Abeilles en détresse

Des carences en oméga-3 pourraient expliquer la disparition massive des colonies d’abeilles dans le monde

Une abeille collectant du nectar (photo credit: WIKIPEDIA)
Une abeille collectant du nectar
(photo credit: WIKIPEDIA)
Les oméga-3 auraient-ils une influence sur les fonctions cognitives des abeilles à miel ? Telle est la question que s’est posée Yael Arien, étudiante en doctorat à l’institut d’agronomie Robert H. Smith de l’Université hébraïque de Jérusalem. Armée d’une aiguille et d’une seringue minuscules, elle a réalisé toute une batterie de tests dont les conclusions s’annoncent cruciales pour comprendre la disparition de la surface du globe de colonies entières d’abeilles. Le phénomène a même atteint des proportions catastrophiques en 2006, conduisant à une crise mondiale du miel.
Des abeilles coopérantes
Voletant autour de l’entrée de la ruche expérimentale, les insectes attendent poliment leur tour pour se poser sur la pointe de l’aiguille, et aspirer délicatement la solution sucrée préparée à leur intention. Pour coopérer ainsi, ils ont subi un apprentissage qui a fait l’objet du mémoire de master de Yael Arien, réalisé en collaboration avec le professeur d’entomologie Sharoni Shafir. Objet de l’étude : en apprendre davantage sur le régime alimentaire des abeilles et ses répercussions sur la fabrication du miel. « La clé de l’apprentissage, c’est la motivation », confirme Sharoni Shafir. « Nous devons faire en sorte que les abeilles restent motivées, tout en veillant à ne pas leur infliger de stress. Nous voulons qu’elles viennent manger le sucre de leur plein gré et, pour cela, nous devons les traiter avec douceur… » Travailler sur les abeilles mellifères nécessite en outre d’impliquer toute la colonie, soit 20 000 ouvrières et une reine, et de contrôler le régime journalier de l’ensemble. « Les isoler et les prendre chacune individuellement, comme on le fait avec les rats de laboratoire, n’a aucun intérêt dans notre domaine », précise le Pr Shafir.
Pour les expériences, les apoïdes sont placés dans de grands enclos où ils ne peuvent manger que la nourriture fournie par les chercheurs. On les attrape un à un pour les affubler de petites pailles qui les empêchent de s’envoler, et on leur fait boire une solution soit sucrée soit salée, non sans leur avoir au préalable envoyé un nuage de vapeur portant une odeur particulière. « Il faut conditionner l’abeille pour qu’elle établisse le lien entre l’odeur et le sucre, qui est la récompense », explique Sharoni Shafir. « C’est la même association que fait mon chien lorsqu’il me voit ouvrir le réfrigérateur : il s’assoit tout de suite, parce qu’il sait qu’il va peut-être avoir droit à une récompense », précise-t-il.
Le rôle crucial des oméga-3
Publiés en 2016 dans la prestigieuse revue scientifique américaine Proceedings of the National Academy of Sciences, les résultats de cette recherche mettent en relief l’importance des oméga-3 ingurgités par les abeilles. On sait qu’une carence de ces acides gras dans le régime alimentaire des êtres humains et des mammifères en général est susceptible d’entraîner des troubles cognitifs, des troubles de l’attention, des dépressions, des difficultés d’apprentissage ou des troubles de la mémoire. L’alimentation des abeilles, elle, peut paraître basique à première vue : le nectar des fleurs leur apporte des sucres et un peu de pollen, qui joue le rôle de protéines. Mais en réalité, tout n’est pas si simple, explique Sharoni Shafir. Pour les abeilles comme pour les humains, les besoins nutritionnels sont complexes et, depuis plusieurs années, on commence à comprendre l’importance spécifique de la bonne valeur nutritive d’un pollen.
Dans leur première étude consacrée au déficit en oméga-3 chez les invertébrés, les chercheurs israéliens ont découvert que les abeilles recevant un régime pauvre en oméga-3 se révélaient incapables de faire la distinction entre l’odeur des solutions sucrée et salée. De cette constatation, ils ont déduit que ce déficit avait des conséquences néfastes sur les facultés cérébrales de ces insectes.
« L’alimentation apparaît de plus en plus comme l’un des facteurs ayant entraîné la raréfaction de la population des abeilles mellifères. Car il y a une synergie dans ces phénomènes : si un virus vient infecter des abeilles bien portantes ou une colonie en bonne santé, elles sont à même de le combattre, tout comme la colonie peut s’accommoder d’une petite quantité de pesticides dans son environnement. Mais si, en plus, elles sont mal nourries, cette accumulation de stress peut les tuer. »
Dans la nature, les abeilles n’ont pas de difficultés à équilibrer leur régime. Cependant, avec l’accroissement des zones de monocultures, elles ont tendance à n’avoir plus qu’une seule source de pollen à leur disposition durant de longues périodes. Une réalité qui a de profondes répercussions sur leur bien-être, car leur fonction et leur survie dépendent presque exclusivement de leur aptitude à intégrer les informations et à les transmettre, ce dont elles ne sont plus capables si elles manquent d’oméga-3. « Une abeille qui sort de sa ruche est un tout petit animal dans un monde immense », relate le Pr Shafir, « et elle peut parcourir des kilomètres. Ce minuscule insecte qui navigue sur une étendue considérable doit être capable de s’orienter pour trouver des fleurs et rentrer ensuite à la ruche. » L’abeille doit aussi mémoriser le paysage et se constituer mentalement une carte géographique qui lui permettra de distinguer un lieu d’un autre. Il lui faut en outre évaluer le temps qu’elle passe sur chaque fleur, et le risque posé par les prédateurs éventuels.
Elle rapporte ensuite toutes ces informations, et les transmet à ses condisciples par le biais de la « danse des abeilles » lorsqu’elle rentre à la ruche. « Chaque journée est différente et l’abeille doit apprendre vite. C’est pourquoi ces insectes sont particulièrement évolués sur le plan cognitif. », indique le scientifique. « Dans un tel contexte, on comprend que la dégradation de leurs performances, provoquée par la malnutrition, pose un problème critique pour les multiples tâches qu’elles ont à accomplir. »
Découvrir que le déficit en oméga-3 affectait considérablement leurs performances cognitives a donc constitué une véritable révélation pour les chercheurs. Auparavant, on ignorait tout de l’importance de ces acides gras dans le régime des abeilles – et des invertébrés en général. « Cette constatation soulève de nombreuses questions, car le cerveau de l’abeille est très différent du nôtre et, malgré tout, nous observons cet effet similaire. » Une telle découverte a également permis de faire un pas significatif dans la compréhension de l’énigme que constitue la disparition de colonies entières d’abeilles…
Mystérieuse disparition
Dans les années 1980, en Occident, les dernières abeilles à miel sauvages ont commencé à disparaître de la surface du globe. Un phénomène qui tient sans doute à la combinaison des pesticides, des maladies et des insectes invasifs, associée à la transformation du paysage, en raison de l’urbanisation croissante et de l’introduction des monocultures : autant de facteurs qui limitent les sources d’alimentation disponibles pour ces insectes.
Aujourd’hui, on compte environ trois millions de colonies d’abeilles commerciales aux Etats-Unis, 620 000 en Europe et 120 000 en Israël. Des espèces non commercialisées peuvent être trouvées dans la nature, dans certaines zones d’Asie et d’Afrique. En 2006, les apiculteurs américains ont commencé à se plaindre d’hécatombes dans les colonies commerciales. Ils ont, en outre, fait part d’étranges symptômes qui affectaient les survivantes : certaines, par exemple, abandonnaient purement et simplement leur ruche alors que la reine s’y trouvait encore, tandis que d’autres manifestaient des comportements qui trahissaient un état de confusion extrême.
Comme on l’a dit, la cause de ces phénomènes est multifactorielle : les chercheurs incriminent aussi bien l’utilisation accrue de néonicotinoïdes, de pesticides, de fongicides et d’herbicides, que les modifications dans la topographie de l’agriculture et certaines maladies, en particulier celles transmises par le varroa, une tique originaire d’Asie qui s’accroche à l’abeille et affaiblit son système immunitaire tout en lui transmettant des virus, provoquant un taux de mortalité de 20 à 30 % chez les apoïdes.
La disparition des abeilles à miel occidentales (l’une des dix espèces mellifères) suscite une profonde inquiétude, car plus de 90 cultures commerciales reposent sur celles-ci pour leur pollinisation ; c’est le cas notamment des avocats, des pastèques, des melons et des arbres fruitiers comme les pêchers, les pruniers, les amandiers et les pommiers, qui constituent, pour les seuls Etats-Unis, un marché total de 10 milliards de dollars.
En Israël, on a constaté la disparition complète de l’abeille à miel syrienne, que les apiculteurs ont dû remplacer par la variété italienne. « Cette évolution comporte de bons et de mauvais côtés », explique Guy Bloch, professeur d’écologie, d’évolution et de comportement à l’Université hébraïque, qui a travaillé sur l’horloge biologique interne des abeilles. « D’une part, ces dernières se montrent moins agressives et produisent davantage de miel, mais d’autre part, en termes d’aptitudes biologiques, elles sont plus faibles et ne savent plus très bien s’adapter à leur environnement naturel. »
La nécessité d’une alimentation diversifiée
« Voilà bien longtemps que l’on a commencé à constater l’effondrement des colonies d’abeilles à travers le monde », fait remarquer Sharoni Shafir, « et à mesure que l’agriculture et l’urbanisation s’intensifiaient et que l’utilisation des pesticides se répandait, la situation n’a fait qu’empirer. » Résultat : moins de nourriture pour les abeilles. « Les céréales et le tournesol, qui font l’objet d’une agriculture intensive aux Etats-Unis, sont connus pour leur faible teneur en oméga-3, alors qu’ils renferment beaucoup d’oméga-6. Les eucalyptus, qui passent en Israël pour une bonne source de pollen, et permettent aux abeilles de fabriquer du miel en grandes quantités, sont également pauvres en oméga-3. Dans les expérimentations, les abeilles nourries exclusivement au pollen d’eucalyptus semblent en bonne santé, mais elles ne réussissent à apprendre », indique-t-il. « Or, les eucalyptus occupent de plus en plus de superficie dans le monde. L’Australie en est pleine et, dans de nombreuses régions, on en plante encore pour le bois et pour le miel. Mais en Israël, par exemple, les abeilles sont affamées parce qu’il y a de moins en moins de fleurs et d’étendues ouvertes. »
Ainsi, si l’on ne peut pas dire que les eucalyptus sont mauvais pour les abeilles, nourrir celles-ci avec ces arbres comme source exclusive de pollen n’est pas bon. « La clé d’une alimentation saine », souligne Yael Arien, « c’est la diversité. C’est comme pour les humains ! »
Tout aussi mal placés sur la liste des cultures riches en oméga-3, les arbres fruitiers (pêchers, pruniers, pommiers et amandiers), qui ont une très forte valeur commerciale et dépendent exclusivement des abeilles pour leur pollinisation. Ainsi, aux Etats-Unis, deux des trois millions de colonies d’abeilles américaines sont transportées chaque année au début du printemps vers les immenses vergers du sud de la Californie.
Plusieurs fois déjà, on a recommandé aux agriculteurs spécialisés dans les amandiers de faire pousser des fleurs sauvages dans leurs vergers. Yael Arien et Sharoni Shafir espèrent que les résultats de leurs recherches inciteront davantage ces agriculteurs à planter des espèces spécifiques de fleurs sauvages en fonction de leur valeur pollinique, et à choisir celles dotées d’un bon ratio oméga-3/oméga-6, comme le chardon, le radis sauvage, le lupin, la moutarde blanche et le fruit de la passion. Ils mettent cependant en garde : cette liste ne s’attache qu’à ce composant spécifique du pollen, sans tenir compte des besoins des abeilles en nectar, qui sont une tout autre affaire.
« La crise de 2006 nous a appris beaucoup de choses sur les problèmes des apoïdes », affirme Victoria Soroker, du département d’entomologie de l’Institut Volcani, qui recueille et analyse des données sur les colonies d’abeilles. « Aux Etats-Unis, l’importance des pertes en colonies varie d’un Etat à l’autre. Dans certaines régions, elles sont considérables, surtout l’hiver. En Israël, on ne peut pas dire qu’elles soient comparables à celles des Etats américains les plus touchés, mais elles s’apparentent à celles qui affectent l’Europe en hiver (bien que les plus grosses pertes surviennent l’été). »
Victoria Soroker indique par ailleurs que les abeilles transportent généralement des virus de façon asymptomatique ; or, il semble qu’avec les méthodes agricoles modernes, les abeilles soient devenues plus sensibles à ces agents infectants. Elle ajoute que si des traitements chimiques existent contre le virus du varroa, ils affectent également ces insectes d’autres manières, de sorte qu’ils ne peuvent être considérés comme une véritable solution.
Le problème des « fausses reines »
Les apiculteurs orientés vers l’écologie –  environ 1 % de la profession dans le monde – incriminent la volonté de rendement pour expliquer la catastrophe qui touche les abeilles. Ils affirment que ce souci de produire toujours plus a détruit la constitution naturelle de la ruche, dans la mesure où on y a inséré des reines élevées artificiellement. Eux-mêmes privilégient le cadre naturel, avec le moins possible d’intervention humaine, et affirment que leurs colonies sont plus résistantes et moins sensibles aux parasites, aux maladies et aux effets des pesticides.
« Le cœur du problème, c’est cette volonté d’introduire des reines qui ne font pas naturellement partie de la ruche », explique Hilmar Kuhnemann, qui a étudié la méthode biodynamique en Europe. Celui-ci élève des abeilles bio depuis quinze ans et enseigne cette méthode dans la région de Jérusalem. Citant une étude menée conjointement par des chercheurs suisses et néerlandais, il déplore que l’apiculture commerciale cherche à passer outre la sélection naturelle de la reine. « En fin de compte, on se retrouve avec une reine qui ressemble à une reine, mais qui n’en est pas vraiment une. Une reine artificielle peut vivre un ou deux ans, trois si elle a de la chance. L’espérance de vie d’une reine naturelle, en revanche, peut aller jusqu’à sept ans. »
Victoria Soroker conteste ces affirmations biodynamiques, qu’elle trouve trop simplistes ; selon elle, les reines utilisées en apiculture commerciale sont les plus fortes car produites dans les colonies les plus fortes. « Nous traversons une époque difficile, avec une crise de l’alimentation mondiale. Or, pour avoir des fruits et des légumes, nous avons besoin d’abeilles, en particulier d’abeilles mellifères. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’en produire. » Elle insiste sur le fait que l’apiculture doit être plus écologique en donnant aux abeilles des traitements plus naturels et en leur laissant davantage de miel. « Je suis également pour que l’on utilise moins de produits chimiques et d’antibiotiques, et que l’on aide par ailleurs les abeilles à lutter contre leurs parasites et leurs agents pathogènes », dit-elle. « Nous ne pouvons pas les laisser se débrouiller seules, parce que l’écosystème s’est réellement transformé. »
Elle ajoute que si l’on a sonné l’alarme en ce qui concerne les problèmes rencontrés par les abeilles, il faut aussi informer le public des difficultés qu’affrontent désormais les apiculteurs. « Ceux-ci ont de plus en plus de mal à maintenir leurs abeilles en bonne santé. Ils sont contraints d’investir beaucoup de temps et d’argent pour que celles-ci restent en vie, et leur activité en devient moins rentable. L’autre problème réside dans le fait que nous importons aujourd’hui de grandes quantités de miel, ce qui fait chuter les prix. »
Pour Avidor, directeur du conseil d’administration de Moetset Hadvash (syndicat des producteurs de miel), « les abeilles agissent comme le canari dans la mine : elles nous avertissent que quelque chose ne va pas et que nous finirons également par en pâtir. »
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