulet entier pour en manger uniquement la poitrine ou l’aile, en faisant grandir ces parties séparément, grâce à des moyens appropriés. »
Churchill avait sous-estimé le temps nécessaire pour y parvenir, mais désormais, les chercheurs et les entreprises du monde entier planchent pour transformer sa vision en réalité. En Israël, la Fondation pour l’agriculture moderne, fondée en 2014 et composée essentiellement de végétariens et de végétaliens, s’est lancée dans des recherches visant à créer des volailles de synthèse. Son domaine de prédilection s’est porté sur le poulet, mets populaire s’il en est, tant en Israël que dans de nombreux autres pays.
En janvier 2015, cette organisation a donc initié une étude de faisabilité sous la direction du Pr Amit Geffen, du département de génie biomédical de l’université de Tel-Aviv, dans le but d’examiner les obstacles et les solutions, pour parvenir à fabriquer une poitrine de poulet. Mais les recherches, censées se terminer en début d’année, ont été interrompues. En juillet 2016, toutefois, une campagne de financement de masse a été lancée pour le compte d’une jeune start-up israélienne de huit personnes, SuperMeat, créée en décembre 2015. Aux commandes, un certain nombre de membres de la Fondation pour l’agriculture moderne, bien déterminés à élaborer une « vraie » viande de poulet, sans tuer de volatiles. Ces derniers se basent sur les travaux de recherche du Pr Yaakov Nahmias, responsable de la bio-ingénierie à l’Université hébraïque de Jérusalem et l’un des fondateurs de SuperMeat. L’un des principaux défis pour fabriquer une épaisse tranche de viande en laboratoire est la difficulté à fournir de l’oxygène et des nutriments en profondeur aux tissus de croissance. Sans ces apports, le tissu de synthèse ne peut avoir une épaisseur de plus de 0,3 millimètre, à l’image des lamelles de viande de Mark Post.
Dans un corps vivant, l’oxygène et les nutriments atteignent tous les tissus, grâce aux vaisseaux sanguins. Une prouesse de la nature. La bonne nouvelle est qu’en 2006, Nahmias a démontré que ce système pouvait être imité. Il a réussi à recréer un tissu hépatique humain doté d’un système sanguin. Aujourd’hui, il envisage d’utiliser une méthode similaire pour cultiver de plus grands morceaux de volaille, et obtenir ainsi un tissu musculaire de la taille du blanc de poulet.
Autre problème rencontré : le recours à des substances d’origine animale. Post a fait pousser ses cellules de viande sur un lit de sérum produit à partir de fœtus de vache. Cette méthode de reproduction ne dispense donc pas l’homme de sa dépendance à l’égard de l’animal, et de tous les problèmes éthiques qui s’ensuivent. L’espoir, là encore, pourrait venir des travaux de Nahmias, puisque ce dernier arrive à cultiver des cellules animales dans son laboratoire sans avoir recours au sérum.
Pour fabriquer du poulet in vitro, Nahmias et ses collègues de SuperMeat envisagent de prélever de petits échantillons de tissus provenant de différents poulets (pour préserver la diversité génétique), puis d’isoler les cellules mésenchymateuses qui, selon le chercheur, n’ont pas besoin de sérum pour se développer, et se différencient aussi bien des cellules musculaires que graisseuses. Contrairement aux cellules souches de Post, qui doivent être régulièrement reconstituées, les cellules de Nahmias sont immortelles et peuvent ainsi constituer une source constante de nouvelles cellules. En d’autres termes, après avoir prélevé avec succès quelques échantillons sur un poulet, ce dernier pourra être relâché, sans que sa vie ne soit en danger. Aucun échantillon supplémentaire ne sera nécessaire.
Donc si SuperMeat parvient à mettre au point des morceaux de poulet artificiels, l’abattage des volatiles pour la consommation de leur viande n’aura plus lieu d’être. Autre énorme avantage : selon Nahmias, à terme, la fabrication d’un kilo de poulet de synthèse prendrait environ 20 jours, pour la modique somme de cinq dollars. D’autres aspects restent tout de même à régler, comme la valeur nutritionnelle de la viande cultivée. Il faudra ainsi agrémenter la viande in vitro de vitamines, minéraux et autres substances.
Questions en suspens
Se pose aussi la question de la cacherout. La viande cultivée sera-t-elle cachère ? Et sera-t-elle considérée comme « bassari » ? Le sujet fait d’ores et déjà débat et pour l’heure, les opinions sont divisées. Certains rabbins estiment ainsi qu’une telle préparation artificielle ne devrait pas être considérée comme de la viande et que, par conséquent, le porc de synthèse – qui deviendrait un produit de substitution autorisé par les lois de la cacherout – pourrait s’inviter dans nos assiettes. Mais pour d’autres sommités religieuses, ces produits resteraient de la viande à tous les égards, et exigeraient une supervision rabbinique tout au long de la chaîne de fabrication.
Il est fort probable qu’une production peu coûteuse de viande artificielle, aussi proche que possible de la viande réelle, contribue à réduire le nombre de bêtes abattues. Mais la viande n’est pas le seul produit animal prisé par l’homme : les œufs et le lait sont également très populaires – même s’il existe du lait artificiel créé avec de la levure génétiquement modifiée. Sans oublier les nombreux autres produits d’origine animale utilisés par diverses industries : plumes, sang, peau, organes internes et autres. Autant d’utilisations qui contribuent pour un pourcentage significatif à la pollution actuelle. Certains doutent également du fait que la viande cultivée préserverait davantage l’environnement que l’élevage de bétail. Selon eux, si la viande de synthèse exige moins de terres que l’industrie bovine, sa consommation d’énergie reste supérieure à celle requise pour l’élevage de porc, de poulet ou même de bœuf. En outre, la fabrication de viande in vitro émettrait plus de gaz à effet de serre que la production de porc et de poulet. En clair, selon certaines études, la viande cultivée en laboratoire se révélerait plus écologique que l’élevage de bœuf, mais pas plus que l’élevage de poulet ou de porc.
Une chose est sûre, même si la viande de synthèse ne sauve pas l’environnement, elle permettra de déguster une aile de poulet ou un steak de bœuf tout en se félicitant de savoir qu’ils proviennent d’un animal encore vivant et libre.
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