Archiver pour la vérité

ad Vashem s’investit pour récupérer des archives aux quatre coins du monde. A la recherche des deux millions de Juifs, disparus dans l’anonymat

yad (photo credit: © DR)
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Minka Cakars, née Edelman, était une jeune fille lituanienne. Son monde a malheureusement été bouleversé par l’occupation nazie. Juste après avoir donné naissance à une petite fille, elle a été forcée d’emménager dans un appartement de la rue Katolu, dans un quartier emmuré à l’écart du reste de Riga, destiné à devenir un ghetto juif. Elle a toutefois bénéficié de plus de chance que le reste des 70 000 Juifs lituaniens qui ont perdu la vie à cette époque, car elle était mariée à un non-Juif.
Ce dernier a usé de tous les moyens imaginables pour sauver son épouse et leur fille. Conscient que les Juifs qui entraient dans le ghetto n’avaient en général aucune chance d’en sortir, il a soudoyé l’agent de sécurité à l’entrée du quartier. Si Minka et sa fille ont été placées en sécurité, les lois raciales nazies ont laissé une trace indélébile sur leur vie.
Lorsque le commissariat du Reich Ostland, l’organisation supérieure nazie chargée d’administrer les Etats baltiques, sous commandement allemand depuis 1941, a publié un décret exigeant que toutes les femmes juives mariées à des non-Juifs soient stérilisées, l’époux de Cakars a une nouvelle fois cherché un moyen de contourner l’arrêt. Son idée : un document falsifié qui clame la conversion de Cakar au christianisme. Mais sa femme n’a toutefois pas eu d’autre choix que d’endurer la procédure.
Les détails de l’histoire de Minka, et des dizaines de milliers d’autres Juifs d’ex-URSS, ont été rassemblés grâce à la mine d’or de papiers et de documents que l’Autorité pour le souvenir des héros et des martyrs de la Shoah de Yad Vashem a copiés et examinés après des décennies d’accès refusé, en période de Guerre froide.
“Notre capacité à savoir ce qui s’est passé durant la Shoah est limitée. Non seulement parce que les nazis ont détruit les Juifs, mais parce qu’ils ont également tenté de détruire la possibilité de se rappeler ce qui leur est arrivé”, explique Haïm Gertner, directeur de la division des archives de Yad Vashem. “Alors, pour comprendre, il faut assembler un puzzle géant dont les pièces sont éparpillées dans le monde entier.”
Les informations sur le destin de Minka, et des millions d’autres Juifs dans les anciens territoires communistes, ont été prélevées depuis des carnets de bord et des registres, méticuleusement documentés par les autorités soviétiques qui ont libéré les terres conquises par l’Allemagne au début de la guerre. “On ne peut même pas amorcer la compréhension du sort d’un individu, d’une famille ou d’une communauté sans s’acharner à obtenir un document lié à un fait ou un événement précis. Une partie de ce document peut se trouver à Moscou, une autre en Allemagne ou encore une autre en Amérique du Sud.”
Ne pas esquisser une nouvelle Histoire
Ces dernières années, Yad Vashem a acquis le droit de copier un million de documents, stockés dans les archives de Pologne et d’ex-Union Soviétique, dont la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, l’Ukraine et la Biélorussie. Le musée a négocié près de 30 accords avec les divers gouvernements.
“Sans ces accords, il est impossible d’accéder à ces matériaux”, commente Gertner. “Les engagements pris concernant ces archives en précisent également les modalités, notamment les arrangements financiers et les conditions d’utilisation. Ce qui nous a permis d’entreprendre des recherches détaillées à travers l’ensemble de l’ex-Union soviétique.”
Jusque dans les années 1980, les chercheurs, en Israël et dans les pays du bloc communiste, ont cherché à accéder à ces documents. Mais les relations diplomatiques tendues entre les deux camps rivaux, ainsi que le désir de dissimuler la complicité des habitants avec les crimes nazis, ont incité ces gouvernements à empêcher que les informations soient révélées au grand jour.
Si un Institut de recherche souhaite creuser dans le passé, il doit faire face à un prix très élevé. “Certaines des anciennes républiques ont intérêt à esquisser un nouveau récit. Dans certains cas, elles imposent leurs conditions pour permettre l’accès aux informations : raconter l’histoire telle qu’elles le veulent.
Pendant des années, le précédent gouvernement ukrainien ne nous a pas autorisés à copier des documents, à moins d’accepter de reconsidérer la question du nombre de personnes considérées comme des héros nationaux en Ukraine, en fait des complices du meurtre [de Juifs].”
Nombre de ces figures de héros ukrainiens ont été impliquées dans les décès de juifs, révèlent les recherches. “Alors les Ukrainiens tentent de se créer une nouvelle histoire. C’est le genre de choses que nous refusons d’accepter.”
Mais les gouvernements d’Europe de l’Est ont cédé lorsqu’ils se sont rendu compte qu’ils pourraient profiter financièrement d’une coopération avec Yad Vashem. En échange de sommes considérables, le Mémorial de la Shoah, avec l’aide du Fonds Genèse et du Fonds Juif européen, a pu passer au crible les millions de carnets d’exploitation de comité de logement, de listes de patients à l’hôpital et des archives du KGB. Parmi les découvertes les plus intrigantes : le dossier du KGB sur Menachem Begin, arrêté par les autorités soviétiques pour son activisme dans le mouvement des révisionnistes sionistes.
Comment dit-on Shoah en russe ?
Si cet accès aux archives est un développement bienvenu pour Yad Vashem, les chercheurs vont devoir fournir un effort herculéen pour trier les millions de documents écrits dans différentes langues. “Les communistes n’ont pas reconnu la souffrance des Juifs comme indépendante de celle des citoyens soviétiques” témoigne Gertner. “Dans les monuments érigés en Russie, il est seulement question des citoyens soviétiques tombés. Ils n’ont jamais marqué de différence entre les Juifs et les autres citoyens. Les Communistes n’ont même pas utilisé le terme de ‘Shoah’”. Seul le contexte de la “Grande guerre patriotique” était reconnu.
Les chercheurs de Yad Vashem considèrent ces nouvelles informations comme vitales. Elles permettent de retracer le destin de la communauté juive, dont la majorité des membres sont morts dans l’anonymat.
“Les meurtres dans ces zones étaient différents de ceux perpétrés en Europe de l’Ouest”, nuance Masha Yonin, directeur de la Section Acquisitions FSU de la Division des Archives de Yad Vashem.
“Contrairement aux Juifs parqués dans des trains et déportés dans des camps très éloignés, les victimes d’Europe de l’Est et des anciens territoires soviétiques ont été assassinées à proximité de leur maison. Nous détenons la liste entière des Juifs français déportés et envoyés dans les camps. De même pour la majorité des pays européens. Mais en ex-URSS, les morts sont restés anonymes. En Ukraine, l’Einsatzgruppen (les escadrons de la mort paramilitaires SS) emmenaient les Juifs dans les bois ou les forêts pour les tuer.”
Les chercheurs de Yad Vashem tentent donc de combiner les documents obtenus avec l’espoir de découvrir ce qu’il est advenu des deux millions de Juifs dont les noms ne sont pas listés dans la base de données de Jérusalem.