La saga du gaz

David Guilo a démissionné. Moshé Kahlon a retiré son épingle du jeu. Le dossier du gaz est à présent entre les mains de Benjamin Netanyahou. Retour sur un monopole agité et des enjeux commerciaux et stratégiques de taille

Exploitation gazière offshore (photo credit: REUTERS)
Exploitation gazière offshore
(photo credit: REUTERS)
Cela a pris plusieurs millénaires, mais la bénédiction de Moïse à la tribu d’Asher – « Il baigne son pied dans l'huile » – s’est enfin réalisée. Grâce à leur plateforme de forage à l’ouest de Haïfa, qui brave courageusement les vents de 100 kilomètres/heure de la Méditerranée, les réserves de gaz de Tamar coulent à flots pour la troisième année. Désormais, la pauvreté en énergies fossiles, qui caractérisait autrefois l’économie israélienne, appartient bel et bien au passé.
Tout a commencé en 1999, avec la découverte d’un petit champ gazier en face d’Ashkelon. Dix ans plus tard, d’autres ressources, encore plus vastes, se révélaient cette fois au large du littoral nord. Mais ce qui représente la plus grande découverte de gaz au monde de la dernière décennie pose aussi à Israël son lot de dilemmes tant économiques que stratégiques. Des complications auxquelles le pays n’était pas habitué.
Après avoir relevé avec succès les défis régulatoires que posaient ces nouvelles richesses gazières à la bonne santé de l’économie israélienne (voir encadré page 12), Jérusalem s’est retrouvée impliquée dans une autre bataille : celle contre le monopole. Entre intérêts économiques, industriels et stratégiques, et défense des consommateurs, le nouveau gouvernement devra trouver le parfait équilibre. La tâche s’avère difficile et le chemin semé d’embûches.
Ces dernières semaines ont été particulièrement agitées pour le secteur gazier israélien. Fin mai, le chef de l’Autorité antitrust David Guilo, annonçait sa démission, accusant le gouvernement de tout faire pour maintenir le monopole sur le marché du gaz. Le lendemain, le nouveau ministre des Finances, Moshé Kahlon, qui a fait de la lutte contre tous les monopoles sa promesse de campagne, prévenait qu’il éviterait de traiter les questions liées au gaz en raison de son « amitié » avec l’homme d’affaires Kobi Maimon, propriétaire d’Isramco, entreprise impliquée dans le réservoir de Tamar. Deux décisions qui ne présagent rien de bon pour les partisans de la fin du monopole gazier.
Le dossier a donc atterri entre les mains du Premier ministre. Face, d’un côté, à des entrepreneurs qui menacent aujourd’hui de paralyser l’économie israélienne et de laisser le gaz sous la mer si leurs intérêts financiers sont éprouvés et, de l’autre, à une opinion publique qui réclame plus de justice sociale, que fera Benjamin Netanyahou ?
Une bataille perdue d’avance
C’était il y a bientôt quatre ans. Des milliers d’Israéliens descendaient dans les rues de Tel-Aviv et Jérusalem pour exiger une baisse des prix du logement, de la nourriture et des frais de scolarité. C’est dans cette atmosphère que David Guilo, professeur de droit de l’université de Tel-Aviv et sommité en matière de réglementation commerciale, a pris en 2011 les fonctions de commissaire de la concurrence.
Poussé par des vents arrière, Guilo s’est lancé dans une croisade pro-concurrence, de celles dans laquelle aucun de ses prédécesseurs n’avait osé s’aventurer, bloquant les frais de scolarité concertés pour l’école maternelle et les prix fixés sur les manuels scolaires de l’enseignement secondaire, forçant l’entreprise Nesher qui détient le monopole du ciment à dédoubler une de ses usines sous forme de produits dérivés, empêchant Israel Chemicals de placer une enchère pour le port d’Eilat.
Guilo, qui avait fait vœu de ne pas se reconvertir, à la fin de son mandat, dans le monde de l’entreprise – comme cela est courant parmi les hauts fonctionnaires du Trésor, de la Banque d’Israël ou du ministère de l’Economie –, ne faisait aucune différence entre la production de gaz et les frais de scolarité de maternelle. Le marché du gaz, croyait-il, devait être soumis à la concurrence, au bénéfice des petits consommateurs, qui vivent au-delà des puits gaziers, raffineries et pipelines. En d’autres termes : si Israël a tellement de gaz, pourquoi ne pas réduire les factures d’électricité de M. et Mme Tout-le-Monde ?
Le monopole en jeu est un partenariat entre le groupe américain Noble Energy, basé à Houston, et la société israélienne Delek, dirigée par le magnat de l’immobilier Itzhak Tshouva. Dans certains domaines, les deux sociétés ont été rejointes par d’autres partenaires, notamment Isramco pour le champ Tamar et Avner pour son voisin Tanin.
Selon la vision de Guilo, les champs de gaz d’Israël devaient être vendus aux enchères entre les franchises concurrentes et certaines parts des monopoles existants devaient être mises en vente. Le jour où le commissaire a annoncé son intention de briser le monopole, en décembre dernier, les actions de Delek plongeaient de 16,5 % : les marchés estimaient que les prévisions de Guilo allaient se réaliser. Ils avaient tort.
Au secours du monopole
Le nouveau gouvernement a élaboré un plan alternatif, dans lequel le monopole sur le plus grand des champs gaziers, Leviathan, serait maintenu, tandis que Delek vendrait et que Noble diluerait leurs actions respectives dans Tamar, en plus de dégraisser leurs participations dans Karish et Tanin.
La motivation du gouvernement dans ce semi-retrait est, bien sûr, une question d’interprétation.
L’explication simpliste pourrait être politique. Itzhak Tshouva est un fervent partisan du Likoud. Netanyahou devait donc trouver un moyen de concilier sa foi dans le libre marché avec ses intérêts politiques.
Viennent ensuite l’aspect social et les connivences dans les hauts rangs. Car Itzhak Tshouva et Moshé Kahlon sont issus de milieux similaires, élevés dans des quartiers pauvres, au sein de familles nombreuses originaires de Libye. Idem pour Kobi Maimon, propriétaire de la société de prospection Isramco, associé de Tshouva dans Tamar. Le ministre des Finances lui-même a levé le voile sur ces amitiés en coulisses, quand il a annoncé qu’il se retirait de l’ensemble du processus de régulation de l’industrie du gaz en raison de ses « relations » avec Maimon. Kahlon, dont le principal argument électoral était son passé de briseur de monopole, se dit toujours attaché à cet idéal. Mais en ce qui concerne le dossier brûlant du gaz israélien, il s’en remet désormais au Premier ministre.
Mais il y a aussi des explications moins partisanes. Tout d’abord, le monopole va bel et bien être affaibli. Deuxièmement, l’axiome de Guilo selon lequel seule une concurrence maximale débouchera sur des prix minimaux est contesté par des économistes chevronnés. Le plus notable d’entre eux est le professeur Eitan Sheshinski de l’Université hébraïque de Jérusalem.
Le prix du gaz en Israël, a-t-il noté, n’est pas plus élevé qu’à l’étranger, en dépit du monopole. Le briser ne ferait que conduire à un duopole, qui, à son tour, ne ferait pas diminuer les prix. La recommandation de Sheshinski consiste donc à baisser les prix en indexant les tarifs israéliens sur ceux du marché international.
Sheshinski n’est pas un novice du marché énergétique. Il avait été nommé en 2010 par le ministre des Finances de l’époque, Youval Steinitz, pour plancher sur la fiscalité de l’industrie du gaz. Dans un déjà-vu typiquement israélien, le couple Steinitz-Sheshinski revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Cette fois, le premier est ministre de l’Infrastructure, tandis que le second devient son conseiller sur la dérégulation de l’industrie.
Sachant cela, et à en juger par la dynamique générale, le secteur du gaz se dirige, semble-t-il, vers une dérégulation partielle, où la concurrence sera dans une certaine mesure imposée et le monopole entamé, pendant que ses propriétaires pourront continuer à prospérer. Et la raison de ce compromis a moins à voir avec la politique et la macroéconomie qu’avec les affaires étrangères.
La balance des exportations
La valeur des champs de gaz, en tant que combustible diplomatique, était, dès le départ, évidente. Dès le moment de leur découverte, il était clair que la demande étrangère et les quantités israéliennes seraient telles que les exportations deviendraient, non seulement possibles, mais surtout inévitables. La question était de savoir, là encore, où se trouve l’équilibre entre les exportations et les factures des ménages. Le risque : des ventes excessives à l’extérieur s’opéreraient au détriment de livraisons de gaz bon marché pour les Israéliens.
Netanyahou avait donc nommé une commission, dirigée par le directeur général du ministère de l’Energie, Shaoul Tzemach et chargée d’examiner de quelle manière la production de gaz serait partagée entre exportation et consommation intérieure. Shaoul Tzemach a sorti un compromis de son chapeau : tabler sur des exportations à hauteur de 53 % des réserves de gaz. De quoi, selon les calculs du panel, assouvir les besoins de l’économie israélienne pendant au moins 25 ans. Un ratio qui suffirait également à ouvrir de lucratives opportunités commerciales et de vastes perspectives diplomatiques.
Car le potentiel des exportations est vite devenu évident, quand le conglomérat sud-coréen Daewoo et Delek se sont intéressés à des possibilités de liquéfier le gaz de Tamar pour l’expédier en Corée et vers le géant russe de l’énergie Gazprom.
Pourtant, les clients les plus naturels du gaz israélien se trouvent à proximité des gisements, et leur importance ne se limite pas à des accords commerciaux.
Une richesse stratégique
Le lendemain des élections, les promoteurs du champ Tamar annonçaient un accord avec le holding égyptien Dolphinus, pour un contrat d’un montant estimé à 1,2 milliard de dollars sur une période de sept ans. Le dernier maillon d’une chaîne longue et sinueuse en matière de diplomatie. Retour en 1979 : suite au traité de paix israélo-égyptien, Israël allait acheter du brut à l’Egypte pendant plus de 20 ans. Puis lors de la dernière décennie, alors que les réserves égyptiennes de pétrole diminuaient, Jérusalem a commencé à acheter du gaz au Caire, jusqu’à ce que l’approvisionnement ne soit perturbé par l’instabilité dans la péninsule du Sinaï, ces dernières années. Désormais, le gaz coulera dans la direction opposée, via le même système de pipeline qui faisait venir du gaz égyptien vers Israël.
L’accord avec l’égyptien Dolphinus fait suite au pacte conclu l’an dernier entre les exploitants de Tamar et deux sociétés jordaniennes, Arab Potash et Jordan Bromine, pour la vente de 500 millions de dollars de gaz sur 15 ans.
Un mois plus tôt, les promoteurs de Leviathan signaient, eux, un accord d’1,2 milliard de dollars avec la compagnie Palestine Power Generation, pour le ravitaillement d’une future centrale à Jénine. Depuis, les Palestiniens ont déclaré qu’ils annuleraient l’accord, mais l’importance régionale des champs de gaz a bel et bien été établie et, de fait, dépasse la périphérie arabe qui entoure Israël.
Chypre, dont le champ Aphrodite s’étend à l’ouest de Leviathan, veut construire en partenariat avec Israël et la Grèce un pipeline qui ira jusqu’en Europe. Ce qui lie les trois pays exploitants, en dehors de leur proximité géographique et de leurs liens commerciaux, n’est autre que l’adversaire commun qu’ils voient en la Turquie, sous son leadership actuel.
Mais Ankara, elle-même en quête de gaz, a envoyé quelques discrets appels du pied à Jérusalem, ces dernières années, laissant entendre que des contrats gaziers pourraient permettre un certain rapprochement entre les deux pays – une perspective qui serait certainement bienvenue pour Israël. Désormais, le gaz émerge donc comme un harmonisateur potentiel entre l’Etat juif et ses voisins.
Tous les acteurs concernés comprennent que la découverte sous-marine émerge actuellement vers le monde en conflit qui s’étend à la surface. Hommes d’Etat, investisseurs, trésoreries et banques centrales sont tous en train de se représenter la nouvelle réalité, à l’image des terroristes, généraux et amiraux auxquels ils sont confrontés. C’est bien pour défendre ses plateformes maritimes qu’Israël est en train de se construire une défense navale et aérienne intégrée, d’une valeur de plusieurs millions de dollars. La preuve en est : les quatre frégates sur mesures commandées à l’Allemagne pour 1,85 milliard de shekels.
Vue sous cet angle, la volonté de Benjamin Netanyahou de garder les champs de gaz semi-monopolisés, et sous la coupole d’un promoteur en qui il a confiance, s’avère plus stratégique qu’opportuniste. C’est sans doute ce que Guilo a voulu dire en exposant les raisons de sa démission : la réglementation de l’industrie du gaz, a-t-il expliqué, se heurte à des questions qui dépassent le seul domaine énergétique, « comme les affaires étrangères et sécuritaires ».
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite