De Vanuatu à Jérusalem

A des kilomètres de chez elle, sur un archipel du Pacifique, une journaliste juive retrouve des coutumes familières

Vanuatu (photo credit: Judith Stein)
Vanuatu
(photo credit: Judith Stein)

Ecrivaine itinérante, j’ai voyagé partout dans le monde.J’ai vu des pays extraordinaires, à la culture et aux traditions uniques. J’aiemployé le mot “exotique” très souvent. Mais c’est seulement à Vanuatuque j’ai vraiment découvert sa signification.

“Où se trouve Vanuatu?”, me demanderez-vous.
Dans le sud de l’Océan Pacifique, entre les îles Fidji et la Nouvelle Guinée.Un archipel de quelque 80 îles, où se parlent plus de 110 langues, appelé lesNouvelles- Hébrides durant le mandat colonial français et britannique, jusqu’en1980. Le français et l’anglais y sont restés fréquents, tandis que le Bislama,un charmant dialecte anglais, est la langue commune à toutes les îles.
A mes yeux, le coeur de Vanuatu se trouve dans son “kastom”, (tiré de l’anglais“custom”), le mot Bislama pour tradition. Il désigne une fascinante cultureancestrale et tribale, qui a su résister aux assauts coloniaux etmissionnaires.
Danses, rituels, musique et croyances ont survécu.
Qui forment un ensemble intriguant pour les touristes, souvent en provenanced’Australie ou de Nouvelle- Zélande. Les sons et les couleurs, l’authenticitéqui se dégage des villages locaux sont des plus touchants ; j’en ai étébouleversée.
Alors que je tentais de comprendre ce que je voyais de façon rationnelle, j’aieu une révélation : il s’agit d’un peuple tribal. Je suis moi-même issue d’unetribu. Ils sont de Vanuatu; je suis juive. J’ai donc décidé de relier leur culture à la mienne, etd’étudier Vanuatuà travers le prisme juif.
L’appel des tambours

Durant l’un de mes premiers rendez-vous sur l’île d’Efate,je rencontre le chef Tom, originaire de l’île de Tanna. Casquette de baseball,chemise hawaïenne et tongs. Charismatique, fabuleux conteur d’histoires, saposition semble ressembler à celled’un rabbin. Il m’explique qu’il prend les décisions, résout et arbitre lesconflits. Il est aussi le gardien du savoir ancien et tribal.

“Au départ, les êtres humains étaient des esprits dans le monde invisible”,m’explique-t-il. Je pense immédiatement à ce rabbin Habad qui m’avait racontéqu’Adam et Eve vivaient dans un monde spirituel, avant de prendre formehumaine. “Nous venons des pierres”,poursuit Tom. “Certains demeurent des pierreset d’autres deviennent humains.” Je lui réponds : “Dans la Bible, nous venonsde la poussière de la terre. Il y a toujours de la poussière sur la Terre, maisune partie est devenue humaine.” Nous sourions. Nous avons trouvé un pointcommun.
Je lui demande quelles sont leurs pratiques lorsque quelqu’un meurt. “Noussommes en deuil pendant 7 jours”, me répond-il. Je réplique : “La Shiva. Noussommes en deuil pendant 7 jours également”.
“Certains chefs ont encore plusieurs épouses”, m’informe Tom. Cela nem’impressionne pas. “Jacob, notre ancêtre, avait deux épouses et deuxconcubines. Et le roi Salomon en avait 1 000 !” Un peu plus tard ce jour-là, jeme rends au centre culturel de Vanuatu.Je rencontre le directeur, écrivain et professeur, Marcellin Abong. Il estoriginaire de l’île de Malekula et vient de la tribu des Petits Nambas. Il memontre une magnifique collection de tambours en bois sculpté. “On les entendaità des kilomètres à la ronde”, m’explique-t-il. “Il y avait des rythmesdifférents pour chaque occasion. Les gens savaient ce que cela voulait dire :c’était un appel”.
“Le Shofar”, je pense intérieurement. Dans les anciennes communautés juives del’île de Djerba en Tunisie, le Shofar était sonné pour marquer l’entrée et lasortie du Shabbat et des fêtes.
Marcellin me raconte des cérémonies où hommes, femmes et enfants sont assisdans des espaces séparés. “Tout comme la mehitza”, me dis-je, en songeant àl’organisation des synagogues. J’apprends que chaque enfant reçoit un nomindigène, souvent de la part de ses grands parents.
Un signe d’appartenance à la tribu. Je songe à mon propre prénom hébraïque,Yehoudit, et sa grande différence d’avec mon nom d’usage. Mon nom tribal à moi.
Pureté familiale au coeur du Pacifique

Je pars visiter Iarofa, un villagetraditionnel sur l’île d’Efate. On m’a prévenue qu’il ne s’agit pas d’un “vrai”village, mais d’une reconstitution culturelle à destination des touristes.Alors que je crains être déçue, je suis captivée. Le lieu est l’oeuvre deJohnson, un chef originaire de l’île de Futuna. Sa plus grande peur : que laculture se perde, que ses compatriotes se détribalisent au contact de laculture moderne, et que les enfants ignorent leur héritage ancestral. Il a doncpassé 8 ans à mettre en place un programme enseignant la richesse destraditions.

Johnson me montre une cabane. Durant leurs menstruations, les femmes ydemeurent à l’écart des autres habitants. “Les lois de la nidda”, me dis-je,émue. Je les avais découvertes de première main lors de ma visite des anciensIsraélites samaritains, sur le montGerizim en Samarie. L’une des jeunes femmes était indisposée.
Personne n’avait le droit de la toucher, on lui faisait passer à manger sur uneassiette de carton. Elle devait s’assoir à l’écart des autres. Chez elle, ellene pouvait travailler ou manipuler de la nourriture.
Johnson m’indique que les femmes n’ont pas le droit de se rendre à la nasara,le lieu sacré du village où se trouve au chef. “Parfois les femmes viennent,mais elles ne peuvent toucher à rien”, ajoute-il. Je songe à ce pays lointain,de l’autre côté de l’océan, où un autre peuple tribal a des lois concernant lapureté de la femme, ses menstruations et ses accouchements.
Johnson porte la barbe en signe de deuil : son père est décédé. “Lorsque je meraserai, ma mère pourra se remarier”, commente le chef. “Nous en avons parlé enfamille et nous sommes d’accord. Lorsque nous déciderons que le temps est venupour elle, je me raserai”.
Jacob, Leah, Rachel...
L’île de Tanna est l’une des étapes les plus intenses de mon périple. Deuxcérémonies se tiennent le même jour dans le village de Lounapkamei, à l’abrides touristes : une circoncision, et le paiement du prix d’une épousée.
Pascal, le jeune homme qui me conduit au village, me parle d’Iani, leporte-parole du chef. Intérieurement, je le compare à Aaron. Moïse avait undéfaut d’élocution et n’était pas bon orateur : son frère le remplaçait pours’adresser au peuple du Pharaon.
La préparation de la jeune mariée est extraordinaire. En réalité, elle vit avecson mari depuis plusieurs années, et ils ont trois enfants. Mais la famille dufiancé a dû travailler longtemps pour amasser l’argent nécessaire à la dot dela jeune femme. Jacob avait travaillé 7 ans chez Laban pour obtenir la main deLeah, puis de Rachel, sa bien-aimée.
14 ans de travail pour ses deux épouses ! Encore un troublant parallèle.
A Tanna, une immense pile de biens est amassée devant tous les villageois. Les objetssont déposés l’un après l’autre : bananes, racines comestibles, tapis tressés, tissus,paniers, kava (le narcotique local) et animaux sacrifiés.
Sacrifiés juste devant moi, pour tout dire. “Le Second Temple juif”,me dis-je, tentant de ne pas souffrir de la mort brutale des animaux.J’apprends par les autochtones que le prix d’une fiancée peut monter jusqu’à 8000 dollars. Pourquoi est-ce si cher ? “La fiancée est une femme de bien”, merépond-on. “Elle s’occupe des cochons (très prisés à Vanuatu- la comparaison ne marchepas cette fois-ci !), du jardin, elle nourrit son mari et la famille. Elletravaille très dur.”
Une femme de bien. Eshet Hayil. J’aime ces mots, prononcés traditionnellementle vendredi soir chez les Juifs.
Les yeshivot du Pacifique

Mon attention se porte ensuite sur la cérémonie decirconcision, qui dure jusqu’au soir. Le garçon a déjà quatre ans, il a fallutout ce temps à sa famille pour gagner de quoi payer l’événement et récompenserl’oncle de l’enfant, son tuteur. Fascinant détail : la mère, la grand-mère, lestantes et les soeurs du petit sont superbement habillées.

Leurs vêtements scintillent au soleil. “Les femmes sont reines aujourd’hui”, meglisse un homme du village. Je pense immédiatement à la reine du Shabbat, et àl’usage du terme “reine” pour magnifier le statut des femmes. En général, à Vanuatu,c’est l’homme qui est roi. Mais le jour de la circoncision, les rôless’inversent. La “reine” peut donner des ordres, prendre les commandes. Ellen’est plus une subordonnée.
Sur le chemin du retour, je m’aperçois que mon guide et mon chauffeur semblentaffamés. “N’avez-vous pas mangé du lap-la ?”. Ils me répondent tous deux quenon.
En ce jour de fête, ils n’ont pas le droit de manger jusqu’au coucher dusoleil. Le jeûne. Tout comme les Juifs durant les jours importants.
Mon guide, Tom, me parle de ce qui arrive à celui qui commet un péché ouenfreint la loi. “Il doit porter une poule sur sa tête”, m’explique-t-il leplus sérieusement du monde. “Et il doit payer pour la poule.” Kapparot !L’ancienne tradition juive qui a lieu tous les ans lors des Jours redoutables.La pauvre bête est passée trois fois au dessus de la tête puis sacrifiée. Celane signifie pas, comme beaucoup le croient, le passage du péché humain à l’animal.C’est plutôt un symbole de réparation, d’expiation et de retour vers les voiesdivines.
Tom me raconte également que les enfants du village ne vont pas à l’écolevoisine. “Le chef ne veut pas qu’ils oublient le kastom, ou étudient d’autresmatières qui la leur fasse oublier”, précise-t-il. “Ils n’apprennent pasl’anglais et ne mangent que nos plats traditionnels.”
Ce sont presque les mêmes mots que j’ai entendus dans la bouche d’un rabbinorthodoxe de Montréal. A Vanuatu,des écoles kastom se sont créées pour enseigner l’histoire, les traditions, lelangage et les lois de chaque tribu. Des Yeshivot !

Moïse “made in” Vanuatu

J’attends avec impatience ma visite au village de Vanafo.

C’est là que Jimmy Stevens, chef spirituel du culte de Nagriamel, a vécu.Personnage charismatique, aimé et parfois controversé, Stevens était unvisionnaire qui a dévoué sa vie à la sauvegarde du kastom. Mais plutôt que decombattre les colonisateurs, il pensait que la paix pouvait exister entre lespeuples. Il voulait la coexistence avec les Européens et un Etat libre etindépendant pour les habitants de Vanuatu.
De nombreux autochtones le soutenaient et certains d’entre eux ont déménagé àVanafo, créant un collectif agricole assez proche du kibboutz. Jimmy est morten 1994, mais j’ai la chance de rencontrer son jeune fils Yankee. Tout commej’imagine son père, il est franc, intelligent et charmant.
“Nous avons dix lois, comme les Dix commandements”, m’explique-t-il. “Ellesmaintiennent l’ordre. Nous les connaissons tous. Chacun doit respecter la terredes autres. L’esprit, la terre et le respect sont la base du culte deNagriamel. Lorsqu’un cochon était sacrifié (pensons en ce qui nous concerne àune poule ou à un boeuf), le sang devait couler ici. Vanafo était le centre, letemple de Nagriamel”. La terre, les dix commandements, les sacrifices autemple. Tout cela semble si familier.
Yankee me raconte que Jimmy a pris le nom de Moïse parce qu’il a mené le peupleà la liberté et qu’il représentait la loi. On m’avait dit que Jimmy s’étaitauto-attribué ce nom, mais selon Yankee c’est le peuple qui le lui a donné.
“Mon frère et moi entendons encore l’esprit de Jimmy”, poursuit-il. “Noussacrifions un cochon et laissons couler le sang. Nous le tuons rapidement, sansutiliser de massue”. Je pense à l’abattage cacher rituel, opéré le plus vitepossible pour ne pas faire de mal à l’animal.
Jimmy Stevens était un symbole de résistance à l’occupation et la dominationétrangère. Ce qui était important pour le peuple de Vanuatu, tout comme celal’était à l’époque romaine, dans les ghettos mis en place par le régime nazi ouencore le mandat britannique en Palestine, pour les Juifs. Il s’est égalementbattu pour préserver la culture et la tradition, alors que les oppresseurstentaient de les faire disparaître. N’est-ce pas ce que nous fêtons à Hanoukka?

Douze tribus et le jardin d’Eden

Alors que je m’apprête à prendre congé demes hôtes, mon guide local m’en dit plus sur les coutumes Vanuatu : en particulier sur leurhabitude de chasser les mauvais esprits. Je pense alors à ma mère et magrand-mère, qui, lorsque j’étais enfant usaient de nombreux stratagèmes pour meprotéger du mauvais oeil.

Une autre de leur tradition est très proche de la nôtre.
Si une femme perd son mari, un des frères du défunt peut l’épouser en secondesnoces. Me revient alors à l’esprit la tradition israélite du Lévirat, qui veutqu’un homme se marie avec sa belle-soeur veuve de son frère.
Je rencontre une femme de savoirs qui se prénomme Salavina. Elle préside le Centreculturel et me parle de l’importance de la feuille de palmier, un attributvégétal utilisé par le chef pour répandre la paix. Mais aussi une sorte detaboo : en cas de dispute territoriale par exemple, si quelqu’un voit unefeuille de palmier, il sait qu’il ne doit pas pénétrer ces terres.
Je me souviens immédiatement du Loulav, symbole important de la fête de Souccotpour les Juifs puisqu’elle sert à la confection du toit de la Soucca (laCabane).
D’autres surprises m’attendent à Malekula. Les femmes mariées portent desomptueux couvre-têtes rouges. Tout comme les femmes orthodoxes cachent leurscheveux une fois mariées.
Lorsqu’un homme de cette tribu est très amoureux d’une femme, il lui brise lesdents de devant. Je dois admettre que je n’ai pas trouvé d’équivalent pourcette coutume-là ! Dans le même ordre d’idées : le cannibalisme.
On mangeait ses ennemis jusqu’à il y a peu, à Vanuatu. La pratique a entièrementdisparu il y a juste 40 ans.
Lorsqu’un homme consumait de la chair humaine, il ne pouvait dormir auprès desa femme pendant 30 jours, ni toucher un enfant. Il devait enfin être purifiéau cours d’une cérémonie dans l’eau. Autrement dit : une sorte de mikvé.
Mon hôte Etienne me raconte que dans les temps reculés, il y avait douze tribussur l’archipel. Douze tribus.... Où ai-je déjà entendu cela ? Il m’emmène, surune barque de bois, visiter l’île voisine de Wala. Nous nous rendons au nasarade ses ancêtres. Du côté masculin de l’espace sacré, apparaît une série depierres larges et très lourdes.Chacune d’entre elles a été placée là par une famille ou un clan. “Sans la pierre, on n’est rien”,répète Etienne à plusieurs reprises.
J’essaye de comprendre cette notion d’affiliation tribale aux pierres. Soudain, je me rappelle ma premièrevisite au Mont Gerizim. Benny Tsedaka, étudiant et ambassadeur officieux deslieux, m’avait montré les douze pierres deJoshua : chaque pierreétait disposée pour représenter les 12 tribus à leur arrivée sur la Terrepromise...
“Nous venons d’Israël”

Etienne accepte de me parler des origines de sa tribu.

Ses aïeux ont vécu dans le bush, la jungle équatoriale, raconte-t-il. Aucommencement, il y avait un arbre avec trois larges feuilles de vigne. Et lesvignes sont devenues l’homme et la femme. “Il y avait également un serpent mâleet femelle”, ajoute Etienne. L’Eden ! C’est l’équivalent de Vanuatu. “Ils ont vécu dans lajungle durant quatre générations puis ont commencé à se battre”, enchaîne monhôte. Je pense immédiatement à Caïn et Abel. “Alors, une partie d’entre euxpartirent.” L’exil du Paradis. Encore aujourd’hui, un serpent porte le nom defamille d’Etienne et chacun sait qu’on ne le trouve que sur sa propriété.
Au cours d’une dispute territoriale dans laquelle Etienne était impliqué,l’histoire du reptile a été présentée à la cour et acceptée en tant que preuve.
Alors que je quitte Malekula, je me demande si je n’ai pas rêvé toutes cessimilitudes entre nos deux cultures. En voyant des présents dans des paniersd’oseille, je songe au mishloah manot de Pourim. En voyant les danses et chantscommunautaires, les femmes préparer les repas pour la communauté, je pense auxfêtes de mon enfance, au Centre juif de Laurelton à New York. Suis-je la seule personne à avoirvu la culture juive partout, au beau milieu de l’océan ? Sans que je ne pose laquestion à voix haute, un homme de l’île m’y répond : “Mon grand-père disaitque nous venons d’Israël”. “Ce sont probablement les missionnaires qui lui ontdit cela”, je me risque à lui répondre.
“Non”, rétorque-t-il posément. “Mon grand-père m’a dit que l’histoire lui a étéracontée avant l’arrivée des missionnaires. En 2006, des visiteurs israélienssont venus et ils ont été surpris par les similitudes de beaucoup detraditions, telles que la circoncision ou la mise à l’écart des femmes durantleurs menstruations.”
Je ne suis donc pas la seule. Et j’en suis heureuse. Mon propre héritage m’apermis de comprendre les puissantes coutumes du peuple de Vanuatu. Un peuplequi m’a touchée au coeur.