La paix, version palestinienne

Moustafa Barghouti est considéré comme un dirigeant palestinien modéré. Il n’hésite pourtant pas à parler d’apartheid à tout va, et se garde bien, par ailleurs, de critiquer l’Autorité palestinienne. Rencontre avec la gauche de Ramallah…

La barrière de sécurité (photo credit: DR)
La barrière de sécurité
(photo credit: DR)

La Palestinian Medical Relief Society (PMRS) occupe un immeuble moderne des quartiers nord de Ramallah, face au centre commercial « Plaza », symbole d’une société de consommation qui, dans une large mesure, caractérise la ville. Une ville internationale où se côtoient employés d’ONG, dirigeants étrangers et membres du gouvernement de l’Autorité palestinienne (AP), qui y siège de facto. Rien ou si peu en commun avec d’autres villes palestiniennes comme Jénine, Naplouse ou Hébron.

Au premier étage, on trouve les bureaux administratifs, au deuxième, un institut de formation de
personnel de santé en zone rurale et d’infirmières de village. Les élèves sont des femmes
sélectionnées par leur localité d’origine. Elles viennent apprendre ici les notions médicales qui leur permettront de fournir des soins de base aux Palestiniens de toute la Judée-Samarie. 400 femmes ont déjà été formées dans cet institut.
Au rez-de-chaussée, c’est le théâtre Edward Saïd, une salle de spectacle, à l’acoustique de qualité, avec une capacité d’accueil de 300 spectateurs.
Sur les murs du couloir, sont affichées des photographies d’enfants palestiniens souriants : tous été soignés grâce au PMRS. 1,5 million de Palestiniens vivant surtout en zones rurales, en Judée-Samarie ou à Gaza, bénéficient chaque année des soins médicaux initiés grâce au PMRS. Si les Palestiniens sont censés commencer à construire leur Etat avant sa création effective, le PMRS représente un bon exemple de l’objectif vers lequel ils doivent tendre. Rami Nasrallah, fondateur et directeur de l’International Peace and Cooperation Center, une ONG basée à Guiva Tsarfatit, à Jérusalem, qui vise au développement social et économique des Palestiniens, estime que le PMRS est plus efficace que bien des institutions gérées par l’Autorité Palestinienne.
C’est au PMRS que Moustafa Barghouti me reçoit. En 1979, ce médecin formé à Moscou, puis à l’université de Stanford, aux Etats-Unis, a créé avec quelques confrères ce qui allait devenir le PMRS.Barghouti fait partie des quelques hommes politiques et militants palestiniens que j’ai rencontrés du côté de Ramallah et à Jérusalem-est, et qui continuent à promouvoir la solution à deux Etats. C’est, selon lui, la seule option politique réalisable, même si, idéalement, il préférerait une solution à un Etat.
Je me suis également entretenu avec Jibril Rajoub, du Comité central du Fatah, et avec
Mahmoud al-Habbash, un ancien du Hamas devenu ministre des Affaires religieuses de l’AP.
En rencontrant tous ces personnages, je voulais prendre le pouls de la perspective palestinienne sur la solution à deux Etats et sur les négociations orchestrées en ce moment même par le secrétaire d’Etat américain John Kerry. Je souhaitais évaluer le niveau d’optimisme ou de pessimisme qu’inspirent ces pourparlers et tenter de prédire quelles options politiques seront envisagées en cas d’échec.
Oslo : une « capitulation de l’OLP »
Moustafa Barghouti est un parent éloigné de Marouane Barghouti, seul leader palestinien à
bénéficier du soutien d’une majorité de la population de Judée-Samarie, et qui purge cinq peines de prison consécutives dans une prison israélienne pour son rôle dans une série d’attentats ayant coûté la vie à quatre Israéliens et un prêtre grec orthodoxe. Un gigantesque portrait de lui, menottes aux poignets, est peint au spray sur la barrière de sécurité, à l’entrée de la ville vers Kalandiya, à côté d’une représentation de Yasser Arafat jeune.
Mais Moustafa Barghouti, lui, jouit de tous ses droits. La seule chose qui manque à son palmarès est le passé de violence qui paraît être une condition nécessaire pour trouver sa place dans la politique palestinienne. Ce qui ne fait pas de lui une chiffe molle : les Israéliens l’ont déjà arrêté quatre fois et, depuis 2005, le Shin Bet (l’agence de sécurité d’Israël) lui interdit l’accès à Jérusalem, où il est né et a exercé comme médecin pendant plus de 10 ans.
Barghouti comptait parmi les nombreux intellectuels, militants de la base et hommes politiques
locaux qui formaient la délégation palestinienne aux pourparlers de Madrid en 1991. Il appartenait
alors au parti communiste palestinien. Lors des accords d’Oslo, en 1993, il s’est montré
extrêmement critique vis-à-vis de ce qu’il considérait comme une capitulation de l’OLP devant Israël, tout comme Edward Saïd, Hanan Ashraoui et d’autres. En 2002, il crée l’Initiative Nationale Palestinienne, ou al-Moubadara, avec Edward Saïd, Haïdar Abdel-Shafi, médecin qui dirigeait la délégation palestinienne à la conférence de Madrid, Ibrahim Dakkak, ingénieur en génie civil et militant communautaire, et d’autres encore. L’idée était de former une alternative réformiste au Fatah et au Hamas et de reconstituer les groupes populaires de la base qui avaient commencé à donner sa forme à la société civile palestinienne et ont gagné en consistance pendant la première Intifada. Ces groupes avaient été sérieusement minés quand Israël avait installé en Judée-Samarie et à Gaza l’autocratique Arafat et des membres du Fatah qui avaient été envoyés en exil à Tunis après leur départ du Liban.
« Les Israéliens ne se sont jamais intéressés à notre culture civile », affirme Nasrallah. « Leur
axiome de base, même entre colombes, était qu’il fallait une police palestinienne forte. Les
aspirations internes des Palestiniens ne les intéressaient pas. Ils étaient occupés à sous-traiter la sécurité aux Palestiniens et ne se souciaient pas de la construction d’une société palestinienne. »
Ces dernières années, le reproche le plus couramment adressé à l’Autorité palestinienne, outre les accusations de corruption, est que ses forces de sécurité perpétuent « l’occupation » en coopérant avec Israël. En étouffant la dissidence et en faisant régner l’ordre, elles permettent à l’Etat hébreu de maintenir un statu quo sans avoir à en payer le prix. Au lieu de cela, estiment les critiques, l’AP devrait laisser la résistance populaire contre Israël s’exprimer et gagner du terrain.
En 2005, dans une interview à la revue britannique de gauche The New Left Review, Barghouti
déclarait que l’AP, dominée par le Fatah, fonctionnait selon les mêmes critères que les régimes
totalitaires arabes qui lui avaient donné refuge. La même année, il créait la surprise en recueillant
20 % des voix aux élections présidentielles et en arrivant juste après Mahmoud Abbas.
Aux élections législatives de 2006, en revanche, c’était le Hamas qui sortait grand vainqueur, avec une majorité relative de 44 % des voix.
« Printemps palestinien »
Dans notre interview, Barghouti se garde bien de critiquer l’AP. Tout en reconnaissant que la
démocratie s’est dégradée dans la société palestinienne, il nie que l’AP viole les droits fondamentaux comme la liberté de la presse ou celle de réunion, contredisant de nombreux témoignages, dont celui du correspondant du Jerusalem Post pour les affaires palestiniennes Khaled Abou Toameh.
Ce que déplore Barghouti, c’est le manque de processus démocratique et les divisions internes qui prévalent depuis le violent coup d’Etat de 2007, qui a permis au Hamas de confisquer au Fatah le contrôle de la bande de Gaza. Cette scission entre les deux formations a empêché la tenue d’élections législatives et présidentielles il y a cinq ans.
Barghouti n’a pas apprécié non plus la décision d’Israël d’arrêter 55 membres du parlement
palestinien, en majorité des juristes membres du Hamas, mais aussi des individus affiliés au Fatah ou au FPLP, après les élections de 2006. Il déplore en outre le refus d’Israël et de la communauté internationale de reconnaître un gouvernement palestinien d’unité incluant le Hamas.
Sans doute Barghouti n’a-t-il pas voulu critiquer l’AP dans une interview au Jerusalem Post, journal israélien et sioniste ». Ou peut-être, comme beaucoup de ces militants à l’esprit libre vivant en Judée-Samarie, redoute-t-il l’appareil de sécurité de l’AP, qui réprime les dissidents. Il affirme n’avoir jamais été arrêté par l’AP.
Comme beaucoup de Palestiniens avec lesquels j’ai discuté, il prône la réconciliation entre Fatah et Hamas. N’étant lui-même affilié ni à un côté, ni à l’autre, il œuvre pour tenter de rapprocher les deux organisations. Selon lui, l’Occident a eu tort de ne pas permettre à un gouvernement d’unité Hamas-Fatah de continuer à fonctionner en 2007, époque qu’il appelle « le printemps palestinien ».
« Nous aurions élu un président d’une part et le CNP (Conseil National Palestinien) d’autre part, et c’est cela qui était important. Vous comprenez, un jour, je vote pour vous et le lendemain, je ne vous aime plus et je vote pour un autre. Par exemple, je suis sûr que Yaïr Lapid [président du parti israélien Yesh Atid] ne récoltera pas autant de voix aux prochaines élections. Le système
démocratique fonctionne de cette façon. »
Je lui fais alors remarquer le fait suivant : d’expérience, quand des islamistes remportent un scrutin démocratique, il est rare que d’autres élections du même type soient organisées ensuite.
« Mais c’est justement ce que nous n’aurions pas laissé faire dans un gouvernement d’unité
nationale ! », proteste-t-il. « Et je suis totalement d’accord sur le fait qu’on ne doit pas autoriser un parti à confisquer les élections. Il faut une continuité dans le système de gouvernement. On ne peut qualifier un pays ou une institution de “démocratique” qu’après la tenue de deux scrutins consécutifs. Et, croyez-moi, la seule paix possible – en supposant qu’il puisse y avoir la paix – serait une paix entre deux Etats démocratiques. Parce qu’on ne veut pas d’un deuxième Oslo, on ne veut pas d’un accord imposé aux Palestiniens. »
Je lui demande si, à son avis, il ne faudrait pas mettre certaines conditions à une réconciliation avec le Hamas : par exemple, exiger de celui-ci qu’il modifie sa charte officielle qui, entre autres
déclarations peu sympathiques, fait la part belle au Protocole des Sages de Sion et appelle
violemment à la destruction de l’Etat d’Israël.
« Ce genre d’approche ne peut que créer des obstacles », me répond-il. « Elle revient à mettre la
charrue avant les bœufs. Qu’y aurait-il de mieux qu’un gouvernement unifié qui adopterait un
programme compatible avec une solution pacifique ? »
Savoir séduire l’Occident
Barghouti parle avec une intensité tempérée par un grand sens de l’humour. Son anglais est parfait et son ton persuasif. Nidal Kanaaneh, producteur pour la chaîne de télévision Al Hurra, m’a expliqué qu’en arabe, Barghouti a la capacité peu commune de fournir des déclarations qui correspondent précisément au temps qui lui est accordé. « Si nous lui demandons de nous envoyer 20 secondes sur les implantations, il parlera exactement 20 secondes : ni 19 ni 21 ! »
En 2009, dans l’émission satirique américaine The Daily Show, où il était invité avec la militante juive pro-palestinienne Anna Baltzer, Barghouti plaisantait avec Jon Stewart, le célèbre présentateur. Soudain, un perturbateur s’est levé dans le public et l’a traité de menteur, lui reprochant d’accuser Israël d’occupation illégale sans mentionner le contexte de conflit et de terrorisme. Barghouti lui a répondu qu’il aimerait bien prendre un verre avec lui pour lui exposer son point de vue. L’animateur, cynique, lance alors : « Je suis sûr que vous allez bien vous entendre… ». Et Barghouti d’éclater de rire. Il est applaudi quand il appelle à des manifestations non violentes et loue les valeurs démocratiques, ainsi que lorsqu’il déclare que les gens comme l’homme qui l’a traité de menteur ont peur du changement, mais que le changement est en marche.
Barghouti me répète plusieurs de ces messages-là. Il reproche à Israël de maintenir un régime
d’apartheid en Judée-Samarie. Des hommes politiques israéliens comme Ehoud Barak, Ehoud Olmert ou Tsipi Livni ont eux-mêmes déclaré que cela pourrait devenir vrai si « l’occupation » perdure.
Il reconnaît cependant avec moi que, contrairement à ce qui se passait pendant l’apartheid en
Afrique du Sud, les dispositions prises par Israël dans les territoires, qui ont été mises en place dans le cadre d’un conflit militaire entre deux nations et s’inscrivent dans une volonté de se protéger, ne sont pas fondées sur la race. « Nous venons tous du même grand-père… », commente-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de répéter que ce qui se passe dans les Territoires s’apparente à l’apartheid.
La polémique hydraulique
Il insiste entre autres sur le problème de l’eau. Les Palestiniens, dit-il, reçoivent nettement moins
d’eau que les Israéliens. En conséquence, il existe des moments de la semaine où l’eau ne coule pas quand ils ouvrent leur robinet.
Cette question a été débattue à la Knesset quelques semaines après ma rencontre avec lui.
S’adressant en allemand au parlement israélien en février dernier, Martin Schulz, le président du
Parlement européen, a rappelé l’héritage du « plus jamais ça ! » laissé après la Shoah, a exprimé un soutien inconditionnel à Israël et a juré que son pays se tiendrait toujours aux côtés de l’Etat hébreu.
Puis il a soulevé la controverse en déclarant : « Il y a deux jours, j’ai parlé avec des jeunes de
Ramallah. Comme tous les jeunes du monde, ils rêvent d’étudier, de voyager, de trouver du travail
et de fonder une famille. Mais ils ont aussi un autre rêve. Ils rêvent d’une chose que la plupart des jeunes, ailleurs dans le monde, considèrent comme acquis : ils veulent pouvoir vivre librement dans un pays qui leur appartienne, sans avoir à craindre la violence et sans restrictions sur leur liberté de mouvement. Le peuple palestinien, comme le peuple israélien, a le droit de réaliser son rêve de créer son propre Etat démocratique viable. Les Palestiniens, tout comme les Israéliens, ont le droit à l’autodétermination et à la justice.
« L’une des questions que ces jeunes m’ont posées m’a bouleversé, même si je n’ai pas pu vérifier l’exactitude de leurs chiffres : comment se fait-il qu’un Israélien ait le droit d’utiliser 70 litres d’eau par jour, et un Palestinien seulement 17 ? » A ces mots, les membres de HaBayit HaYehoudi interpellent l’orateur. Les députés Motti Yoguev et Orit Struck s’écrient : « C’est un mensonge ! Les Palestiniens mentent ! » Le dirigeant du parti, Naftali Bennett, demande à Schulz de s’excuser pour ce mensonge. Et même le Premier ministre Netanyahou déclare que Schulz souffre de la même « écoute sélective » que beaucoup d’Européens.
Mais si Schulz a sans doute cité des chiffres inexacts, le rapport d’un pour quatre en faveur des
Israéliens n’est pas très éloigné de la réalité, si l’on en croit l’ONG israélo-jordano-palestinienne
Friends of the Earth Middle East (les amis du Moyen-Orient), qui se préoccupe des problèmes d’eau et d’environnement dans la région depuis 20 ans. Selon cette ONG, la consommation d’eau par jour et par habitant dans les villes d’Israël a été de 250 litres en 2011, contre 70 litres chez les Palestiniens. L’association BeTselem publie à peu près les mêmes estimations.
Le problème vient en partie du fait que les Palestiniens ne se sont pas assez préoccupés de réparer les fuites de canalisations. Toutefois, l’échec du système palestinien de distribution d’eau est dans une large mesure lié à l’héritage problématique des accords d’Oslo, et en particulier à la division de la Judée-Samarie en zones A, B et C. Ainsi, par exemple, la majeure partie des terres cultivables se trouvent en zone C et le vol d’eau est monnaie courante chez les agriculteurs palestiniens, qui ont pris l’habitude de se servir gratuitement pour arroser leurs champs. Or la zone C est sous total contrôle militaire et civil israélien et l’Autorité Palestinienne n’y a aucun pouvoir. Sachant que ce n’est pas le travail de Tsahal de faire la police, la situation ne peut que perdurer…
Par ailleurs, la construction d’usines de traitement des eaux usées, qui permettraient aux
Palestiniens de ne pas utiliser d’eau potable pour l’agriculture, nécessite des permissions
israéliennes, car ces usines doivent être en partie construites dans la zone C, qui constitue plus de 60 % de la Judée-Samarie et est très peu peuplée.
Les projets financés par l’Allemagne – le pays de Schulz –, la France, les Etats-Unis et la Banque mondiale se sont heurtés à des obstacles politiques et administratifs sans fin. Par exemple, Israël a demandé à ce que les usines en question, subventionnées par des donateurs internationaux et situées dans des lieux comme Salfit, près d’Ariel, bénéficient aussi aux implantations juives. Le refus a été catégorique.
Entre Jérusalem et Ramallah… 10 minutes de route
Quelle que soit l’origine du problème, toutefois, Barghouti ne fait que refléter le sentiment général
des Palestiniens : le statu quo de « l’occupation » est insupportable. Les Palestiniens vivant en
Judée-Samarie ne peuvent oublier un seul instant qu’ils sont sous contrôle israélien. Peut-être le
symbole le plus présent de l’occupation est-il la barrière de sécurité, qui a découpé ce que les
Palestiniens voient comme leur futur Etat en une série d’enclaves. Et souvent, la mobilité entre ces enclaves est ralentie, voire stoppée, par les barrages militaires. Se rendre à Jérusalem ou ailleurs à l’intérieur de la Ligne verte est par exemple impossible sans autorisation spéciale.
Les juridictions créées par les accords d’Oslo compliquent encore davantage la situation des
Palestiniens. Tous ceux à qui j’ai parlé m’ont expliqué que les accords d’Oslo n’ont en rien facilité la vie sous contrôle israélien, bien au contraire.
Je possède pour ma part un passeport américain qui me permet de circuler librement entre les villes sous contrôle palestinien, et je comprends parfaitement les raisons rationnelles qui sous-tendaient la construction de la barrière de sécurité destinée, du moins au début : stopper la vague d’attentats suicides qui terrorisaient la population israélienne dans les années 2000. Pourtant, je ressens fortement cette impression d’intimidation et d’oppression qui saisit le visiteur entrant à Ramallah, ville totalement cernée par la barrière de sécurité. Or Ramallah est la plus occidentale, la plus animée et la plus ouverte des agglomérations palestiniennes.
A midi, il nous faut, mon chauffeur Ahmed et moi-même, 15 minutes pour franchir le barrage de
Kalandiya, l’une des deux entrées de la ville (la seconde est Hizma). Aux heures de pointe, l’attente est beaucoup plus longue. Des murs de béton de 8 mètres de haut et 3 mètres d’épaisseur bordent la route qui mène au barrage. Des hommes et de jeunes garçons vendent à peu près tout, des babioles portant des versets du Coran aux serviettes en papier, en passant par les épis de maïs chauds très épicés. Les Palestiniens qui circulent en transports en commun sont obligés de descendre à Kalandiya et de franchir le barrage à pied, car les chauffeurs de bus ne peuvent se permettre de perdre autant de temps. A l’entrée de Kalandiya, une pancarte prévient : « Cette route conduit à des territoires de Zone A sous autorité palestinienne. L’entrée est interdite aux citoyens israéliens ; en la franchissant, vous risquez votre vie et enfreignez la loi israélienne. »
Un sentiment de soulagement accompagne chacun de mes retours à Jérusalem, où il n’y a ni
barrières de sécurité, ni barrages de contrôle, ni juridictions compliquées. Terminée, aussi, la vague angoisse de circuler dans Ramallah en tant que Juif américain ayant la nationalité israélienne. A Ramallah, des Palestiniens m’avaient conseillé d’ôter ma kippa, ce que j’ai fait sans trop savoir si l’animosité que risquait de susciter un tel symbole juif serait le produit de la frustration générée par « l’occupation » israélienne, ou de sentiments antisémites plus généraux.
Le retour à Jérusalem s’accompagne également d’un choc des cultures. En dix minutes de route, je suis transporté du centre-ville de Ramallah au quartier de Guéoula, près duquel se trouve la
rédaction du Jerusalem Post.
Je suis frappé de constater à quel point Palestiniens et Israéliens sont géographiquement proches les uns des autres, tandis que la grande majorité de ces derniers n’ont pas la moindre idée de l’existence quotidienne que mènent leurs voisins.
Le « risque de la paix » ?
« Le public israélien ne sait rien », me dit Barghouti. « Il ne connaît pas les détails de ce qui se
passe. Il est très facile de l’amener à soutenir inconditionnellement Netanyahou et l’extrémisme en lui présentant les choses de façon tronquée. Je crois qu’il est indispensable qu’il connaisse la réalité. Et la réalité, c’est qu’il n’y a que deux solutions : soit une solution à deux Etats, avec un véritable Etat palestinien jouissant d’une véritable souveraineté, soit l’occupation et l’apartheid. "
Pour beaucoup de Palestiniens, m’explique Barghouti, la solution à deux Etats est morte, à cause de la poursuite de l’expansion israélienne et des positions israéliennes sur les principales pommes de discorde entre les deux parties. « Nous avons peut-être déjà franchi le point de non-retour sans le savoir… »
Dans la perspective de Barghouti, qui est celle de la plupart des Palestiniens, le genre d’Etat
préconisé par beaucoup d’Israéliens – même ceux qui, sur le principe, soutiennent la solution à deux Etats – est inacceptable, car sa création ne mettrait pas vraiment un terme au contrôle israélien et beaucoup d’aspects de leur vie quotidienne resteraient inchangés.
« Je crois que le problème que l’on rencontre aujourd’hui avec Netanyahou et certains personnages politiques israéliens, c’est qu’ils veulent se débarrasser du problème démographique palestinien sans nous donner d’Etat. On ne peut pas donner un Bantoustan [ces enclaves d’Afrique du Sud, à population exclusivement noire, dotées d’une autonomie limitée] aux Palestiniens et appeler cela un Etat.
« Si vous voulez maintenir les troupes israéliennes dans la vallée du Jourdain, sur les collines et aux points de passage, et si vous voulez aussi qu’Israël contrôle l’espace aérien et le spectre electromagnétique, ce ne sera pas un Etat, ce sera un Bantoustan.
« Donc, pour pouvoir offrir une solution à deux Etats aux Palestiniens et éliminer l’apartheid, il faut commencer par supprimer les implantations, afin de ne pas compliquer davantage le problème. Car si vous étendez les implantations pendant que vous négociez une solution à deux Etats et que vous y ajoutez en plus de nouvelles exigences, comme conserver des troupes à la frontière, par exemple, vous cessez de parler de la mise sur pied d’une solution à deux Etats, vous parlez d’un Bantoustan.Ce qui signifie que vous ne résolvez pas le problème : vous consolidez l’occupation. »
Pendant que Barghouti parle ainsi, le muezzin lance son appel à la prière. Je demande à mon
interlocuteur s’il comprend les préoccupations sécuritaires d’Israël. Israël craint, par exemple, que s’il renonce au contrôle sur la vallée du Jourdain, les Palestiniens se mettent à introduire des roquettes et autres armes dans le futur Etat palestinien et transforment celui-ci en une base
d’activité terroriste, comme l’a fait le Hamas dans la bande de Gaza.
« Les craintes d’Israël ne sont pas justifiées », me répond Barghouti, « car Israël est très puissant. La vallée du Jourdain est bordée par la Jordanie ; donc, si vous suivez cette logique, si vous prétendez que la Jordanie ne suffit pas dans la mesure où il y a des problèmes en Irak, vous devez aussi placer des soldats israéliens sur la frontière irakienne. Seulement, il y a également l’Iran… alors peut-être faudra-t-il mettre d’autres troupes sur la frontière iranienne…
« Bien sûr que c’est un risque. Je dis toujours que les Israéliens ont pris le risque des guerres et de la violence pendant 65 ans. Il est temps qu’ils prennent le risque de la paix. »
Si Israël ne parvient pas à résoudre son conflit avec les Palestiniens », ajoute-t-il, « la pression
internationale finira par le contraindre à un accord.
« Je pense être réaliste quand je dis que, si Israël choisit de maintenir l’apartheid, il faudra 15 ou 20 ans de combat contre celui-ci avant de parvenir à une égalité avec une solution à un Etat dans lequel il y aurait des droits égaux pour tous. D’ailleurs, c’est une chose que je préférerais en tant que personne, mais politiquement, j’opte aujourd’hui pour deux Etats, afin d’éviter de des souffrances et des problèmes. »
Le discours de Barghouti, qui insiste ainsi sur la lutte non violente et l’attachement au processus
démocratique, a de quoi séduire le public occidental d’Europe, des Etats-Unis et d’Australie, trois régions où l’on se presse pour l’écouter lorsqu’il donne des conférences, apparaît à la télévision ou s’exprime à la radio. Pourtant, Barghouti n’a à peu près aucune chance de devenir un jour président des Palestiniens, en particulier parce qu’il n’appartient pas au Fatah.
Comme l’a souligné Nidal Foqaha, directeur exécutif de la Palestinian Peace Coalition-Geneva
Initiative basée à Ramallah : « Le Fatah a certes souffert d’une perte de popularité ces dernières
années, mais rien n’indique qu’il est en train de s’effondrer. Des études très sérieuses montrent au contraire que, malgré les tensions, il reste le principal parti. Je ne crois pas une seconde qu’un indépendant puisse représenter une menace sérieuse pour lui. »
Nasrallah, de l’International Peace and Cooperation Center, partage son avis : « Barghouti est très impressionnant », reconnaît-il, « mais il vient de l’élite intellectuelle. Et puis, il poursuit la même idée de libération nationale que le Fatah, il a fait partie de la coalition de l’AP, il a soutenu le processus de paix… Il ne se distingue pas donc comme ayant un programme différent. »