Une histoire d’amour et de survie

Comme beaucoup de rescapés de la Shoah, Eva Adler a bénéficié d’une série de miracles et de la main tendue d’un homme hors du commun

La famille Halperin à Zborow avant la Shoah (photo credit: DR)
La famille Halperin à Zborow avant la Shoah
(photo credit: DR)
«Comme je te l’ai promis, Manolo, je t’écris l’histoire de ma vie pendant la guerre. » Ainsi débute le récit d’Eva Adler, adressé à l’un de ses deux enfants. Cette leçon de courage, Baruch Adler, son plus jeune fils, veut la transmettre aux nouvelles générations et faire qu’elle ne soit jamais oubliée. C’est également cette histoire qui l’a poussé à participer à la création de la Marche des Vivants il y a plus de 30 ans, un projet éducatif organisé chaque année sur le site du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, qui rend hommage aux victimes de la Shoah et dénonce les dangers de l’intolérance. Son frère aîné Emanuel, professeur de relations internationales à l’université de Toronto, est le fameux « Manolo » à qui est dédiée la première phrase de la lettre d’Eva.
Et soudain, l’effroi
Née à Zborow en Pologne en 1914, Eva, de son nom de jeune fille Halperin, commence son récit le 31 août 1939, à la veille de l’invasion de son pays par l’armée allemande. A ce moment, elle est déjà séparée depuis trois ans de son fiancé Abraham Adler, parti pour l’Uruguay en éclaireur afin de mettre en place les bases d’une nouvelle vie avec elle. Mais alors qu’elle est sur le point de le rejoindre, les juifs se voient interdits de quitter la Pologne. Au soir du 31 août, écrit-elle, les habitants de Zborow s’étaient réunis devant la seule station de radio pour écouter le discours des dirigeants polonais annonçant le début de la guerre. « Quand on a entendu “mon Dieu la guerre commence”, ce fut l’effroi. Nous étions anéantis, bouleversés et dévastés par l’inquiétude. Nous pressentions une catastrophe mais nous ne pouvions imaginer qu’elle serait d’une telle ampleur », écrit Eva.
La guerre fait concrètement irruption dans sa vie lorsque deux ans plus tard, le 4 juillet 1941, une unité de SS entre dans Zborow. « Les Allemands sont allés dans chaque maison en hurlant “Salauds de juifs, sortez !” », rapporte Eva. « Ils ont embarqué mon père et mes deux frères qui étaient blessés, les ont sortis de leur lit, et je ne les ai plus jamais revus. Huit semaines plus tard, les nazis sont revenus dans la ville et cette fois, ils ont arrêté ma mère. J’ai réussi à m’enfuir et me suis cachée dans un petit abri en bois. J’étais seule, sans parents et sans mes frères », poursuit-elle.
Eva rejoint ensuite le ghetto de Zborow. « Il y avait alors une terrible épidémie de typhoïde », se rappelle-t-elle. « Les gens mouraient en nombre. Trois proches dont je m’occupais sont décédés dans mes bras. On enterrait une vingtaine de personnes chaque jour. Nous avons vécu dans ce ghetto jusqu’en mars 1943, puis on nous a déportés dans un camp de travail. » Cet été 1943, raconte Eva, les premières rumeurs ont commencé à circuler selon lesquelles les nazis allaient bientôt tuer tous les gens dans le camp.
Sauvée grâce à Anton
« Dans la nuit du 23 juin 1943, je me suis échappée du camp avec une autre famille. Nous sommes allés chez un de nos voisins et il nous a cachés dans sa cave, une sorte de bunker. Je ne le connaissais pas, mais c’est grâce à lui que je suis là aujourd’hui et que je peux te raconter mon histoire. »
Ce voisin s’appelait Anton, « Antos » Sukhinski. C’était un homme discret, considéré comme marginal, un célibataire qui vivait seul dans sa petite maison. Il avait creusé une sorte de fosse qui a servi de refuge.
Eva ainsi qu’une famille de quatre personnes – Yitzhak Zeiger, sa femme Sonia et leurs deux garçons, Munio et Milek – et une autre jeune fille de 16-17 ans, Zipora Stock, sont restés terrés chez Sukhinski pendant plus d’un an. Mais une nuit d’octobre, les nazis ont découvert la cachette : une vieille femme qui était venue se réfugier avec eux a été tuée. Eva, blessée, a réussi à s’enfuir avec la famille Zeiger, encore une fois grâce au concours d’Anton. « Nous avons erré toute la nuit jusqu’à ce que des paysans acceptent de nous héberger dans une grange. Ils nous ont servi du lait chaud et nous sommes restés là pendant 24 heures », écrit Eva.
« C’est alors que nous avons décidé de prendre le risque de retourner chez Anton. Ce fut une nouvelle fois l’errance, la peur, la faim, le froid. Nous trébuchions sur les pierres, glissions sur des flaques d’eau gelée. Nos vêtements mouillés nous collaient à la peau… », se souvient-elle. « Quand nous sommes arrivés chez Anton, quel soulagement ! Il nous a accueillis avec joie et chaleur, nous a embrassés, chuchotant à l’oreille de chacun : “Mes chers amis, je suis tellement content que vous soyez revenus. A partir de maintenant, il ne vous arrivera plus rien. Je vais vous protéger encore mieux et personne ne pourra vous trouver.” »
Dans un premier temps, Eva et les autres sont restés chez lui, dans sa petite maison, et se sont ensuite installés dans un abri de 2,50 mètres sur 1,20 mètre construit spécialement par Anton. « Nous étions six dans cet espace restreint. Nous pouvions tout juste nous asseoir et nous allonger, et nous étions éclairés par une petite lampe à pétrole. Nous nous sentions protégés par Anton, mais pour lui, c’était une énorme responsabilité, un risque immense. C’était un homme d’une patience angélique, qui avait un véritable amour pour son prochain. Il s’était ainsi fixé pour mission de nous sauver », raconte encore Eva. Elle se souvenait d’un jour où les nazis ont fait irruption chez Anton et menacé de le tuer s’il ne dénonçait pas les juifs qu’il connaissait. Mais il a tenu bon. « Ils ont fouillé, hurlé, mais Dieu nous a protégés une nouvelle fois. De notre cachette, nous avons tout entendu et avons imploré l’aide du Ciel », écrit Eva.
« Sukhinski avait du mal à nous nourrir, car il était lui-même extrêmement pauvre. Parfois il se couchait affamé, préférant nous donner sa propre portion de nourriture. Heureusement, son frère et sa belle-sœur qui vivaient dans les environs préparaient souvent des repas qu’Anton nous apportait la nuit venue », poursuit Eva dans sa lettre.
Le 24 juillet 1944, au terme de lourds bombardements, les Allemands se sont retirés et les Russes ont libéré Zborow. « Je me souviens encore précisément du moment où Anton a ouvert la trappe de la cave », se rappelait Eva. « Notre sang s’est figé parce que nous avons tout d’abord cru avoir été découverts par les Allemands. C’est alors qu’il nous a annoncé plein de joie : “Sortez, vous êtes sauvés ! Les Russes sont arrivés.” »
D’improbables retrouvailles
Mais l’histoire d’Eva ne s’arrête pas là. De son côté en Uruguay, Abraham, son fiancé, qui lui avait écrit des dizaines de lettres l’enjoignant de quitter l’Europe, désespérait de n’avoir aucune nouvelle d’elle et la croyait disparue à jamais. C’est seulement par un pur hasard que la vie d’Eva a basculé, se souvient avec émotion Baruch, son fils.
« Alors qu’elle n’avait pas revu mon père depuis dix ans, après la guerre, en 1946, un ami de la famille a reconnu ma mère dans une rue à Cracovie. Celui-ci lui a dit que son fiancé était vivant en Uruguay et qu’il était à sa recherche », relate Baruch. « Surprise, ma mère lui a demandé s’il était certain qu’Abraham l’attendait ; ce que l’ami de mon père lui a confirmé. » Informé, Abraham a fait appel à la Croix-Rouge suédoise et six mois plus tard, Eva traversait l’Atlantique pour retrouver son fiancé.
Abraham, 37 ans, et Eva, 32 ans, se sont mariés deux semaines après leurs retrouvailles à Montevideo. Deux garçons sont nés de leur union à 18 mois d’intervalle. Au début des années soixante-dix, la famille a fait son aliya pour s’installer à Jérusalem.
Hanté par l’histoire de sa mère, Baruch, aujourd’hui avocat en Israël, s’est rendu à Auschwitz-Birkenau en 1986 pour organiser la première Marche des Vivants. Il voulait également retrouver l’ange gardien de sa mère, Anton Sukhinski. Mais ce n’est qu’après 1989, à la chute du régime communiste, qu’il a pu entrer en contact avec lui.
L’hommage de Yad Vashem
En 1994, la famille Adler a réussi à faire venir Sukhinski en Israël où il a été reconnu comme « Juste parmi les nations », la plus haute distinction civile accordée par l’Etat d’Israël à un non-juif ayant, au péril de sa vie, sauvé des juifs de l’occupant nazi. Il possède, depuis, une stèle édifiée à son nom au mémorial de Yad Vashem, près d’autres Justes célèbres comme Raoul Wallenberg et Oskar Schindler.
« Anton (Antos) Sukhinski était un solitaire, marginal, parfois qualifié d’idiot du village. Il ne s’est jamais marié et a vécu très modestement, à la limite de la pauvreté, dans une petite maison de Zborow. Ses voisins se moquaient de lui, car il était doux et aimait toutes les créatures. Pourtant, à une époque où toutes les valeurs semblaient s’être effondrées, alors que la grande majorité des gens participaient au meurtre des juifs ou se montraient indifférents à leur sort, c’est bien lui, Anton Sukhinski, “l’idiot du village”, qui s’est courageusement battu pour imposer ses valeurs humaines. C’est ainsi qu’il est parvenu à sauver six personnes, seul, sans l’aide de quiconque », peut-on lire sur le site de Yad Vashem.
Après avoir été séparés pendant dix ans, Abraham et Eva Adler sont morts à dix ans tout juste d’intervalle (respectivement en 1995 et 2005) et le même jour selon le calendrier hébraïque. « Il ne s’agit pas seulement de l’histoire de ma mère et celle de sa souffrance pendant la Shoah. Notre passé familial, c’est aussi un amour impossible entre mes parents, car né dans un environnement inhumain, et qui a pu finalement s’épanouir », fait remarquer Baruch. « Certes, ma mère a fait preuve d’un courage extraordinaire, mais il ne faut pas oublier la persévérance remarquable de mon père qui l’a attendue pendant des années sans jamais désespérer. »
« Ce récit sera transmis de génération en génération, dans la famille de mon frère et dans la mienne. C’est une source de fierté, de solidarité et de confiance dans la vie pour nos enfants et petits-enfants… », pointe Baruch Adler, réalisant ainsi le vœu le plus cher de sa mère qui a conclu sa lettre par ces mots : “N’oublie jamais, souviens-toi. Maman. »
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