La Pologne aux prises avec son passé

Souvent pointé du doigt pour son antisémitisme et sa contribution dans la Shoah, le pays de l’est cherche à redorer son image

Anna Grygiel-Huryn a survécu grâce à la famille Jarosz (photo credit: PIOTR SADURSKI)
Anna Grygiel-Huryn a survécu grâce à la famille Jarosz
(photo credit: PIOTR SADURSKI)
«Celui qui sauve une vie, sauve l’humanité tout entière », dit le Talmud. Mais ce n’est pas seulement une vie que Jozef Jarosz a sauvée. Aux côtés de son père Franciszek et de sa famille, il a permis à quatorze juifs d’échapper à la mort, en les abritant pendant près de deux ans dans une cachette souterraine dans le sud de la Pologne à Stankowa, un village situé dans les hauteurs de la ville de Nowy Sasz. Tandis que la neige tombe sur Stankowa, Jozef nous raconte son histoire dans ce chalet restauré avec charme qui était autrefois sa maison, et qui appartient aujourd’hui à Piotr Gmosinski, un professeur de photographie.
Polonais et Justes
« J’avais seulement douze ans quand la guerre a éclaté », se souvient l’octogénaire, qui se tient droit comme les arbres de la forêt que l’on aperçoit au loin. « Un jour, un juif qui vendait des oies a demandé à mon père, qui le connaissait bien, s’il pouvait lui indiquer un endroit pour se cacher. Il était en très mauvais état et le suppliait de l’y conduire en lui baisant la main. Mon père a alors accepté de l’abriter ainsi que sa femme et ses enfants. L’information est ensuite arrivée aux oreilles d’autres juifs, qui ont sollicité l’aide de mon père quelques jours plus tard. Il n’a pas eu le cœur de refuser, et a accepté autant de personnes que l’abri pouvait en contenir. »
Jozef raconte qu’un jour où il rentrait chez lui après être allé faire des courses avec son père, ils ont vu une habitation en flammes dans le village voisin. Les Allemands avaient mis le feu à cette maison, car ils voulaient forcer un juif qui se cachait dans le grenier à sauter par la fenêtre, pour pouvoir ensuite l’exécuter en public. « Regarde ce qu’ils font à ceux qui cachent un seul juif. Que nous feront-ils quand ils découvriront que nous en cachons quatorze ? », a alors dit le père de Jozef. « Ce juif a finalement été brûlé vivant ainsi que la famille qui le cachait », poursuit notre Juste polonais. « Si les Allemands avaient eu connaissance de ce que nous faisions, je ne serais pas là aujourd’hui », ajoute-t-il, essuyant un peu d’humidité au coin de son œil avec la manche de son manteau. En écoutant Jozef parler, le poème de Haim Cheffer Sur les Justes des nations me vient à l’esprit : « Ma maison se trouvait dans un océan de haine / Pourrais-je abriter un étranger dans ma maison ? / Serais-je prêt à exposer ma famille / A la menace constante du diable ? »
La Pologne a été le seul pays sous occupation nazie, où le fait de cacher des juifs était passible de mort. 1 500 personnes ont ainsi été tuées pour avoir défié ce décret. Comment expliquer alors que la famille Jarosz ait risqué sa vie pour sauver des juifs ?
« On n’avait pas d’autre choix », répond simplement Jozef. Alors que nous sommes assis autour d’un café et de biscuits confectionnés par Kazimiera, la femme de Jozef, la même question est dans l’esprit de chacun : « Dans une telle situation, aurais-je été moi aussi de ceux qui ont tendu la main ? »
Je me trouve au sein d’une délégation de dirigeants de communautés juives emmenés en Pologne par l’association From the Depths (Depuis les profondeurs), une organisation à but non lucratif qui se consacre à l’héritage juif polonais et à la mémoire de la Shoah, en collaboration avec le ministère polonais des Affaires étrangères. Plusieurs membres de notre groupe sont des juifs d’origine polonaise, enfants de survivants. Après avoir raconté son histoire, Jozef nous conduit vers la fameuse cachette à l’extérieur du chalet, un bunker en pierre d’1,05 mètre sur 2,5 mètres, originellement creusé pour y entreposer les pommes de terre et les betteraves. Il nous est difficile d’imaginer que tant de personnes aient vécu dans un espace aussi réduit pendant une si longue période, supportant des températures avoisinant les moins 30 degrés en hiver.
« Ma mère refusait de me laisser sortir à la surface, de peur que je ne revienne jamais. J’avais l’impression d’être une taupe «, raconte Anna Grygiel-Huryn, la seule survivante encore en vie parmi les 14 juifs cachés par la famille Jarosz, que nous rencontrons un peu plus tard dans un hôtel de Nowy Sacz.
Née dans le ghetto de la ville, Anna n’avait que deux ans lorsqu’elle est arrivée à Stankowa. « Ma famille me mettait la main devant la bouche pour m’empêcher de pleurer et plus tard, je me le faisais à moi-même. Le frère de ma mère, qui se cachait avec nous, disait que ces moments où je devais me contenir représentaient pour lui l’expérience la plus pénible et la plus douloureuse de la guerre. »
Assise près de Jozef, Anna, qui vit toujours à Nowy Sacz, raconte comment elle s’est échappée du ghetto avec sa mère et son oncle en août 1942, grâce à des anciens employés de son grand-père venus à leur secours. Pendant un an et demi, ils ont erré de maison en maison, de cachette en cachette, jusqu’à ce qu’ils soient finalement accueillis par le père de Jozef, qui les a abrités jusqu’à la libération de la région par les Soviétiques en 1945. Le père d’Anna, lui, n’a pu être sauvé. Sa mère lui a ainsi raconté que les soldats allemands se rapprochant, leurs bienfaiteurs n’avaient pas eu le temps d’exfiltrer le malheureux. Celui-ci était resté devant la brèche du mur. Il sanglotait. Par la suite, il a été déporté avec les autres membres restants de sa famille dans le camp d’extermination de Belzec près de Lublin, tristement célèbre car c’est là que les nazis ont utilisé pour la première fois les chambres à gaz. Sur les 30 000 juifs que comptait Nowy Sacz avant la guerre, 90 % ont été assassinés.
Jonny Daniels, le fondateur de From the Depths, souligne que l’histoire de la famille d’Anna, dont une partie a connu un destin tragique, et une autre partie a survécu, est révélatrice : elle démontre d’un côté à quel point les hommes peuvent tomber bas, mais de l’autre, illustre aussi leur grandeur. Il insiste sur l’importance de faire connaître ces histoires.
Daniels et le TSKZ, la plus importante organisation juive de Pologne, sont impliqués dans la création d’un centre consacré à la mémoire des Justes polonais. A ce jour, Yad Vashem en a reconnu 6 500. « Lorsque vous venez ici et que vous ne visitez que les camps de la mort, vous perdez toute votre foi en l’humanité », dit Jonny Daniels. « Mais lorsque par ailleurs vous entendez des récits à propos de ces Justes, vous quittez la Pologne avec un sentiment différent ». Notre rencontre avec Jozef et d’autres, adoucit en effet quelque peu l’image que nous avons de ce pays, et nous fait prendre réellement conscience de la difficulté que représentait à l’époque le fait de résister et de cacher des juifs.
Plus tôt lors de notre visite, nous avons fait connaissance avec Jan Zabinski, le gardien du zoo de Varsovie. Avec sa femme Antonina, ils ont été membres de la Résistance, et sont parvenus à sauver quelque 300 juifs durant la guerre. Le couple les a cachés dans sa villa ainsi que dans les enclos réservés aux animaux, si bien que le zoo était devenu une plateforme de transit vers des abris plus sûrs. L’incroyable histoire des Zabinski a été relatée dans un livre de Diane Ackerman publié en 2007 intitulé La femme du gardien de zoo, et un film adapté de l’ouvrage, avec Jessica Chastain dans le rôle principal, vient de sortir en salles. Nous nous trouvons précisément dans la pièce où Antonina avait pris l’habitude de jouer au piano le morceau Pars pour la Crête ! tiré de l’opérette d’Offenbach La belle Hélène, afin d’avertir les juifs que les Allemands approchaient et qu’ils devaient retourner dans leurs cachettes.
Un parti pris gouvernemental
C’est dans ce même lieu que nous rencontrons le vice-ministre des Affaires étrangères polonais, Jan Dziedzicak. En parlant avec lui, nous comprenons que cette histoire d’héroïsme est porteuse d’enjeux très importants en termes d’image pour la Pologne. Il apparaît en effet clairement que le narratif de Dziedzicak, en charge de la diplomatie du pays, cherche constamment à mettre l’accent sur les Polonais ayant sauvé des juifs, tout en minimisant la face sombre de l’histoire du pays pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a pourtant vu nombre de ses citoyens assassiner eux-mêmes des juifs. « Il est temps que nous parlions positivement du rôle qu’ont joué les Polonais pendant cette période », insiste le vice-ministre.
Depuis son arrivée au pouvoir en octobre 2015, la formation de droite nationaliste Loi et Justice (PiS), à laquelle appartient Dziedzicak, est accusée par ses opposants de chercher à utiliser l’Histoire à des fins politiques. En effet, la promotion faite par le parti autour des Justes semble faire partie d’une stratégie pensée pour redorer l’image du pays durant la guerre. « Le sujet des Polonais ayant fait preuve d’héroïsme est un argument de poids sur le plan diplomatique pour lutter contre les stéréotypes liés à la Pologne et à ses habitants, et sert de vecteur de transmission de la mémoire », a déclaré Dziedzicak lors de l’inauguration en mars 2016 du musée de la Famille Ulma, dans le village de Markowa au sud de la Pologne, du nom d’une famille qui y a été tuée par les nazis en 1944 pour avoir caché des juifs.
Dans le même temps qu’il honore les Justes, le parti Loi et justice ne se gêne donc pas pour attaquer certains historiens et personnalités du monde de la culture lorsqu’ils évoquent les atrocités commises par certains Polonais à l’encontre des juifs pendant la guerre. Ainsi en février 2016, le président de la Pologne Andrzej Duda a menacé le professeur Jan Tomasz Gross, historien basé aux Etats-Unis, de lui retirer la médaille qui lui avait été décernée par le pays pour ses activités dissidentes durant l’ère soviétique. Objet de son délit : la publication en 2001 d’un livre intitulé Les voisins, qui traitait du massacre de 1 500 juifs par des Polonais dans le village de Jedwabne en 1941. Et ce n’est pas tout. L’homme avait précédemment fait l’objet d’une enquête ouverte contre lui pour « insulte publique envers la République de Pologne et la nation polonaise », suite à un article publié dans le journal allemand Die Welt, dans lequel il affirmait que les Polonais avaient tué plus de juifs pendant la guerre que les Allemands.
Les mesures gouvernementales pour réorienter l’histoire du pays se sont encore intensifiées en août dernier. Le ministre de la Justice polonais Zbigniew Ziobro a ainsi proposé une loi permettant de désigner comme un délit l’emploi du terme « camps de la mort polonais », passible de trois ans d’emprisonnement. « Il y aura des conséquences pénales pour ceux qui, publiquement et à l’encontre des faits, affirment que la nation polonaise est responsable, coresponsable des crimes commis par les Allemands sous le IIIe Reich ou qu’elle y a pris part », a déclaré Ziobro. En décembre, la directrice de l’Institut de la culture polonaise à Berlin, Katarzyna Wielga-Skolimowska, a été renvoyée de son poste en raison de l’excès présumé de ses programmes à thème juif. Elle avait notamment persisté, malgré l’opposition de l’ambassadeur polonais en Allemagne, Andrej Przylebski du parti PiS, à vouloir présenter le film primé aux Oscars Ida de Pawel Pawlikowski, racontant l’histoire d’une nonne dans les années 1960, qui découvre que ses parents biologiques étaient juifs et qu’ils ont été assassinés par leurs voisins polonais pendant la guerre. Le long-métrage a en effet suscité une vive polémique dans le pays. La ligue polonaise contre la diffamation, une organisation non gouvernementale chargée de « défendre le nom de la Pologne », a notamment déclaré que ce film présentait une image excessivement négative du peuple polonais durant l’occupation nazie, et fait circuler une pétition ayant récolté 40 000 signatures, pour exiger que la projection soit accompagnée d’une légende expliquant le contexte historique en question.
Victimes et bourreaux
En dépit des remarquables histoires que nous avons pu entendre au cours de notre séjour, les déclarations du PiS, au vu des 200 000 juifs environ qui ont été livrés aux Allemands par des Polonais ou directement tués par eux, sont difficiles à digérer pour notre délégation. Laurence Weinbaum, membre du Congrès juif mondial et auteur de plusieurs livres sur l’histoire des juifs polonais, tente de donner un certain éclairage sur les développements actuels. Selon lui, ces derniers proviennent de la place centrale occupée par l’histoire et par la mémoire dans la conscience polonaise. « En Pologne », dit-il reprenant une phrase de William Faulkner, « le passé n’est jamais mort. Ce n’est même pas le passé. » « La Pologne s’est, non sans raison, toujours perçue comme une victime », explique Weinbaum. « Il n’y a pas de pays qui ait plus souffert durant la guerre. Ses infrastructures et son économie ont été dévastées. Ses ressources ont été pillées ou détruites, et des millions de ses citoyens ont perdu la vie. Les arts et les sciences ont également subi un revers dévastateur, car une grande part de l’intelligentsia du pays a été décimée. Et pour finir, la nation s’est retrouvée soumise aux Soviétiques. Les Polonais se sont alors dit : « Regardez le prix que l’on a payé au cours de cette guerre. Nous avons combattu les envahisseurs du début à la fin. Comment peut-on oser suggérer que nous sommes autre chose que des victimes ? » « Il est vrai que l’on peut être à la fois victime et bourreau, mais c’est une notion que peu de Polonais sont disposés à accepter », souligne Weinbaum.
Le spécialiste explique qu’au cours de ces 25 dernières années, depuis la chute du communisme, un important débat national a pris place, et que la société polonaise est entrée dans un processus d’introspection historique qui ne trouve d’équivalent dans aucune autre société d’Europe de l’Est. Beaucoup de sujets douloureux ont été abordés, et des mythes nationaux ont été démontés, en grande partie grâce aux efforts incessants de courageux historiens polonais comme Gross et Jan Grabowski. Mais force est de constater que le contexte a sensiblement changé depuis que le PiS est arrivé au pouvoir. « Lorsque vous êtes confrontés à un gouvernement avec une orientation nationaliste chrétienne qui se voit comme le protecteur de l’honneur de la nation, et comme le garant du maintien des valeurs traditionnelles, l’idée même que certains Polonais – et pas seulement la racaille du pays – aient été loin d’avoir agi de façon honorable ou héroïque, est spontanément rejetée », dit Weinbaum. « Ironiquement, sur ce point, les nationalistes catholiques et les communistes se rejoignent ». Cependant, l’historien ne pense pas que le PiS doive être perçu comme une formation antisémite. « Vous pouvez reprocher beaucoup de choses à ce parti, mais pas d’être animé par un sentiment antijuif, même si cela n’exclut pas que certains de ses sympathisants aient une perception négative des juifs.»
Lorsque la haine antisémite est évoquée dans le pays, ce n’est pas tant par rapport à des actes de violence subis par les juifs dans la Pologne d’aujourd’hui, qu’à la façon dont les juifs morts pendant la guerre sont dépeints dans le narratif national. Qui est donc véritablement responsable de leur souffrance et de leur mort ? A quel point le sentiment d’antipathie envers les juifs était-il répandu avant, pendant, et après la guerre, et comment s’est-il manifesté ? Aujourd’hui, nous assistons ainsi à une lutte pour savoir de quelle façon il faut interpréter le rôle des Polonais dans la Shoah. Ont-ils été de généreux sauveteurs, des spectateurs indifférents, des assassins assoiffés de sang, ou bien tout cela à la fois ?
Laurence Weinbaum conclut en disant que ce qui manque souvent au débat public est le sens de la nuance. C’est une lacune que l’on constate aussi bien chez les représentants polonais, déterminés à convaincre le monde que la majorité de leurs concitoyens ont agi avec dignité, empathie et même héroïsme, que chez ceux qui – et cela inclut des juifs – confondent les Polonais avec les Allemands, qui sont les principaux destructeurs de la communauté juive d’Europe. « Les gens sont souvent imprudents dans leur façon de dépeindre l’Histoire », dit-il. « Ils voudraient que l’histoire des relations entre juifs et Polonais pendant la Shoah se résume à quelques mots, mais c’est beaucoup plus complexe », pose-t-il.
Notre voyage se conclut par une visite du quartier juif de Cracovie, Kazimierz, autrefois le théâtre d’une vie juive florissante. C’est aujourd’hui le vestige d’un passé englouti, dont les rues pavées abritent des restaurants cachers et des orchestres klezmer, aux côtés de synagogues rénovées et de cimetières. Dans la magnifique synagogue Tempel, nous rencontrons le dirigeant de la communauté, Tadeusz Jakubowicz, lui-même survivant de la Shoah. Il a été sauvé par des Polonais après s’être échappé avec ses parents du camp de travail de Plaszow, dirigé par l’officier SS autrichien Amon Goth, réputé pour son sadisme. Chaque année au moment de la Toussaint, Tadeusz Jakubowicz se rend au cimetière, nettoie les tombes de ses sauveteurs et y allume des bougies. Alors qu’il nous raconte son histoire d’une voix mélodieuse teintée de mélancolie, cet ancien musicologue lance un cri du cœur : « Ne dites jamais que tous les Polonais étaient antisémites. S’ils l’étaient, je ne serais plus là. »
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