Récits ton sur ton

Jérusalem, ville plurielle au coeur d’une terre de contrastes, un berceau de civilisation.

JFR P24 370 (photo credit: DR)
JFR P24 370
(photo credit: DR)

Tandis que « R. », son mari dépêché parl’ONU, se rend dans la bande côtière de Gaza, à laquelle il s’attache au pointd’avoir du mal à la quitter, l’auteure armée de son dictaphone donne la paroleà la rue, à ses voisins, comme un chasseur affamé d’histoires qu’il lui chantede raconter. Et elle brûle de nous les livrer pour nous dire « La » vérité, surJérusalem, « ce lieu à la territorialité flottante », noeud de l’histoire,coeur du conflit et nombril du monde. Et à Jérusalem il y en a des histoires !Autant que d’âmes qui y respirent. Chacune fredonne sa petite musiquesingulière.
Justine Augier réside à Abou Tor, quartier de Jérusalem où vivent côte à côtejuifs, arabes et chrétiens, gangrenés par le sionisme rampant pour hâter lavenue du Messie, précise-telle, comme si elle les avait tous entendus.
Cette compilation de récits, recueillis au jour le jour par son dictaphone,sont autant de destins qui s’entrecroisent sans se rencontrer jamais, des voixqui, l’une après l’autre, veulent imposer leur solo. Car cette réalité-là duvivre ensemble possible, l’auteure ne veut pas l’entendre et ne lui donne pasla parole. La voix qu’elle veut dominante, c’est celle des Palestiniens démunisface à l’implacable marche de l’histoire, menée tambour battant par l’Israélien,avatar du juif dont il a hérité l’esprit calculateur et son sens del’organisation pour diviser, manipuler, écraser, spolier la victime de sessombres desseins.
L’auteure, de fil en aiguille, tisse son patchwork qui ne décline qu’un seul etmême motif. On attend à chaque page qu’elle ose la mosaïque, les notesdiscordantes. On espère en vain le moment où une autre voix entrera dans cechoeur qui chante à l’unisson, pour entonner un couplet dans une autretonalité. Mais non. Très vite, elle entame la complainte de la vox populipalestinienne qui distille son credo unique.
Il y a d’abord S., née à Abou Dhabi, qui grandit à Aman et s’installe àJérusalem après une escale en Angleterre : « Je ne sais pas comment c’estdevenu si important pour moi que mes enfants grandissent ici et se sententpalestiniens ».
O. le rappeur palestinien, qui habite le camp de Shouafat, livré aux mains desdealers, s’épanouit avec succès dans le hip-hop, sans oublier pour autantd’accuser « l’occupant » de tous ses maux : « l’objectif pour l’Israélien,c’est de propager le chaos dans la société palestinienne à Jérusalem… pourconstruire une mauvaise image de nous… et détourner les jeunes de la cause ».
Poker menteur 
Ne nous y trompons pas. Pour l’auteure, le destin de Jérusalem sejoue au poker menteur. Et au jeu, c’est bien connu, les juifs ont la main.Quand elle donne la parole au juif, pour qu’elle lui soit tolérable, il la luifaut de gauche, ralliée à son unique son de cloche. Une parole qui exprime sadétestation des religieux, les hommes en noir. Et se plaint que l’idéalkibboutznik laïc a été trahi par l’Israélien qui a fait sienne cette terre del’Autre et installé une injustice aussi simplement qu’un vote s’est imposé unjour gris : 33 pour, 13 contre, 10 abstentions et un absent. La résolution estapprouvée.
Car Justine Augier aime le juif honteux, celui qui s’excuse d’être là et versede l’eau à son moulin, comme N. qui lui confie : « Mon plus beau souvenir,c’est ce jour de Yom Kippour où on a organisé une cérémonie pour demanderpardon aux gens de Sheikh Jarrah, là-bas, dans le quartier ». Et quand ellerencontre le colon, dont on sent qu’il lui est odieux dans la façon qu’elle ade souligner la joie insolente qu’il exprime, ce coupable qui ose s’extasier dela vue magnifique qu’il a de chez lui, du haut des collines de Judée qu’il al’outrecuidance de faire siennes, au prix de toutes les turpitudes et entorsesà l’histoire véritable de l’arabe qu’il a chassé, en confisquant ses droitsfondamentaux. Là enfin elle baisse le masque dans son aveu même de le porter :« Tous sourient beaucoup et leur gentillesse me trouble, parce qu’il me semblearriver chez un ennemi familier. Je crois que mon visage reste ouvert, que jene cherche pas à signifier à C. ni à quiconque que je suis en colère et j’enéprouve un curieux soulagement ».
Le business de la littérature 
Quant à l’Israélien qui s’assume, il n’est qu’unmilitaire au coeur de pierre, un arrogant, l’arme au poing. Il se voit sous saplume dépouillé de sa judéité ; il est Russe, Ukrainien, Yéménite, pour biensouligner son étrangeté.
Il est aussi le riche Américain qui construit du solide à coup de dollars. Etc’est à cela qu’on reconnaît les juifs ; ils s’implantent avec méthode,organisation, avec toute la ruse dont on les sait capables. Qu’on se le dise,le maître des lieux n’est pas d’ici ; il s’est importé jusqu’à Jérusalem sur ledos de la victime innocente sur laquelle il assoit sa puissance. Mais il n’aqu’à bien se tenir, car le vent finira bien par tourner, alors, en attendant,il ferait bien d’apprendre à nager ! L’ordonnance du récit fait du pauvre Palestinienun héros : « Vêtu comme moi, visage camouflé par un keffieh blanc et rouge, lejeune Palestinien au geste abouti et agile, avec ce corps sec qui tout entierva chercher l’élan loin derrière et se jette en avant pour donner sa vitesse àla pierre… le jeune homme rejoint par d’autres, la façon souple dont ilssemblent se déplacer pour se mettre à couvert, la façon souple dont ils serelaient pour sortir de leur cachette, ajuster et accomplir le geste ». Labeauté du geste, donc, l’émeut. « Et plus j’en apprends sur ce qui borde etentoure le geste, plus sa colère revêt à mes yeux un caractère évident etjuste… Et l’affaire palestinienne devient le centre, la matrice de toutes lescauses ».
Alors donc, l’auteure a choisi son camp, peut-être parce que, comme le ditBaudelaire, « les chants désespérés sont les chants les plus doux » et parceque l’art de la plainte s’épanouit mieux du « côté-est » du récit. Ou que lalittérature, ma foi, est un business comme un autre et que sa chorale n’estrien d’autre qu’une chorale d’épicier.
Le refrain que le monde veut entendre 
On regrette de ne pas entendre toutes cesparoles confisquées, ces voix que Justine Augier aura étouffées, sacrifiéespour que ce chant à l’unisson puisse s’élever et s’imposer sans fausse note. Lerécit aurait gagné en complexité et en hauteur de vue. Trop tard. L’auteure estdéjà sous d’autres cieux : « Je suis à présent hors la ville, déjà étrangèreailleurs… la colère enfin incarnée, utile, éprouvée chaque jour, face à lasoldate adolescente du checkpoint, qui n’aura jamais peur de se tromperderrière ses larges lunettes de soleil Gucci, face à l’ultraorthodoxe, quiaccélère le pas et place sa main devant les yeux en me croisant, face à toutesles certitudes, face à l’homme qui se conduit avec un autre homme comme s’ilétait autre chose qu’un homme… et un jour le chant de la colère change de grainet provoque une sorte de honte ».
L’auteure, malignement, aligne ses variations autour d’un même refrain à coupde témoignages issu d’une veine unique.
Et c’est bien le ton singulier, avec juste ce qu’il faut de pathos pour qu’ilsonne juste, qui confère au récit cet air irréfutable qui ambitionne d’être leporte-flambeau de La Vérité. Sans ce ton de la confidence qu’adoptent tous cesanonymes réduits à l’initiale, on verrait, sous les oripeaux du langage fleuriqui sublime une poésie de comptoir, le pamphlet dans ce qu’il a de pluspartisan et plus propagandiste. « Je vous aime bien toi et R., mais je sais ceque vous êtes venus faire ici », glisse Mme E., la voisine qui n’est pas dupe,à l’oreille du dictaphone. Nous aussi. Jérusalem est un sujet en or pour unécrivain en mal de notoriété, qui lorgne les dents longues du côté des grandsmédias et des plateaux TV. Que l’auteure se rassure, elle s’est habilementplacée du côté de la parole que le monde a soif de boire comme du petit-lait. Ellevendra du papier.