La vie est merveilleuse

Le réalisateur A. Nesher parle du tournage de son dernier film Plaot (Les merveilles) qui a pour cadre Jérusalem.

P20 JFR 370 (photo credit: DR)
P20 JFR 370
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Du bureau d’Avi Nesher, on aperçoit la Méditerranée, mais tout cedont le réalisateur veut parler, c’est de Jérusalem, qui a inspiré son dernierfilm, The Wonders, sorti récemment en salles en Israël.
« C’est “Lewis Carroll rencontre Carol Reed” », dit-il à propos du film,fortement influencé à la fois par Alice au pays des merveilles, et le classiquede Reed, Le troisième homme, ainsi que par d’autres films noirs.
Ce ne sont sans doute pas les artistes auxquels on pense quand on évoqueJérusalem, mais pour Nesher ils sont essentiels pour comprendre Plaot, et sonaffinité passionnée et relativement récente pour la capitale d’Israël.
« Jérusalem est une ville extraordinaire, absolument fascinante. Comme toutIsraélien laïque, j’ai grandi en pensant que Jérusalem était un de ces endroitstristes et ennuyeux, que l’on visite juste lors de voyages scolaires, sansavoir vraiment envie d’y aller. On ne l’imagine certainement pas dans toute samajesté », explique-t-il.
Le film est un mélange de genres et d’humeurs, qui combine animation et actionréelle pour révéler la ville que le cinéaste a découverte quand il a finalementdécidé de l’explorer plus avant. Le scénario a été coécrit avec Shaanan Stritt,le chanteur du groupe funk/hip-hop Hadag Nahash.
Il raconte l’histoire d’Ariel Navon (Ori Hizkiah), surnommé Arnav (lapin enhébreu), un gentil barman graffeur, un peu flemmard sur bords, qui tente dereconquérir son expetite amie (Efrat Gosh), qui vient de virer orthodoxe. Unjour, il aperçoit un rabbin (Yehouda Levi) conduit dans un appartement en facede son immeuble et commence à soupçonner que le rabbin est détenu contre songré. Cela va entraîner Arnav dans l’univers du film noir au grand complet, avecun détective coriace (Adir Miller), une belle femme mystérieuse (YouvalScharf), une bande de durs à faire peur (les hommes qui détiennent le rabbin),et le rabbin lui-même, leader d’une secte d’adeptes persuadés qu’il peutprédire l’avenir.
L’histoire, qui allie humour et mystère, se déroule sur la musique de HadagNahash, et présente des situations où les nombreux dessins d’Arnav prennent vieet viennent éclairer l’action.
Jérusalem en toile de fond 
« Israël est tellement déchiré entre laïques etreligieux, et, si on appartient au monde laïque, à bien des égards, Jérusalemest terra non grata. On ne réalise pas… à quel point la ville estextraordinaire, car elle incarne des valeurs dérangeantes. Mais c’est unemauvaise interprétation : elle peut représenter beaucoup de choses. Elle nesymbolise pas forcément des ultraorthodoxes qui lancent des pierres sur lesvoitures le Shabbat, c’est juste la façon dont les Israéliens laïques ont étééduqués, habitués à penser que c’est un endroit où ceux qui ne font pas l’arméejettent des pierres sur ceux qui font l’armée. On imagine que c’est un lieu oùl’on méprise les femmes, surtout quand on les fait asseoir à l’arrière des bus.De façon générale, on considère Jérusalem comme Montgomery, Alabama, dans lesannées soixante, et c’est une erreur de raisonner de cette manière.
Mais c’est comme ça que les Israéliens laïques voient Jérusalem. C’est une deschoses que j’apprécie particulièrement avec Plaot, un gars d’une station detélévision qui l’a vu est venu me dire : « Cela vous donne vraiment envied’aller vivre à Jérusalem ». Parce que c’est une ville merveilleuse. Elle estaussi sombre, elle est aussi menaçante, elle est aussi beaucoup de choses, maiselle est merveilleuse. Bien plus que Tel-Aviv, avec tout le respect dû auxplages et aux boîtes de nuit. Mais Jérusalem est unique au monde. » 
De Tel-Avivà Hollywood 
On ne peut pas dire que le film sort du style auquel Nesher nous ahabitués, parce que Nesher n’est pas un metteur en scène qui se répète. Sacarrière s’étend sur plusieurs décennies, depuis le tout début de l’âge d’or ducinéma israélien dans les années 1970, jusqu’à la renaissance de ces dixdernières années.
Après son service militaire dans l’unité de reconnaissance de l’état-major del’armée israélienne, Nesher a fait irruption dans le cinéma en 1978 avec Latroupe, un film sur la vie et les amours d’une troupe de spectacle dansl’armée, et l’un des films les plus populaires de l’histoire du cinémaisraélien.
L’année suivante, il enchaîne avec Dizengoff 99, une comédie qui met en scèneune fille et deux garçons qui partagent un appartement à Tel-Aviv ettravaillent dans la pub, un film assez osé pour l’époque, car il présente unejeunesse insouciante qui a juste envie de s’amuser et ne correspond pas aumodèle du héros sioniste habituel, du jamais vu jusqu’alors. Après quelquesautres films, Hollywood l’appelle et Nesher, âgé d’à peine plus de 25 ans,s’envole pour les Etats-Unis.
L’Amérique lui sourit et il rencontre bientôt le succès avec des films de genre: l’un de ceux dont il est le plus fier est Le percepteur (The Taxman), ausujet d’un agent du fisc interprété par Joe Pantoliano (Ralph Cifaretto dansThe Sopranos) qui résout une affaire impliquant la mafia russe à BrightonBeach. Pourtant l’enthousiasme des débuts finit par se dissiper. Sur letournage de Ritual, un remake de Vaudou avec Jennifer Grey, en Jamaïque, ilréalise qu’Israël lui manque. Au cours d’une visite au pays, il rencontre LiaVan Leer, fondatrice de la Cinémathèque de Jérusalem.
Quelle n’est pas alors sa surprise (et son plaisir) quand la « reine du cinémaisraélien » lui ordonne pratiquement de revenir. À ce moment-là, il se sentprêt et même désireux de recommencer à faire des films israéliens.
Retour au pays 
« Faire des films qui vont réussir à toucher le public, c’est unsentiment incomparable », explique-t-il. « En Amérique, vous pouvez faire unfilm très réussi, mais c’est une goutte d’eau perdue dans l’océan. Lespectateur ici est merveilleux.
Israël possède un des publics les plus cultivés et les plus avertis de l’histoiredu cinéma. Ils ont lu Amos Oz et David Grossman, ils vont voir des films duréalisateur espagnol Pedro Almodovar et du cinéaste serbe Emir Kusturica. Ilsvous permettent vraiment de prendre des risques. Regardez les films israéliensqui ont remporté un grand succès ici au cours des deux dernières années,Footnote [sur des chercheurs du Talmud] et Fill the Void [un drame dans lemilieu ultraorthodoxe à Tel-Aviv] ».
Les films que Nesher a réalisés depuis son retour en Israël il y a un peu plusde dix ans, « ne sont pas des films grand public.
Mais cependant ils ont rencontré une très large audience. » Son film Au bout dumonde à gauche, sorti en 2004, raconte l’histoire d’une adolescente indiennequi immigre en Israël et rencontre une jeune marocaine dans une ville du Néguevdans les années soixante. Les Secrets, sorti en 2007, met en scène deux jeunesfilles ultraorthodoxes dans un séminaire à Safed, qui se plongent dans laKabbale et tentent de sauver l’âme de leur voisine tourmentée, en l’occurrenceFanny Ardant. The Matchmaker, sorti en 2010, raconte le passage à l’âge adulted’un adolescent, à Haïfa, qui travaille comme une sorte d’espion pour unentremetteur (joué par Miller, en vedette dans Plaot), survivant de la Shoah etami de son père en Europe pendant la Shoah. Le bureau de l’entremetteur setrouve dans une salle de cinéma qui projette uniquement des films romantiques,gérée par sept nains, frères et soeurs, qui ont survécu à Auschwitz et sontvenus en Israël. Les personnages des nains, interprétés par des acteurs, maisinspirés d’une vraie famille dont Nesher a appris l’existence alors qu’ileffectuait des recherches pour le film, « sont l’ADN de mon film », déclareNesher.
Genèse 
The Matchmaker achevé, naît l’idée de tourner un film à Jérusalem, quilui trotte dans la tête depuis qu’il a commencé à enseigner l’écriture descénarios à l’école de Cinéma et de Télévision Sam Spiegel. Mais il lui resteencore à découvrir l’ADN de ce nouveau projet.
« J’arrivais à Jérusalem dans la matinée [avant le cours], et j’allais faire untour au shouk [Mahaneh Yehouda] », se souvient-il. « J’étais de plus en plusfasciné par Jérusalem », poursuit-il. « Jusque-là je l’imaginais comme unepetite ville tranquille, mais c’est le centre du monde, avec 3 000 ans deluttes pour savoir qui va contrôler ce lieu unique. C’est l’oeil du cyclone. »Un jour, en se promenant dans Nahlaot, Nesher aperçoit une petite maison avecune porte bleue et une image d’un lapin sur la porte. « Et j’ai commencé àimaginer qu’un artiste vivait dans cet appartement. Avec moi, ça commencetoujours par une idée visuelle. Et puis je me suis mis à chercher une histoire.Puis la musique vient ensuite et souvent donne le ton du film et l’émotion quis’en dégage. Avant de me lancer dans l’écriture, j’écoute toutes sortes demusique. Et je suis allé à un concert de Hadag Nahash. » Il a adoré. « Ilsmélangent le funk et le hip-hop et ils sont très, très agressifs, politiquementparlant, et en même temps totalement communicatifs. Ils créent de grands tubes,mais ils ont beaucoup à dire. C’est un peu comme le cinéma auquel je crois, uncinéma engagé, qui touche vraiment beaucoup de monde et fait la différence,tout en restant subversif dans son essence. » Il rencontre alors le chanteurShaanan Stritt, avec qui il se sent tout de suite sur la même longueur d’onde.
« C’est un hiérosolomytain pur et dur… Il m’a fait découvrir la ville. À uncertain moment, je lui ai demandé : “Est-ce que tu veux écrire ça avec moi ?”Il m’a répondu : “Je ne sais pas comment écrire un scénario”. J’ai répliqué :“C’est bon, je sais faire, mais toi, tu en sais beaucoup plus sur Jérusalem quemoi”. » Avi Nesher aime s’entourer de partenaires qui proviennent d’horizonsdifférents du sien. « Je vois cela comme une expérience. Un grand metteur enscène est celui qui peut reconnaître une bonne idée, même quand ce n’est pas lasienne. Il ne s’agit pas d’être le leader du groupe. C’est un travail d’équipe,de découverte, une aventure partagée.
C’est comme une jam-session, une expérience artistique. » 
Art et prophétie 
Ilsont alors commencé à explorer l’idée d’un personnage, un artiste de rue àJérusalem, dont l’histoire relierait la scène de l’art contemporain en pleinessor à Jérusalem avec le tissu religieux de la vie dans la ville. « Il y abeaucoup de Shaanan dans Arnav, lui aussi a été barman. » « Il y a une affiniténaturelle entre des gens qui croient en Dieu et ceux qui croient en l’art »,déclare Nesher. « En hébreu, les mots qui expriment la croyance (emouna) etl’art (omanout) ont la même racine. C’est l’histoire de la rencontre entre unprophète et un artiste… Elle s’est mise à vivre d’elle-même. » « La rencontred’Arnav, un homme au coeur pur, va changer les autres personnages qui sontplutôt sombres, avec des secrets cachés, comme on en voit dans tous les filmsnoirs », explique Nesher. « C’est un film noir sans coups de feu et sanscadavres. » Le contexte religieux sous-jacent évoque le prophète Amos, « leplus engagé socialement de tous les prophètes… il était pour les pauvres etcontre les riches. C’est le prophète préféré de nombreux voyants, qui ne sontpas nécessairement rabbins, mais plutôt prophètes des temps modernes. J’en airencontré beaucoup au cours de mes recherches pour préparer le film. »L’animation fait partie de l’expérience menée par Nesher, pour donner vie aucôté abstrait, mystique de la ville. Il n’avait jamais fait de film d’animationauparavant, mais c’est un réalisateur très visuel et il est marié à uneartiste, Iris Nesher, avec qui il a deux enfants. Il a réuni un grouped’artistes, qui n’avaient jamais fait de film auparavant, et ils ont créé cequ’il appelle, « Arna-vision », les dessins d’Arnav et leur version animée.
Bogart et Nicholson 
Le film est remarquable par son casting éclectique, qui apermis de cristalliser les personnages. Il y a d’abord Miller en haut del’affiche, un humoriste et scénariste pour la télévision que Nesher transformeici en une sorte de Humphrey Bogart israélien. Il interprète Gittes, ledétective embauché par la belle-soeur du rabbin pour le ramener chez lui.
Bien que le nom du détective soit une référence claire au personnage de JackNicholson dans Chinatown, un homme désabusé par la corruption autour de lui,mais qui aspire toujours à la pureté, Miller crée sa propre interprétation del’inquiétant Gittes israélien. « Adir est un grand écrivain et un grand acteur», explique Nesher. Miller a eu un petit rôle dans Les Secrets, et a ensuitejoué le rôle phare de The Matchmaker, pour lequel il a remporté le prix Ophirdu meilleur acteur en 2010. « Il a fait le plus grand sacrifice pour être dansce film. Il a retardé l’écriture de la nouvelle saison de Ramzor (sa sérietélévisée à succès, qui a été achetée par le réseau Fox et a fait l’objet d’unremake américain). C’était un choix artistique. Il a senti qu’il ne pouvait pasécrire et jouer Gittes en même temps. » Dénicher l’acteur pour interpréter lerôle d’Arnav, un homme ordinaire qui est le héros du film, s’est avéré plusdifficile.
« Je savais qu’il nous fallait trouver quelqu’un qui ait un peu d’Arnav en lui», explique Nesher. « Nous avons vu tout le monde. Alors ma fille m’a parlé dece type choisi comme le jeune comédien le plus populaire. Je l’ai vu sur scèneet il est vraiment drôle. Il est très proche du personnage. Il est l’un despères fondateurs d’Arnav. » 
Un rabbin à Tel-Aviv 
Mais la plus grosse surprisedu film est sans doute un Yehouda Levi pratiquement méconnaissable dans le rôled’un rabbin, à la tête d’une secte. Levi est bien connu à la fois des spectateurset des téléspectateurs israéliens pour ses apparitions dans des films tels queYossi & Jagger d’Eytan Fox et dans diverses émissions de télévision. «D’une certaine manière, il semble ici jouer à contre-emploi », explique Nesherà propos de son choix de l’acteur, souvent photographié aux quatre coins deTel-Aviv, avec sa petite amie, l’actrice et chanteuse Ninet Tayeb.
« Il a de nombreux fans. Mais en quelque sorte, les rabbins sont comme desstars de cinéma pour leurs disciples. Il me fallait quelqu’un de trèscharismatique. Quelqu’un de crédible pour amener les gens à l’aduler. Il estentré complètement dans la peau de son personnage, il voulait dormir dans cetappartement miteux où nous avons tourné. Nous avons parlé à de nombreuxrabbins, il a étudié la Guémara et la Kabbale. Il était totalement dedans,c’était fascinant de le voir comme ça.
Il a ce je-ne-sais-quoi qui fait que l’on ne sait jamais où on en est avec lui,tout comme [le personnage de] Knafo. » Tous les acteurs ont apporté quelquechose d’eux-mêmes au rôle qu’ils interprètent dans le film. « Youval Scharf estsi délicate, mais on voit qu’elle a la force de déplacer des montagnes, sinécessaire. » La chanteuse Efrat Gosh, qui joue le rôle de la serveuse devenuerécemment orthodoxe, ex-petite amie du héros, « a traversé ses propres épreuveset tribulations pour trouver l’amour. Ils ont tous épousé leurs personnages etc’est devenu réel. » Si Nesher est pris en ce moment par la promotion de Plaot,cela ne l’empêche pas de penser déjà à son prochain film.
« Pendant le tournage, je rentrais à l’hôtel et prenais des notes sur des filmsà venir, uniquement des histoires qui se déroulent à Jérusalem. J’ai très enviede tourner une autre histoire qui aurait pour cadre Jérusalem. »