Ultraorthodoxes : un guide des égarés

Les récentes manifestations contre l’incorporation des étudiants de yeshiva sont le résultat d’un schisme au sein du monde harédi

Manifestation ultraorthodoxe contre l'incorporation dans l'armée (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Manifestation ultraorthodoxe contre l'incorporation dans l'armée
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Elle est à l’origine de la pagaille qui a paralysé les rues de Jérusalem ces dernières semaines, provoquant des embouteillages monstres et s’attirant les foudres des riverains. La faction de Jérusalem, comme on la nomme, est ce groupe d’ultraorthodoxes qui ont pris d’assaut les pavés de la capitale pour manifester contre l’enrôlement de leurs congénères. Ils sont issus de la communauté « lituanienne » (c’est-à-dire ashkénaze non hassidique), née suite au décès en 2012 de celui qui était considéré par beaucoup comme le « leader spirituel de la génération », le rabbin Yossef Shalom Elyashiv. La disparition du maître a engendré une guerre de succession acharnée entre le rabbin Aharon Leib Shteinman, aujourd’hui âgé de 104 ans, et le rabbin Shmuel Auerbach, 86 ans, qui a vu la victoire du premier.
Insatisfaits de leur défaite, le rabbin Auerbach et ses conseillers, peut-être surtout ces derniers, ont continué à contester l’autorité du vainqueur et ont pris leurs distances par rapport au courant majoritaire de la communauté non hassidique représenté à la Knesset par le parti Deguel Hatorah, une des deux composantes du groupe parlementaire Judaïsme unifié de la Torah. Le rabbin Auerbach et sa faction de Jérusalem se sont notamment distingués du courant central harédi en adoptant une position radicale sur le sujet de l’incorporation des étudiants de yeshiva, n’hésitant pas à parler d’une question de vie ou de mort, et ordonnant à leurs ouailles de ne collaborer en aucune façon avec l’armée, même pour obtenir la dispense accordée automatiquement à tous les étudiants qui en font la demande. Les estimations varient concernant la taille de la faction, mais on pense généralement qu’elle représente environ 10 % des harédim ashkénazes, et 6,5 % de la communauté ultraorthodoxe dans son ensemble.
Ce schisme entre courant majoritaire et faction de Jérusalem, qui s’est produit il y a 5 ans, paraît à ce jour définitif. Selon Menny Geira Schwartz, rédacteur en chef du site Internet d’information BeHadrei Haredim, les enfants qui ont été scolarisés dans des écoles affiliées à la faction, éprouvent de très grosses difficultés à se faire accepter dans les grandes yeshivot du courant majoritaire. Si un jeune homme ne prouve pas qu’il s’est enregistré au bureau de recrutement de l’armée pour obtenir une dispense, il lui sera quasiment impossible d’être admis dans une yeshiva connue, et les mariages « mixtes » entre jeunes issus des courants rivaux sont rarissimes. Outre le service militaire, indique Menny Geira Schwartz, la faction de Jérusalem devient de plus en plus extrémiste sur une variété d’autres sujets comme les études supérieures, l’entrée dans le monde du travail ou la place des femmes dans la société.
Beaucoup au sein du courant lituanien affirment que la scission du rabbin Auerbach et de ses partisans n’a pas été motivée par des raisons idéologiques ni même par la question de l’incorporation, mais par la volonté de garder le contrôle sur la communauté ultraorthodoxe dont ils jouissaient du temps du rav Elyashiv.
Profanation du nom divin
Benny Rabinowitz, un journaliste harédi proche du parti Deguel Hatorah, affirme qu’aucun étudiant de yeshiva n’a jamais été incorporé contre sa volonté, contrairement à ce qu’affirment les porte-parole de la faction de Jérusalem. Il accuse celle-ci de fomenter une « rébellion contre le leadership harédi » et de chercher à provoquer intentionnellement la haine du public contre les ultraorthodoxes, de sorte que la communauté se retranche dans des positions radicales. Pour officialiser la rupture, la faction a créé son propre parti politique, Bnei Torah, qui a obtenu des sièges dans les conseils municipaux des fiefs harédim que sont Jérusalem, Bnei Brak et Modiin Illit. Avec l’aide de son quotidien Hapeles, la nouvelle formation a bien entériné la division et a donné à la faction rebelle une dimension politique.
Compte tenu de la gravité croissante des manifestations et de la radicalisation du courant rebelle, qui utilise des tactiques qui étaient jusqu’à présent celles des éléments extrémistes antisionistes de la Eda Haredit, les principaux rabbins lituaniens deviennent de plus en plus critiques vis-à-vis du groupe dissident. Le rabbin Haïm Kanievsky, la personnalité rabbinique la plus influente après le rabbin Shteinman, a publié un communiqué qualifiant les hommes de la faction de Jérusalem de « vides et stupides », tels un « troupeau sans berger ». Plusieurs autres leaders religieux importants ont décrit les manifestations de la faction comme une « profanation publique du nom divin », l’une des plus graves infractions existant dans le judaïsme.
S’agit-il d’un schisme historique qui annonce la fin de l’unité dans les rangs de la communauté ultraorthodoxe ? D’une part, il apparaît que l’époque du consensus politique au sein de la communauté lituanienne, que l’on avait connu dans les années 1980 avec le fondateur de Deguel Hatorah, le rabbin Menahem Eliezer Schah, est certainement révolue. L’autorité du rabbin Shteinman a été contestée par le rabbin Auerbach et ses disciples d’une manière inédite. Il semble même que son probable successeur, le rabbin Gershon Edelstein, actuel dirigeant spirituel de la prestigieuse yeshiva de Poniewicz à Bnei Brak, aura encore plus de mal à se faire reconnaître comme « le leader de la génération ». D’autre part cependant, la faction de Jérusalem reste relativement minoritaire et son extrémisme rebute des pans entiers du public orthodoxe, inquiets de voir le nom de leur communauté traîné dans la boue. Les institutions éducatives, sociales et politiques de Deguel Hatorah restent solides et continueront à prospérer ; par conséquent la scission ne devrait pas avoir de graves conséquences, au moins à court ou moyen terme. Ne reste plus aux habitants de Jérusalem qu’à prendre leur mal en patience…
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