Entre deux mondes

Coup de projecteur sur ces juifs ultraorthodoxes qui quittent leur communauté, et sur les aides qui leur sont proposées pour assurer la transition

Repas de chabbat au Centre Hillel (photo credit: DR)
Repas de chabbat au Centre Hillel
(photo credit: DR)
Vêtue d’une ample chemise blanche et d’un chapeau noir, Yaël Shalem, un verre de vin à la main, ferme les yeux et commence à réciter le kidouch du vendredi soir pour ses invités. Originaire de Telz Stone (une communauté ultraorthodoxe à l’extérieur de Jérusalem), la jeune femme, âgée de 25 ans, a quitté le monde harédi qui était le sien à l’âge de 18 ans. Elle continue toutefois de marquer le chabbat à sa façon. Elle et ses amis préparent les plats de leur enfance, entonnent les chants traditionnels et récitent les bénédictions appropriées. Les convives, dont un utilise une serviette comme kippa de fortune et d’autres gardent leurs téléphones portables à portée de main, tout en tirant sur leurs cigarettes, sont ce que l’on appelle des yotsim, terme désignant ceux qui ont quitté le monde ultraorthodoxe.
Selon le Bureau central des statistiques, les harédim israéliens nés en 1992 ont 10 % de chance de quitter le giron. Ce chiffre n’a cessé d’augmenter au fil du temps, bien que les analystes n’aient pas encore compilé les données qui permettraient d’identifier plus précisément les motivations et les tendances de cette population croissante en Israël. Pas assez religieux pour le monde d’où ils viennent, et pas assez laïques pour le nouvel environnement qu’ils côtoient, les yotsim tentent de se frayer leur propre chemin, et de rallier plus de membres au fil du temps. Grâce à Internet, ces personnes ont plus de facilité à quitter leurs communautés isolées, et à trouver l’aide dont ils ont besoin pour s’intégrer au monde extérieur.
Un esprit prisonnier
« Pendant des années, je me suis sentie enchaînée », raconte Yaël. « Je suis née pour être libre. Depuis toute jeune, j’étais très indépendante. Pour me réaliser, je devais partir. » Outre son amour pour la liberté, celle-ci évoque aussi sa relation difficile avec Dieu et la religion juive. « En grandissant, j’avais l’impression que mon esprit était prisonnier. Je me souviens d’avoir entendu parler à l’école du prophète Josué et de la façon dont il guérissait les gens, puis d’avoir appris dans la foulée l’existence de la Shoah. Je n’y comprenais rien, ça m’a rendu folle. Je n’aimais pas Dieu. On m’a enseigné toute ma vie que les juifs étaient le peuple élu et que le reste du monde était inférieur à nous. Cette idée qu’on est meilleur que tout le monde n’est pas vraie. Moi je voulais parcourir le monde et rencontrer ces gens pour me faire ma propre idée. »
A l’adolescence, la jeune fille a commencé à poser des questions qui ont été mal accueillies. Inquiets de son scepticisme croissant, ses parents ont fait ce que Yaël explique être une pratique courante parmi les familles ultraorthodoxes qui ont des enfants « rebelles » : ils l’ont envoyée dans un séminaire plus « libéral ». « Mes parents pensaient que j’avais un problème avec la communauté, et m’ont inscrite dans un séminaire plus “ouvert” en Angleterre. Là-bas, ils nous laissaient nous maquiller, nous n’avions pas à porter d’uniforme et pouvions porter des chaussettes noires et autres. Mais en réalité, ce n’était que de la poudre aux yeux, ces personnes étaient tout aussi fermées », dit la jeune femme.
Elle explique que de grands efforts sont faits dans la communauté harédite pour maintenir les gens sur le droit chemin. « Ils organisent des rencontres entre ces jeunes et des rabbins ou des femmes de rabbins considérés comme “cool”, afin qu’ils ne se sentent pas perdus ni exclus. Pour certains, cela fonctionne. J’ai beaucoup d’amis religieux aujourd’hui mariés avec des personnes provenant d’illustres familles, qui ont eu une phase “rebelle” et sont ensuite rentrés dans le rang grâce à ces méthodes. »
Pour ceux qui choisissent de partir, le chemin est aujourd’hui plus aisé. Hillel est le premier centre à avoir été créé pour aider les ex-harédim à faire la transition vers le monde laïque. Depuis 26 ans, cet organisme offre une variété de services sociaux à des dizaines de milliers de personnes à la recherche d’un moyen de s’affranchir de leur vie passée. Situé au cœur de Jérusalem sur rehov Hillel, ses locaux récemment rénovés abritent des bureaux pour les travailleurs sociaux et les psychologues, ainsi qu’une cuisine pour tous ces jeunes. Outre le soutien psychologique, le centre, financé par des dons privés, aide particulièrement les yotsim à combler leurs lacunes au niveau scolaire, et va même jusqu’à leur fournir des vêtements d’occasion.
Un chemin accompagné
Yair Hass, directeur exécutif de Hillel, est lui-même un ancien orthodoxe issu de la communauté de Kiryat Moshe à Jérusalem. Après s’être éloigné de sa famille suite à son départ, il a commencé à faire du bénévolat dans cet organisme en 2006, puis a finalement gravi les échelons jusqu’à en devenir le directeur général. « Nous sommes le diable pour la communauté harédite », déclare-t-il. Au moment de la création d’Hillel, l’emplacement du centre était gardé secret à cause des protestations de la communauté ultraorthodoxe, si bien que ceux qui cherchaient refuge devaient tenter de localiser les locaux par leurs propres moyens. « Les parents des yotsim se disent : “Qu’avons-nous fait de mal ?” Pour s’affranchir de leur culpabilité, ils préfèrent finalement penser qu’ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient et cherchent quelqu’un à blâmer. Et ce quelqu’un, c’est nous. »
Le directeur souligne qu’il n’est plus nécessaire aujourd’hui de cacher les locaux (qui ont depuis été déplacés vers la rue Hillel), car la communauté des ex-harédim est en plein essor. Jusqu’à ce jour, aucun incident n’a eu lieu. « Depuis la création du centre, le nombre de personnes quittant la communauté ultraorthodoxe n’a cessé d’augmenter, en particulier au cours des dix dernières années. » D’après lui, deux raisons principales expliquent ce phénomène : « Internet tout d’abord, qui leur donne l’opportunité de voir le monde, et attise leur curiosité. La deuxième raison est la pauvreté qui caractérise cette communauté, et qui fait réaliser à bon nombre de jeunes que leur avenir est loin d’être assuré. La plupart des harédim acceptent l’éducation selon laquelle il est bon d’être pauvre, mais d’autres n’y adhèrent pas, et souhaitent travailler pour soutenir financièrement leur famille. »
Concernant le profil des personnes qui quittent le monde ultraorthodoxe, Yair Hass précise que celles-ci sont issues de toutes les tendances, bien que les communautés les plus isolées restent tout de même sensiblement préservées. « Dans les communautés les plus fermées, les gens sont coupés de tout ce qui se passe au dehors. Beaucoup d’entre eux ne s’en sortent d’ailleurs pas s’ils décident de rompre avec leur milieu d’origine. Le fossé culturel est trop immense. Il y a deux types de personnes qui quittent la communauté : ceux qui ne croient plus et ceux qui ne se sentent pas bien là où ils sont, et ne veulent plus vivre dans le mensonge. Ceux qui partent sont prêts à tout faire pour vivre en harmonie avec eux-mêmes. » Il ajoute qu’un nombre important de personnes qui quittent ce milieu – surtout des hommes – ont été abusés sexuellement au sein de leur communauté.
Yair Hass entrevoit un avenir brillant et prometteur pour ce segment croissant de la population. « Ces personnes sont prêtes à payer le prix fort pour leur liberté. Je suis convaincu qu’un grand nombre de yotsim apporteront beaucoup à la société israélienne à l’avenir. En attendant, ils ont besoin d’aide parce qu’ils n’ont pas le bagage scolaire nécessaire. Ils ont d’énormes lacunes en mathématiques, en sciences et en langues, qu’ils comblent en général au bout de cinq ans. »
« Dieu est comme mon ex »
Odaya Haroush, 27 ans, boucles rousses et vêtue d’un jean, a quitté le monde harédi depuis moins d’un an. « Dieu est comme mon ex », dit-elle. Elle montre tour à tour ses nouveaux piercings aux oreilles ainsi qu’une vieille photo d’elle à l’époque où elle couvrait ses cheveux et s’habillait selon la loi juive. Dans son cas, ce n’est pas un manque de croyance en Dieu qui l’a poussée à partir, mais plutôt un désir d’être libre. Originaire du quartier de Ramot à Jérusalem, elle se souvient d’avoir côtoyé depuis l’enfance différents environnements. « A Ramot, il y a tous types de personnes : des harédim, des traditionalistes, et des laïcs. Je n’étais pas coupée du monde extérieur », explique-t-elle. Issue d’une famille ultraorthodoxe séfarade originaire du Maroc, elle est la cinquième d’une fratrie de huit.
« J’ai commencé à fumer quand j’avais 18 ans parce que j’avais envie de faire quelque chose de fou. Je pensais que c’était un moyen facile de sortir du rang, sans pour autant aller contre la halakha [loi juive] », explique-t-elle. Elle s’est mariée à 21 ans et a eu une fille deux ans plus tard, qu’elle a appelée Rotem (un prénom, précise-t-elle, qui n’est pas typiquement harédi). C’est seulement lorsque le couple a décidé de mettre fin au mariage qu’elle a décidé de quitter sa communauté. « Peu avant de recevoir le document de divorce, j’ai pris conscience qu’une fois divorcée, je deviendrais une citoyenne de seconde classe dans le monde harédi. Je me suis alors dit : “Etant donné que je ne serai plus perçue comme une femme complète, mieux vaut sortir du derekh” [du chemin, métaphore qui désigne le fait de quitter le monde religieux]. J’étais très religieuse et j’avais une foi profonde, mais suite à mon divorce, j’étais en très grand désaccord avec Dieu. J’étais en colère contre lui. Je lui en voulais, car je sentais que j’avais pourtant tout fait pour lui. Puis je lui ai dit : “Laisse-moi tranquille, je ne veux plus de tout ça.” »
Deux mois plus tard, elle portait son premier pantalon lors d’un voyage à Amsterdam avec des amis. « A Jérusalem tout le monde me connaît, et si quelqu’un m’avait vue habillée comme ça, j’aurais eu extrêmement honte. Pendant ce voyage, j’ai porté un pantalon qui me tenait plus chaud, alors qu’il faisait très froid. » Au début, elle s’est sentie anormale et avait l’impression que tout le monde la regardait. Elle s’y est peu à peu habituée, mais chaque changement extérieur qu’elle expérimentait s’avérait être une étape difficile. « Il est difficile de sortir du derekh en tant que femme, alors que toute votre vie on vous a enseigné la notion de “pudeur” qui touche à tous les domaines, pas seulement celui du vêtement. »
Aujourd’hui, elle continue à manger cacher, allume les bougies de chabbat et n’est aucunement tentée par le fait de goûter au bacon ou au cheeseburger. Elle croit en un pouvoir supérieur, mais rejette la tradition. « Tout ce qui touche à la religion me donne envie de fuir. J’ai besoin d’une pause. »
Out for Change, qui a vu le jour il y a quatre ans, est une sorte de croisement entre le Centre Hillel et une maison d’accueil pour ex-harédim. Contrairement à Hillel, qui procède à une sélection pour chacun de ses membres, Out for Change est ouvert à tous ceux qui veulent quitter leur communauté, sans leur poser aucune question. Initialement hébergée dans la maison même de l’un des quatre membres fondateurs, l’association a déménagé il y a un an dans les locaux en vogue de Beit Alliance, situés près du parking de Mahaneh Yehouda.
Out for Change vient chaque année en aide à environ 600 ex-harédim. Grâce à de généreuses subventions, il comble les lacunes des yotsim au niveau scolaire, en leur dispensant des cours gratuits dans des matières de base comme les mathématiques, l’informatique et l’anglais. Il offre également un endroit pour se réunir, pourvu de canapés, de livres, d’ordinateurs et d’imprimantes, ou café et collations sont à disposition. Out for Change propose également des activités telles que des projections de films afin de permettre de une immersion dans d’autres cultures aux conceptions de la vie très différentes. Un jeudi soir sur deux est organisée une « cholent party » (du nom du traditionnel ragoût mangé le chabbat). Ces soirées rassemblent des dizaines de personnes à différents stades de leur parcours hors du monde harédi. Ce soir-là, tous se sont mis à chanter avec ferveur de vieilles chansons hassidiques de leur enfance au son d’une guitare et de tambours. Puis au bout d’une heure, l’un des participants a allumé un ordinateur portable connecté à un écran de projection et commencé à mettre des chansons pop des années 1990 entrecoupées de remix de morceaux hassidiques. Des danses entre hommes et femmes se sont alors organisées, qui ressemblaient à un croisement entre un mariage hassidique et une soirée dansante de lycée américain. Certains participants étaient vêtus de manière laïque sans trace extérieure de leurs vies antérieures, tandis que d’autres arboraient kippot, tsitsit, barbe et peot. Vers deux heures du matin, quelques participants continuaient à danser sur de la musique trance tandis que d’autres se prélassaient sur le canapé, absorbés dans d’intenses conversations.
Une décision mûrie
Yossi Klar, 25 ans, est le vice-président d’Out of change. Il a grandi dans une famille hassidique de cinq frères et sœurs à Har Nof, qu’il décrit comme « un quartier de Jérusalem relativement moderne avec une variété de communautés, harédim, hassidim, dati leoumi ». Il se sent « hors du derekh » depuis l’âge de 17 ans, mais raconte que le processus de départ a pris près d’une décennie. Quand il avait 10 ans, lui et sa famille ont déménagé à Borough Park à Brooklyn, un monde plus moderne que celui auquel il était habitué. Ils y ont vécu pendant trois ans. Dans les écoles religieuses qu’il a fréquentées là-bas, Yossi s’est mis à apprendre les mathématiques et les sciences, ce qui n’existait pas dans les établissements d’où il venait. « Les hassidim de Brooklyn avaient des téléviseurs et des ordinateurs chez eux », se souvient-il. Une révélation pour lui. Il a ressenti un fort sentiment de liberté, qui a perduré même après son retour en Israël à l’âge de 13 ans. « Quand on vous donne accès à la liberté, il est difficile ensuite de l’abandonner. »
A 15 ans, tandis qu’il entamait ses études en yeshiva, Yossi a commencé à se poser des questions plus importantes concernant Dieu et la religion. C’est alors qu’il a pris la décision de partir. « Je ne voulais pas vivre une double vie », explique-t-il. Il se souvient de la première fois qu’il a profané le chabbat. « J’avais environ 18 ans et j’avais déjà commencé à m’éloigner. J’étais assis à la table du chabbat avec ma famille et je me demandais ce que je pouvais faire pour profaner chabbat. J’avais entendu que la plupart des gens qui le faisaient pour la première fois commençaient par allumer un interrupteur. Je suis alors allé dans ma chambre, j’ai fermé la porte et j’ai allumé la lumière. Je n’en revenais pas de ne pas être frappé par la foudre. Ensuite, j’ai allumé l’ordinateur et regardé Seinfeld que j’adorais à l’époque.
C’était génial. » Aujourd’hui, sa relation au judaïsme est purement culturelle. Il entretient un lien très fort avec sa famille et dit qu’il est fier de ses origines. « Mes parents sont très gentils, nous avons toujours gardé le contact et ils acceptent mon nouveau mode de vie. » Sa sœur aînée a, elle aussi, quitté la communauté quelques années avant leur déménagement aux Etats-Unis, et il se souvient qu’elle a été une aide précieuse pendant sa période de doute. Le jeune homme, qui ne s’identifie ni au monde ultraorthodoxe ni au monde profane, affirme : « J’ai aimé ma vie en tant que harédi, j’étais un enfant très heureux, j’aimais la yeshiva et j’y avais de très bons amis. J’aime ma vie actuelle, mais je ne renie pas mon passé. »
A ceux qui cherchent une porte de sortie, il conseille toujours de prendre le temps, de ne pas sauter le pas tout d’un coup. « Il n’y a personne qui les attend de l’autre côté, et il n’y a pas de harédim qui les poursuivent. Il faut agir posément et de manière réfléchie. »
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