Le dire avec des fleurs

A 99 ans, de Oswiecim à Jérusalem, en une vie, un destin, un siècle, Tova Berlinski a rencontré la grande Histoire et en témoigne à sa façon dans sa peinture

Le dire avec des fleurs (photo credit: DR)
Le dire avec des fleurs
(photo credit: DR)

 

 Il y a ceux qui ont disparu dans la tourmente, ceux qui en sont revenus qu’on dit rescapés. D’autres, partis juste à temps échapperont au pire et survivront à leurs proches. C’est le cas de Tova Berlinski, née le 20 avril 1915, à Auschwitz. « Non pas Auschwitz », rectifie-t-elle vivement, « Auschwitz, c’est comme ça que les Allemands l’ont appelé. C’est Oswiecim, le nom de mon village. Je l’aimais beaucoup et j’en ai aujourd’hui encore la nostalgie », dit-elle avec chaleur. « J’y suis retournée sept fois après la guerre, car je voulais me souvenir de ce temps-là ». Elle y a retrouvé une amie qui fréquentait l’école primaire avec elle, restée sur place, « qui a vécu dans l’odeur des fours crématoires », souligne-t-elle. Une amitié qui a perduré et qu’elle continue d’entretenir avec la fille de la défunte.

Une artiste dans l’âme

 Tova grandit dans une famille religieuse, mais ne fréquente pas l’école juive pour autant. Elle côtoie des chrétiens avec lesquels elle s’entend bien. Dans la Pologne de ses jeunes années, elle dit n’avoir pas souffert de l’antisémitisme. C’est sans doute pour vivre sa passion pour les arts qu’elle aura voulu quitter une famille aimante et s’émanciper d’un environnement qui laisse peu de place à une femme pour épanouir une vocation artistique qu’elle sent vibrer en elle dès son plus jeune âge ; chanter, danser, jouer la comédie, dessiner, peindre, ce ne sont pas là des options pour une jeune fille en ce début de siècle en Pologne.

 La voici alors dans les années trente à Paris ; elle habite chez un oncle, garde ses enfants, et son désir d’étudier en sera contrarié. Retour en Pologne donc, à Cracovie ou sa famille travaille, et le bonheur de retrouver les siens. « Je me souviens de shabbat, ensemble avec mes parents, mes frères et mes sœurs, ce sont les souvenirs les plus vifs que j’ai gardés d’eux, encore aujourd’hui, on allumait les bougies… », confie Tova dont la voix s’étrangle. « Pourtant je ne suis pas religieuse, même si je suis croyante », précise-t-elle.
 Ses désirs artistiques toujours intacts mais inassouvis, la jeune Tova fréquente assidûment les milieux sionistes et son appétit de vivre va se trouver inspiré par leurs promesses d’Eldorado. En 1938, elle rencontre dans un meeting celui qui deviendra son mari. « Nous savions qu’en tant que sionistes nous devions aller en Israël, même si c’était dans l’illégalité. Ma famille est restée, quand ils ont voulu partir c’était trop tard, » confie-t-elle. Dix jours après ses noces, le jeune couple traverse la Méditerranée sur une frêle embarcation, avec 150 Juifs à bord ; cap sur Eretz Israël. « Je ne savais pas vers quoi j’allais. On est parti sans savoir ce qui nous attendait. Je savais que je voulais peindre. En Pologne, tout était tellement différent. Mais on a fini par s’habituer à vivre ici, s’habituer à la pauvreté et petit à petit à la rudesse de la vie. » Il lui faudra donc encore patienter pour la vie d’artiste : ménage, cueillette des oranges pendant deux ans, secrétariat, cuisine : « J’ai travaillé en cuisine, mais je ne savais même pas saler un plat ! », se souvient-elle amusée.
Puis c’est la rupture avec le groupe : « On a quitté cette idéologie à droite du sionisme, le Etzel (Irgoun Tzvai-Leoumi), moi j’appelle ça le sionisme révisionniste, ça ne nous convenait pas. Petit à petit on est venu à gauche. Aujourd’hui je suis Meretz », précise Tova, « c’est ce qui me convient ».

Une façon de se souvenir

 Elle revient péniblement sur la disparition de ses proches. « J’étais l’aînée, mon frère l’aîné des 3 garçons est parti en premier dans les crématoires, puis son cadet est mort de maladie à Breslau, puis… une de mes deux sœurs est revenue ». Tova semble préférer parler des vivants et raconte sa sœur, sa nièce et ses enfants, et rebondit sur la guerre d’Indépendance. « En 1948, je travaillais au ministère de la Défense, dans les bureaux, et mon mari était dans l’armée. On vivait au jour le jour. On savait qu’il fallait lutter contre les Arabes. Mais beaucoup de choses me déplaisaient. Je suis contente de vivre ici, je ne pourrais pas vivre ailleurs, mais il y a des époques meilleures que d’autres, tout passe, tout revient. »

Viennent enfin des jours meilleurs et la réalisation de ses dons artistiques : « J’ai fait l’école de théâtre de Habima, puis j’ai été engagée au théâtre de chambre Kameri. J’avais une bonne voix, alors je chantais aussi ».
 
 Son mari est ensuite amené à travailler à Jérusalem et le couple s’installe dans la capitale. Là, Tova travaille dans un établissement scolaire, prend des cours du soir à Betzalel et croque des caricatures de ses collègues. « Depuis cette époque, je n’ai pas arrêté de peindre », se réjouit-elle et « aujourd’hui je peins encore 2 jours par semaine même si je suis très fatiguée. C’est ma vie, je vis pour la peinture. »
Dans son salon, un tableau s’impose ; son père et sa mère, leurs visages effacés par l’artiste comme leurs vies par la Grande Histoire. Tova n’a aucune photo, ni de sa famille, ni de ses années de kibboutz, ni de ses performances sur les planches. Rien gardé. « Pas de photos, je ne sais pas pourquoi, c’est mon caractère peut-être, mais la peinture est une façon de se souvenir ».

La valeur juive de la survie

 A 99 ans, elle a un projet d’exposition et des tableaux encore à naître au bout des pinceaux. J’ai fait aussi des portraits, mais toujours je reviens aux fleurs… des fleurs noires aussi. Trois expositions en Pologne de fleurs noires, en hommage à ma famille. « Mon village, l’amour que j’en avais est une source constante d’inspiration. Il y avait beaucoup de jardins avec des fleurs. Dans ma famille, on les aimait beaucoup. Alors les peindre, c’est aussi une façon de les rejoindre, mais le Seigneur les a emportés, alors je ne peins pas de fleurs réalistes. »

 Le dire avec des fleurs est une façon d’exprimer la valeur juive de la survie. Tova Berlinski, en exil du lieu même de la tragédie répond ainsi de la disparition ; l’artiste substitue des corolles aux visages des disparus et des tiges élancées et muettes aux corps en souffrance envolés en fumée. Comme dans ce tableau, ou des tulipes serrées les unes contre les autres, solidaires, les petites blotties contre les grandes dont les têtes noircissent déjà tendues vers un ciel muet, une communauté de destins d’où s’échappe celui de cette fleur solitaire rouge écarlate ; l’artiste peut-être ?
Tova n’a pas eu d’enfant, mais engendré un jardin, lumineux et vibrant, où la tragédie et la joie de vivre jaillissent en bouquets dans un flamboyant paradoxe. « J’ai fait un grand tableau de toute ma famille », confie-t-elle, « je l’ai offert à Yad Vashem. Il n’est pas encore accroché ; il le sera quand ce sera le moment. Un jour de Yom Hashoah. »