Le jour où la guerre a fait irruption à Jérusalem

Souvenirs de cette journée si particulière qui a vu le début de la guerre des Six Jours

Moshé Dayan entouré  de Narkis et de Rehavam Zeevi à l’entrée  du Tombeau des patriarches à Hébron (photo credit: GPO)
Moshé Dayan entouré de Narkis et de Rehavam Zeevi à l’entrée du Tombeau des patriarches à Hébron
(photo credit: GPO)
Il me semble parfois que c’était hier. Les canons jordaniens qui faisaient trembler les vitres, l’odeur de la poudre, et les femmes et les enfants apeurés se terrant dans des abris trop petits et peu adaptés. Pourtant, pour ceux qui ne l’ont pas vécue, l’histoire de ce qui s’est passé à Jérusalem durant cette journée dramatique du 5 juin 1967 perd chaque jour un peu de sa réalité. Chacun cherche à se l’approprier ; les uns protestant contre ce qu’ils appellent le début de l’occupation, et les autres se réjouissant de ce qui, pour eux, a été la libération de la ville depuis toujours au cœur du judaïsme. On oublie trop souvent comment la guerre a pris la ville par surprise.
Certes, l’affrontement avec l’Egypte était devenu inévitable avec le blocus des détroits de Tiran interdisant l’accès à la mer Rouge aux navires israéliens. On sait que le blocus constitue un casus belli en droit international. Quant à la force d’urgence des Nations unies, déployée dans le Sinaï en vertu des accords de cessez-le-feu de 1956, elle s’était retirée piteusement à la première sommation des Egyptiens, qui massaient des troupes dans la péninsule en violation dudit accord. Nasser déclarait ouvertement qu’il était temps d’en finir avec Israël, et proclamait que les armées de tous les pays arabes étaient prêtes à le soutenir. Du côté de l’Etat juif, les réservistes avaient été mobilisés et l’armée se préparait à toute éventualité. La Jordanie n’était a priori pas partie prenante de ce conflit et le gouvernement israélien avait transmis de pressants messages en ce sens au roi Hussein, par l’intermédiaire du Département d’Etat américain et du Foreign Office britannique. Tsahal n’avait donc pas jugé utile d’envoyer des renforts dans la capitale, où ne se trouvait que le bataillon de Jérusalem, composé essentiellement de réservistes. Les habitants de la ville avaient tout de même fait prudemment des stocks de provisions, pour le cas où…
Ce lundi 5 juin, j’étais donc partie travailler. Bien sûr, il n’y avait que des femmes et des hommes âgés dans l’autobus, maris et fils étant sous les drapeaux. Mieux valait évidemment ne pas trop y penser, d’autant que des rumeurs sur une opération déclenchée à l’aube par l’armée commençaient à filtrer. Je suis arrivée à l’Imprimerie nationale, située rue Myriam Hashmonait à Baka, à 8 heures, comme à l’accoutumée. Lorsque le canon a commencé à tonner un peu plus tard pour la première fois, mes collègues et moi avons échangé des regards effarés. Les Jordaniens attaquaient ? Une erreur sans doute, un tir isolé ! Il n’en était malheureusement rien. Il fallut se rendre à l’évidence : trompé par Nasser qui lui téléphonait pour annoncer que son armée allait de victoire en victoire, le roi de Jordanie venait de décider de se joindre au combat pour participer au démembrement d’Israël avec l’Egypte et la Syrie. Des milliers d’obus de mortier, véritable déluge de feu, s’abattirent sur la partie ouest de la ville, n’épargnant ni l’hôpital Hadassah, ni l’église de la Dormition sur le mont Sion. On sut plus tard que le consul britannique avait câblé que Jérusalem était plongée dans une guerre totale.
A l’Imprimerie nationale, le désarroi était complet. Que faire ? Rester là en attendant… mais quoi au juste ? Certes, l’établissement disposait d’un abri spacieux, mais il ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres des positions jordaniennes, au-delà des lignes de cessez-le-feu de 1949 qui démarquaient la partie est de la ville, sous contrôle jordanien, de la partie occidentale. La plupart de mes collègues, peu désireux d’affronter les bombardements, décidèrent tout de même de rester. Quelques femmes avaient comme moi laissé chez elles de jeunes enfants, sans doute terrorisés, et voulaient rentrer à tout prix. Un sexagénaire courageux offrit de nous ramener dans le centre-ville, au volant de sa jeep. De là, ce fut chacun, ou plutôt chacune, pour soi.
Jérusalem avait pris un aspect irréel. Il flottait une vague odeur de poudre et les rues étaient étrangement désertes, même si, par instant, une voiture passait à vive allure. Il faisait chaud, comme il peut faire chaud en fin de matinée de juin. Je marchais vite, rasant les murs, tressaillant au sifflement de chaque obus, et résistant à la tentation de m’abriter sous une porte cochère. Il me fallut tout de même une éternité pour rejoindre le quartier Saint-Simon où j’habitais. Voisins et voisines s’étaient déjà installés dans l’abri situé au rez-de-chaussée, et non en sous-sol. Chaque famille disposait d’un matelas et de quelques provisions. La jeune fille qui gardait ma petite était là elle aussi, et toutes deux m’ont accueillie avec soulagement. Que dire des heures qui ont suivi ? Du sentiment d’inquiétude doublé d’impuissance ?
La radio ne diffusait aucune nouvelle – une stratégie délibérée pour ne pas donner d’informations à l’ennemi, mais qui nous laissait aussi dans l’incertitude. La propagande égyptienne, diffusée en hébreu, faisait état d’avancées fulgurantes de l’armée de Nasser qui allait, disait-on, de succès en succès. Heureusement, c’était parfois drôle, comme lorsque la speakerine, dans le but de démoraliser les Israéliens, expliqua que pendant que les citoyens du pays en étaient réduits à se terrer dans des abris, le Premier ministre Lévi Eshkol était, lui, confortablement installé dans un hôtel de luxe « avec sa jeune épouse Myriam ». Nous avions bien besoin de ces moments de détente. On ne savait toujours pas ce qui se passait. Les renforts étaient-ils enfin en route ? L’unique division des défenseurs de Jérusalem serait-elle en mesure de stopper l’assaut des soldats jordaniens ? On voulait y croire, mais le spectre d’une armée arabe déferlant dans les rues de la ville était présent dans tous les esprits. Tous se rappelaient les slogans scandés par la foule égyptienne en délire quelques jours auparavant : « itbach, itbach el yaoud » Massacrons, massacrons les juifs.
L’attente devenait insoutenable pour la douzaine de personnes que nous étions, entassées dans un espace bien trop étroit et dépourvu de tout confort. Faute d’aération suffisante, la lourde porte blindée capable de stopper les obus restait le plus souvent entrebâillée, sinon carrément ouverte. Chaque coup de canon, répercuté sans fin d’une colline à l’autre, ravivait l’angoisse. On cherchait à faire bonne figure devant les enfants, qui sentaient malgré tout notre désarroi. Alors on plaisantait, on chantait des chansons et on échangeait des blagues. La solidarité jouait à fond. On partageait vivres et boissons. Un voisin du premier étage avait eu la gentillesse de laisser son appartement ouvert pour que l’on puisse utiliser les toilettes et le point d’eau. Vers minuit les enfants dormaient, et c’est à voix basse que les adultes ont continué à bavarder en écoutant la radio en sourdine. La speakerine égyptienne se taisait et la radio israélienne diffusait des chants patriotiques. Ce n’est qu’à 2 heures du matin qu’un speaker israélien annonça que l’armée de l’air égyptienne avait été totalement éliminée. Il y eut des cris de joie. La tension tomba d’un seul coup, et on put enfin se laisser aller au sommeil.
La ville avait tenu bon, et les renforts arrivaient enfin. Le bilan de cette première journée était lourd : 20 civils tués, près d’un millier de blessés et 900 bâtiments endommagés. Autre détail un peu oublié : les Jordaniens avaient délogé sans ménagement les fonctionnaires de l’UNTSO – organisation de l’ONU chargée depuis 1948 de faire observer le cessez-le-feu entre Israël et la Jordanie – du palais du gouverneur situé dans la partie israélienne de la ville. On demanda aux dits fonctionnaires, qui avaient trouvé refuge au King David, s’ils étaient disposés à donner du sang pour les nombreux blessés. Après consultation avec le siège de l’ONU, ils déclinèrent au motif que donner du sang à l’une des parties serait une violation de leur obligation de neutralité…
Le 7 juin, après des combats acharnés, les forces jordaniennes en déroute se repliaient, poursuivies par l’armée israélienne qui les rejeta au-delà du Jourdain. L’histoire retiendra que si les Jordaniens n’avaient pas attaqué, ils seraient peut-être aujourd’hui encore maîtres de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie.
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