Défection du Mossad

L’agence d’espionnage dévoile ses tentatives infructueuses de traque des criminels nazis

Officiers SS. De gauche à droite : Richard Baer (commandant d’Auschwitz), Josef Mengele et Rudolf Hoess (ancien commandant d’Auschwitz) (photo credit: WIKIPEDIA)
Officiers SS. De gauche à droite : Richard Baer (commandant d’Auschwitz), Josef Mengele et Rudolf Hoess (ancien commandant d’Auschwitz)
(photo credit: WIKIPEDIA)
Le 23 janvier 1964, les chefs des différentes agences de défense israéliennes ont tenu une réunion secrète sur une question extrêmement sensible, encore jamais examinée dans le pays. Israël devait-il continuer à rechercher les criminels de guerre nazis ? Et si oui, dans quel but ? Les juger en Israël, faciliter leurs poursuites pénales dans leur pays d’origine, ou bien les exécuter où qu’ils se trouvent ? Cette discussion a eu lieu moins de quatre ans après l’enlèvement en Argentine par le Mossad du coordinateur de la solution finale, Adolf Eichmann, jugé publiquement puis pendu.
Les personnes présentes lors de ce débat composaient alors le noyau de l’establishment du renseignement et de la défense du pays : Meir Amit, chef du Mossad, son adjoint Yaakov Cruz, le général Aharon Yariv, chef du renseignement militaire, Yossef Harmelin, directeur du Shin Bet (Agence de sécurité d’Israël), son adjoint Eli Gavrieli, le commissaire de police Yossef Nahmias, le directeur général du cabinet du Premier ministre Yaakov Herzog, ainsi que le ministre des Affaires étrangères, Haim Yahil. Les deux principaux membres impliqués du Mossad, Rafi Meidan, chef d’Amal, le département responsable de la chasse nazie, et Yehuudit Nessyahou étaient également présents.
Cibles potentielles
En vue de la réunion, le département d’Amal avait été invité à préparer une liste de cibles potentielles, choisies selon deux critères : des nazis ayant joué un rôle majeur dans la mise en œuvre de la solution finale, ou des criminels ayant personnellement assassiné des juifs. Toutes ces cibles devaient avoir été localisées. Cette liste se composait de Josef Mengele, l’infâme « Ange de la mort » d’Auschwitz, le conseiller de Hitler Martin Bormann, le chef de la Gestapo Heinrich Müller, le bras droit d’Eichmann, Alois Brunner, le commandant adjoint de l’escadron de la mort letton Herberts Cukurs, ainsi que le Dr Horst Schumann, ayant mené un programme de stérilisation de masse à Auschwitz. Le Mossad était seulement parvenu jusqu’alors à retrouver les trois derniers de la liste, et malgré ses efforts considérables, Mengele, Bormann et Mueller continuaient à lui échapper.
Pour Amal, il n’était pas possible de lancer une deuxième « opération Eichmann », et comme la plupart des autres pays n’étaient pas intéressés à poursuivre les criminels de guerre nazis, le choix le plus logique, selon le Mossad, était était celui d’exécutions « silencieuses », qu’Israël n’aurait pas revendiquées. Le consensus général de la réunion était que le Mossad devait continuer à chasser les criminels de guerre nazis. Mais concernant leur sort suite à leur capture, l’assemblée était divisée : certains étaient effectivement favorables à des exécutions discrètes, tandis que Nahmias, par exemple, était opposé à toute forme de vengeance : il craignait qu’avec un tel exemple de leurs aînés, les enfants israéliens ne soient entraînés à être des bourreaux. Cruz pour sa part, soulignait l’importance de l’effet dissuasif des liquidations, qui n’avaient pas seulement pour but la vengeance, mais servaient également d’avertissement envers ceux qui chercheraient à nuire aux juifs.
En décidant qu’Israël devait continuer à traquer les responsables des persécutions, le comité a établi une mise en garde importante : la survie du pays était la priorité numéro un, et les ressources disponibles pour la traque des nazis étaient limitées. Alors que les enlèvements ont été écartés, les extraditions pouvaient servir l’objectif de voir les nazis punis. Dans le cas où aucune alternative n’existait, certaines exécutions « silencieuses » pourraient être envisagées. Bien des années plus tard, les participants ont raconté comment la réaction surprenante de l’un des principaux responsables de la sécurité présents, a profondément influencé les décisions prises ce jour-là. Yehoudit Nessyahou n’a ainsi jamais pu oublier qu’à chaque fois que le nom d’Herberts Cukurs était mentionné, le général Yariv devenait pâle, très agité et émettait un son étrange. Et pour cause : ce dernier était originaire de Lettonie, où des membres de sa famille avaient été assassinés lors de la Shoah ; et Cukurs avait joué un rôle majeur dans l’annihilation de la communauté juive lettone en tant que commandant adjoint de la tristement célèbre escadrille de la mort d’Arajs Kommando.
Cette réaction n’a pas seulement aidé à convaincre les personnes présentes que le Mossad devait continuer à chasser les nazis, mais a également motivé une opération contre Cukurs, qui a finalement été exécuté par des agents du Mossad à Montevideo, en Uruguay, un peu plus d’un an après.
Révélations surprenantes
Le compte rendu de cette rencontre et son impact sur la politique israélienne constituent l’une des révélations les plus importantes que l’on retrouve dans trois livres commandés il y a plus de 10 ans par le Mossad, et qui sont maintenant accessibles au public sur le site de Yad Vashem. Ils ont été rédigés par Yossi Chen (Chinitz), un survivant de la Shoah qui a travaillé dans le renseignement militaire en tant qu’agent de liaison avec le Mossad, et qui a ensuite servi dans l’officine d’espionnage pendant 16 ans. Le premier volume est consacré à la structure organisationnelle du Mossad et à l’histoire du département d’Amal (« Amal » étant l’abréviation d’Amalek, la tribu dont Dieu dans le récit biblique avait ordonné l’anéantissement pour avoir attaqué les Israélites fuyant l’Egypte pour la Terre promise). Le deuxième est consacré à la recherche de Mengele, et le troisième traite de tous les autres criminels de guerre nazis contre lesquels le Mossad envisageait d’agir, mais ne l’a finalement pas fait ou seulement partiellement, comme dans le cas d’Alois Brunner (les deux lettres piégées qui lui ont été envoyées à Damas l’ont seulement blessé.)
Cette publication inattendue soulève également d’autres questions. Tandis qu’on peut comprendre ce qui a poussé le Mossad à commander un compte rendu de ses efforts pour traduire les criminels de guerre nazis en justice, la révélation de celui-ci au grand jour est quelque peu déconcertante. En effet, depuis quand les services secrets fournissent-ils au public des comptes détaillés de leurs opérations clandestines ? Les efforts décrits étant des échecs complets, pourquoi donc le Mossad cherche-t-il à les faire connaître au public ? Que recherche l’agence de sécurité ? Une autre question concerne le choix des cibles et les critères adoptés par le Mossad pour dresser la liste de 1964, car l’obligation pour l’agence de savoir où se trouvaient les auteurs des crimes a conduit à des omissions surprenantes.
Ainsi des criminels comme Josef Schwammberger, qui commandait trois camps de travaux forcés en Pologne, et qui a personnellement assassiné des juifs et déporté d’autres vers des camps de la mort, ou le tristement célèbre Dr Aribert Heim, qui a servi à Mauthausen pendant des années, n’ont jamais été désignés comme cibles. De même, l’attitude du Mossad envers les collaborateurs nazis surprend. Aujourd’hui, nous sommes conscients du rôle extrêmement important joué par les aides locales enrôlées par les nazis, en particulier en Europe de l’Est, où la collaboration comprenait la participation active au massacre des juifs. Pourtant, seuls deux individus d’Europe de l’Est ont été désignés comme cibles : Herberts Cukurs et Andrija Artukovic, ministre croate de la Justice et de l’Intérieur, bien qu’aucune mesure n’ait finalement jamais été prise contre lui. (Il a ensuite été extradé des Etats-Unis vers la Yougoslavie, puis condamné à mort. Il est décédé en prison.) D’autres noms viennent à l’esprit comme celui du supérieur de Cukurs, Viktor Arajs Antanas Impulevicius, commandant du 12e bataillon lituanien de police auxiliaire qui a tué près de 20 000 juifs en Biélorussie ; les noms de Stasys Cenkus, commandant de la police de sécurité lituanienne, et d’Ervin Viks, commandant de la police de sécurité estonienne, qui ont joué un rôle très actif dans le massacre des juifs de leur pays.
L’attitude adoptée envers les meurtriers de masse ayant tué de nombreux juifs, mais dont la majorité des victimes étaient des non-juifs, est un autre problème non résolu. Ceux-ci incluent notamment le chef d’Etat croate Ante Pavelic, ainsi que le commandant du camp de concentration de Jasenovac, Dinko Sakic, dont la plupart des victimes étaient des Serbes. Le Mossad ne les a jamais considérés comme des cibles potentielles.
Peu d’intérêt pour Amal
Qu’apprenons-nous de ces ouvrages ? Tout d’abord, que la recherche des criminels de guerre nazis n’a jamais été une grande priorité pour l’Etat d’Israël. Si ce n’avait été à cause d’une vague d’incidents antisémites en Europe en 1959 qui a choqué le public israélien et incité le Mossad à créer un département spécial pour lutter contre l’antisémitisme et le néonazisme, Amal n’aurait jamais été établi. En fait, la chasse nazie a été ajoutée à l’ordre du jour de ce département principalement à cause du soupçon que les auteurs de la Shoah pourraient être les organisateurs de cette haine antijuive, soupçon qui s’est finalement révélé sans fondement. L’histoire d’Amal est en elle-même révélatrice du peu d’intérêt exprimé par le gouvernement israélien pour la traque des nazis. Car tandis qu’il avait été planifié comme un département qui devait accueillir 11 employés, son personnel a été diminué à plusieurs reprises, et son statut réduit à une section, avant de terminer avec un seul employé.
Pendant de longues périodes, comme pendant le mandat de Zvi Zamir et le début de celui d’Yitzhak Hofi en tant que chefs du Mossad (1968-1977), Amal n’a rien fait contre les auteurs de l’Holocauste. Un énorme contraste par rapport au début des années soixante et à la fin des années soixante-dix, quand les plans opérationnels étaient préparés avec un investissement considérable en temps et en main-d’œuvre. Le Mossad visait alors notamment Walter Rauff, chef du département technique du bureau principal de la sécurité du Reich, qui a inventé les camions à gaz utilisés pour assassiner des centaines de milliers de juifs dans le camp de la mort de Chelmno et ailleurs en Europe de l’Est. Il s’est finalement échappé au Chili, qui a toujours refusé de l’extrader vers l’Allemagne. Le Mossad prévoyait de l’exécuter chez lui à Santiago, et a pour cela envoyé à deux reprises des agents sur place, mais à chaque fois le plan a échoué pour des raisons techniques. Rauff est mort d’un cancer plusieurs années plus tard.
Une autre cible importante était Klaus Barbie, le chef de la Gestapo à Lyon, qui a été retrouvé vivant en Bolivie et extradé pour être jugé en France, avant que le Mossad puisse mener à bien son plan d’exécution. Deux des autres nazis ciblés étaient Franz Murer, qui a joué un rôle clé dans le meurtre des juifs de Vilna, et Ernst Lerch, qui a joué un rôle similaire à Lublin, tous deux résidant en Autriche. Malgré une planification étendue, aucune opération n’a été mise à exécution.
En réalité, un objectif a dominé les activités du Mossad pendant ces années, éclipsant les autres cibles : la capture de Mengele. Après avoir lu le volume de plus de 370 pages consacré à la recherche du criminel, on peut affirmer que cette stratégie a beaucoup nui aux chances du Mossad de traduire en justice d’autres nazis. L’obsession de l’agence de renseignement pour trouver ce dernier et agir contre lui, lui a fait négliger la mise en œuvre d’autres plans d’actions concernant les autres.
Chasseurs de nazis « privés »
Deux points supplémentaires sont intéressants. L’un concerne les relations du Mossad avec les chasseurs de nazis « privés », qui n’étaient pas employés par les gouvernements. Il apparaît que l’agence a maintenu des contacts assez étroits avec Simon Wiesenthal, Serge et Beate Klarsfeld, et qu’elle a à plusieurs reprises demandé leur aide pour obtenir des informations sur divers criminels et fournir une aide préliminaire dans certains cas. Leur relation était aussi parfois empreinte de tensions, en raison de leurs activités publiques et de leurs rapports aux médias, qui étaient incompatibles avec celles d’un service secret.
Je n’ai jamais eu l’occasion de travailler avec le Mossad, qui a cessé ses activités antinazies en 1991. Mais je peux dire que dans les rares cas où j’ai pu travailler avec la police locale en Allemagne, les résultats étaient bien meilleurs que ce que je n’aurais pu réaliser par moi-même en tant qu’ONG.
Après avoir lu plus de 800 pages de ces trois volumes, j’ai réalisé que l’histoire des efforts du Mossad pour agir contre les criminels de guerre nazis reflète assez fidèlement l’attitude des gouvernements israéliens successifs. D’une part, l’Etat juif se considère comme l’héritier des victimes, même si elles n’ont jamais été des citoyens israéliens, et a fait énormément pour commémorer leur mémoire et informer les écoliers du pays, ainsi que le public, sur leur sort. En revanche, sur d’autres questions liées à la Shoah, comme la traduction en justice des criminels de guerre nazis, la restitution des biens juifs communaux et privés, et la lutte contre la distorsion de la mémoire de l’Holocauste en Europe de l’Est, Israël a failli à ses obligations. Cet échec est sans doute le reflet de la tension interne existante entre son identité juive et son identité israélienne, entre ses intérêts contemporains et ses obligations de mémoire. A cet égard, il n’est pas surprenant que ce soit Menahem Begin, probablement le Premier ministre le plus empathique envers la Diaspora, et le plus affecté par la Shoah, qui ait insisté pour que le Mossad renouvelle ses efforts pour agir contre les criminels de guerre nazis.
Dans ces ouvrages, Yossi Chen mentionne à plusieurs reprises le dilemme entre les préoccupations du jeune Etat juif et
la chasse aux nazis, mais n’indique malheureusement pas quels sont les problèmes qui ont primé sur la recherche des criminels de guerre, nous laissant dans l’impossibilité d’évaluer ces décisions. D’après d’autres sources, nous savons que des scientifiques allemands ont été amenés en Egypte au début des années soixante pour construire des missiles balistiques dans le but de détruire Israël, et que ceci était l’une des questions prioritaires par rapport à la chasse aux nazis. Face au succès d’Israël dans l’exécution des terroristes palestiniens responsables du massacre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi le Mossad n’a pas connu le même succès dans la traque des auteurs de la Shoah.
Prise de conscience tardive
Nous devons nous souvenir que l’étendue de la conscience de la Shoah en Israël était beaucoup moins forte à l’époque qu’aujourd’hui, et qu’elle n’a véritablement émergé qu’avec le procès Eichmann. J’ai le sentiment que si la société israélienne d’alors avait été plus sensible à cette question, l’establishment sécuritaire aurait eu plus de motivation à agir contre les criminels qui ont joué un rôle clé dans la solution finale. Au moment où cette prise de conscience s’est généralisée, aucun des nazis dont l’ampleur des crimes aurait justifié des opérations du Mossad n’était encore vivant.
L’une des ironies de l’histoire concernant la chasse des nazis par Israël, est que l’exécution d’Herbert Cukurs, seule opération du Mossad totalement réussie depuis la capture d’Eichmann, a été réalisée pendant que Meir Amit dirigeait le Mossad. Comme presque tous les chefs de l’organisation d’espionnage, celui-ci n’était pas enthousiaste à l’idée de poursuivre les nazis, préférant se concentrer sur les problèmes contemporains d’Israël. Ainsi, lors de la réunion du comité des agences de défense de 1964, il a plaidé pour que les criminels du Troisième Reich soient extradés vers l’Allemagne de l’Ouest, plutôt que de les exécuter, ou de les kidnapper pour les emmener en Israël. Quand on lui a demandé, des années plus tard, s’il croyait vraiment que les Allemands puniraient les criminels de guerre nazis, Meir Amit a répondu que sa position à l’époque était principalement motivée par son désir de se débarrasser du problème, plutôt que par la conviction que ces derniers seraient réellement punis. Ainsi donc, si ce n’était grâce à l’attitude de Yariv, pour qui l’affaire Cukurs était personnelle, même ce meurtrier de masse aurait terminé ses jours dans la paix et la tranquillité. 
L’auteur est le responsable de la traque des nazis du Centre Simon Wiesenthal.
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