La reine a rendu sa couronne

Yaffa Yarkoni était connue comme la chanteuse des soldats. Mais pas seulement...

Tegart (photo credit: Seth J. Frantzman)
Tegart
(photo credit: Seth J. Frantzman)
Elle était la chanteuse des guerres. Un sobriquet qu’elle détestait. Et lorsque Yaffa Yarkoni, la Reine de la chanson israélienne, s’est éteinte, dimanche 1er janvier, une semaine après son 86e anniversaire, elle pouvait se targuer d’être bien plus que cela. Petits et grands se souviendront d’elle comme de la lumière qui fait reculer les zones d’ombre.
Ces dernières années, celle qui avait régalé les oreilles de générations entières du pays, d’enfants et de soldats, luttait contre la maladie d’Alzheimer. Une triste nouvelle que sa famille avait rendue publique, et qui expliquait la disparition relative de l’artiste. Car Yarkoni aurait continué à chanter jusqu’à son dernier souffle, si elle avait pu le faire. Elle était de cette trempelà.
Une personnalité vibrante qui aimait tout simplement donner d’elle-même, que ce soit en chantant pour des enfants ou dans des salles de concert bondées d’adultes, fredonnant ses mélodies.
Née Yaffa Abramov, elle était la deuxième d’une fratrie de trois enfants. Leurs parents, Malka Alhassof et Avraham Abramov, avaient émigré du Caucase au début du 20e siècle et s’étaient mariés à Tel-Aviv.
Marchand de tissus et de tapis, Avraham Abramov a, plus tard, abandonné sa famille pour s’installer en Afrique du Sud. Malka, laissée seule pour élever ses trois enfants, a ouvert un café, le Tslil, à Guivat Rambam, devenu depuis Guivatayim. Tslil, mot hébreu qui désigne un son, était-il prémonitoire ? Toujours est-il que les trois jeunes enfants se révèlent particulièrement talentueux en chant et danse, et jouent de plusieurs instruments de musique.
Devenus adolescents, ils forment un groupe appelé Basmati, qui se traduit approximativement par “ma scène” et se veut un acronyme de leurs prénoms : Binyamin, Tikva et Yaffa.
Le café familial est fréquenté par des célébrités de la scène et du cinéma, des peintres et des sculpteurs. L’un de ces visiteurs remarque les frères et soeurs, et en particulier Yaffa. Il use de son influence pour l’inscrire à l’école de danse Gertrude Kraus.
De l’Opéra de Palestine à la Hagana
Après plusieurs années d’étude, Yarkoni décroche une place dans la Compagnie de danse de l’Opéra de Palestine, où elle reste plusieurs années. Quand elle n’est pas sur scène, elle se réfugie au Tslil, où elle rencontre Yossef Gustin. Yaffa et Yossef tombent amoureux et se marient en septembre 1944, alors que la jeune fille n’a que 18 ans.
Gustin, qui s’enrôle dans les rangs de la Brigade juive de l’armée britannique, est envoyé en Italie. Il est tué un mois avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans l’une des dernières batailles de la région, entre les forces alliées et les troupes nazies.
Yarkoni, quant à elle, a rejoint la Hagana. Après la Déclaration d’Indépendance, elle sert dans la brigade Guivati. Pendant la guerre d’Indépendance, elle fait office d’opérateur sans fil. Quand la situation est calme, les soldats lui demandent de chanter. Un divertissement qui la conduit à se représenter dans le cadre d’une troupe de spectacle de l’armée. Yaffa Yarkoni interprète des chansons d’amour pour les soldats, sur des airs de tango, alors populaires. Mais avec le temps, elle préfère se consacrer aux balades.
Alors qu’elle est encore dans l’armée, Shaike Yarkoni entre dans sa vie. Une romance suit, qui les conduit au mariage en 1948. Deux années plus tard, Yaffa donne naissance à Orit, la première de leurs trois filles. Tamar voit le jour trois ans plus tard, suivie de Routh, en 1956.
Le premier titre de Yarkoni, Yeux verts, est enregistré alors que la chanteuse - et pianiste - porte encore le nom de Yaffa Gustin. Un succès instantané. Sa carrière prend son envol. La maison de disques Hed Artzi s’occupe de ses enregistrements et produit de nombreux titres, qui jusqu’à ce jour restent très prisés et font chanter les foules lors des événements nationaux.Parmi eux : Bab el Oued, Hen Efshar, Hayou Zmanim et Haamini Yo Yavo.
Yaffa Yarkoni enregistre non seulement en Israël, mais aussi aux Etats-Unis. Elle est la première artiste israélienne à signer avec Columbia. Un journaliste de la radio américaine s’étonne du nombre de langues à son répertoire. “Vous pouvez chanter dans n’importe quelle langue”, répond-elle. “Même sans la parler.” A l’époque, Yarkoni préparait un disque en yiddish, langage qu’elle ne maîtrisait pourtant pas du tout. Au fil des années, elle se produit en espagnol, français et japonais. Souvent pour interpréter des traductions de chants hébreux. Elle a également enregistré un album de jazz avec Dizzy Gillespie Yarkoni apparaissait régulièrement dans des festivals de chansons israéliennes, et dans des salles de concert du monde entier.
Généralement à guichets fermés. Ses costumes de scène étaient spectaculaires, souvent exotiques, et étincelants de bijoux.
Rivalité publicitaire
Une rivalité mythique opposait Yaffa Yarkoni à une autre grande star : Shoshana Damari, décédée en février 2006, à 83 ans.
Chacune faisait partie du folklore national. Chacune était une célébrité, dans son propre domaine, au niveau national et international. Chacune avait servi son pays, diverti des dizaines de milliers de soldats en temps de guerre, et soutenu l’effort militaire lors de concerts orchestrés au profit du pays, lorsqu’Israël avait désespérément besoin de fonds. Et chacune a été récompensée du Prix Israël.
“Alors que dans les annales de l’histoire israélienne, nous serons toujours répertoriées comme des rivales”, remarquait Yarkoni à la mort de Damari, “la réalité était bien différente.”
“Nous n’étions pas le genre d’amies qui se voient tout le temps”, avait-elle alors confié à Talya Halkin. “Je ne savais presque rien sur sa vie. Mais nous n’avons jamais rencontré de problèmes.”
“Un jour”, se souvient-elle, “je suis entrée dans le club où se produisait Damari. Elle chantait Kalaniyot, et son mari lui a fait savoir qu’une jeune fille qui était venue l’écouter chaque nuit, voulait lui dire bonjour”, a déclaré Yarkoni.
“Elle m’a serré la main et m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai dit que j’étais danseuse. Les gens nous ont toujours présentées comme des rivales, mais ils oublient qu’elle était déjà une star quand je n’étais qu’une débutante. Je ne pouvais pas croire que je lui serrais la main, j’étais si heureuse !” Plus tard, Yarkoni et Damari se sont recroisées lorsque Yarkoni est invitée à Paris avec son mari et ses enfants, pour être la doublure de Damari, alors en représentation à l’Olympia. “Un soir, elle a perdu sa voix et j’ai dû la remplacer”, se remémore Yarkoni.
Puis la carrière de Yarkoni décolle et les deux chanteuses apparaissent ensemble à plusieurs reprises. Le plus souvent pour des spectacles caritatifs.
Elles partageaient même un dressing, quand elles ont vu des journalistes audehors, et ont prétendu ne pas se parler, alimentant ainsi la prétendue, et mythique, rivalité qui les opposait. Mais si la querelle n’est qu’un gadget publicitaire, Yaffa se montre un tantinet envieuse quand Damari reçoit le Prix Israël en 1988. Il lui faudra dix ans pour être complètement apaisée, quand elle se voit à son tour attribuer la décoration
“Une voix qui va manquer au pays”
En un demi-siècle de carrière, Yaffa Yarkoni a produit des centaines d’enregistrements, dont le dernier en 2000. Vers la fin de sa vie, elle apparaît sur l’un des programmes télévisés de Yehoram Gaon. Mais lors de leur duo, la chanteuse oublie certaines des paroles. Heureusement, Gaon est en mesure de combler les trous.
Yarkoni perd progressivement la capacité de parler et ne reconnaît plus personne. Y compris les siens. Ses filles n’ont jamais caché son état de sa santé, et sont apparues sur diverses émissions de télévision pour parler ouvertement du sujet. Peut-être aussi pour transmettre le message que nul n’est à l’abri des vicissitudes de la vie.
Le président Shimon Peres et le Premier ministre Binyamin Netanyahou ont tous deux rendu hommage à Yaffa Yarkoni. Et Peres de déclarer que si l’armée d’Israël avait vaincu l’ennemi, Yarkoni, elle, a conquis le coeur des soldats.
Netanyahou a transmis ses condoléances à la famille Yarkoni, rappelant que la chanteuse avait signé des partitions pour Israël avant même la création de l’Etat, et continué jusqu’à nos jours. “Sa voix unique nous manquera à tous”, a commenté Netanyahou.
Yarkoni a été inhumée à côté de la tombe de son mari Shaike Yarkoni, au cimetière de Kiryat Shaoul à Tel-Aviv. “Le pays est désormais privé d’elle”, remarque Netanyahou, “mais riche de l’héritage culturel et musical qu’elle a lui a légué.”