Le Grand Rabbin Hirschler

Voici le poignant récit de l’arrestation du Grand Rabbin de Strasbourg et de son épouse par la Gestapo

Synagogue de Strasbourg détruite par les nazis en 1940 (photo credit: DR)
Synagogue de Strasbourg détruite par les nazis en 1940
(photo credit: DR)
En ce début décembre 1943 à Marseille, la Gestapo est plus active que jamais. Les membres de l’UGIF (Union générale israélite de France) sont arrêtés. Les bureaux de l’institution sont fermés, la direction générale se replie sur Lyon. Quelques jours plus tard, le 23 décembre 1943, c’est au tour du Grand Rabbin de Strasbourg et aumônier général, René Hirschler de tomber aux mains de la police allemande avec son épouse. Ils mourront en déportation. 53 autres rabbins français ont connu le même sort. Le secrétaire du Grand Rabbin, M. Bassky, a relaté les circonstances de l’arrestation de cette grande figure du judaïsme français.
Un travailleur infatigable
Nous sommes le 23 décembre 1943, deuxième jour de la fête juive de Hanoucca. Le Grand Rabbin de Strasbourg, également aumônier général, est rentré depuis quelques jours seulement d’un long voyage de plus d’un mois qui l’a mené dans différents camps d’internement, afin d’apporter une aide morale et matérielle à ses coreligionnaires étrangers, internés dans les camps créés par le gouvernement de Vichy en zone sud (ancienne « zone libre »). L’Etat français a ainsi créé plus de 200 camps à travers la France pour y interner les juifs. Ce soir-là, le Grand Rabbin se trouve, avec son épouse Simone, chez son secrétaire qui vit discrètement avec sa femme dans une petite villa de Marseille. Les Bassky disposent de faux papiers depuis qu’ils ont fui la zone occupée. M. et Mme Hirschler habitent, eux, une villa située à 200 mètres de là, qui sert aussi de siège officiel à l’aumônerie générale.
Les arrestations de juifs, qui se sont multipliées ces derniers temps à Marseille, ont incité le Grand Rabbin à préparer son départ pour Lyon. D’ici là, il ne travaille plus au siège de l’aumônerie, mais ici, chez son secrétaire, par mesure de précaution. Le matin du 23 décembre, le gros des archives de l’aumônerie et les affaires personnelles du Grand Rabbin et de sa famille, emballées dans une dizaine de caisses, ont été expédiés vers Lyon. Il est prévu que M. Hirschler, sa femme et la mère de celle-ci, rejoignent la ville deux jours plus tard : ils ont réservé leurs places de train. Les trois enfants du Grand Rabbin, tous âgés de moins de 10 ans, sont depuis quelque temps déjà cachés à la campagne : une séparation pénible mais nécessaire, car les risques étaient trop grands.
En attendant leur départ, M. et Mme Hirschler continuent à travailler : le Grand Rabbin et son secrétaire doivent répondre à de nombreuses lettres parvenues depuis un mois, et donner aux aumôniers régionaux et auxiliaires les instructions nécessaires. Mme Hirschler met à jour le fichier de parrainage et les envois de colis à un millier de malheureux, financés par des coreligionnaires généreux qu’elle a elle-même sollicités. Il est sept heures du soir, le Grand Rabbin signe les dernières lettres. Son secrétaire les timbre en consultant sa montre ; il attend sa femme qui est allée faire des courses en ville. Tous deux bavardent un peu et discutent de l’avancée russe en regardant la carte fixée au mur. Mme Hirschler termine à son tour son travail et se lève pour partir, accompagnée de son époux.
L’arrivée de la Gestapo
C’est alors qu’on sonne à la porte. Le secrétaire sort de la pièce pour aller ouvrir en disant joyeusement : « Voilà ma femme qui rentre ! »
Le Grand Rabbin de Strasbourg et son épouse mettent leurs manteaux. Soudain, le sourire de Bassky se fige. Ce n’est pas sa femme, mais trois hommes au visage sinistre qui se tiennent à l’entrée : deux grands et un plus petit ; tous trois portent des chapeaux noirs. Le plus petit questionne dans un mauvais français : « Vous habitez ici ? »
– « Oui. »
– « Police allemande, vos papiers ! »
Les agents poussent la porte et entrent. Emu, mais calme, le secrétaire sort de son portefeuille sa carte d’identité. Tous trois l’examinent soigneusement, l’un après l’autre, tout en dévisageant l’interpellé pour voir si le signalement mentionné sur la carte est conforme. Le secrétaire, qui comprend l’allemand, entend l’un des deux grands dire au plus petit de demander à M. Bassky sa carte d’alimentation. Ce dernier montre la carte.
– « Vous comprenez l’allemand ? »
– « Oui, un peu », répond l’interpellé en forçant prudemment sur son accent français. Les agents lui posent alors diverses questions auxquelles il répond de son mieux et sans hésiter : il s’est souvent représenté une semblable scène et a préparé ses réponses en conséquence : état civil, religion, occupations, etc. Puis, les Allemands lui demandent où est sa femme.
Une proie de choix
Derrière eux, apparaissent alors les époux Hirschler. Le secrétaire annonce : « C’est la police allemande. »
« Vos papiers ! », demande brutalement l’un des agents au Grand Rabbin et à sa femme. Les Hirschler sont debout au milieu de la pièce, coiffés et gantés, prêts à partir. Sous les lampes du plafonnier, le visage de l’aumônier général, tout juste rasé en prévision d’un changement d’identité pour voyager, a légèrement pâli. Mais très calme et sûr de lui, il se redresse et, d’un geste, rendu majestueux par sa haute taille, il sort de son portefeuille sa carte d’identité, répondant d’une voix ferme : « Je suis le Grand Rabbin Hirschler, aumônier général. »
Il est difficile de décrire alors la réaction des trois agents, celle des deux grandes brutes surtout. Ils explosent littéralement.
– « Ach, le Grand Rabbin, nous tenons le Grand Rabbin ! », dit l’un d’entre eux.
– « Ach, ach, le Grand Rabbin ! », répondent les autres. Ils exultent tous trois un long moment. Puis leurs visages se durcissent.
M. Hirschler sort alors de son portefeuille le sauf-conduit signé du fameux commandant Bauer, chef de la Gestapo de Marseille, et leur dit en allemand : « Je suis l’aumônier général et suis autorisé à ce titre à exercer mes fonctions ». Mais l’un des deux grands lui arrache le papier des mains et le déchire en ricanant : « Ach, Grand Rabbin, ce papier n’a aucune valeur. »
Et alors que M. Hirschler proteste, il lui donne une violente bourrade. Puis il se met à lui poser des questions, tandis qu’un autre immobilise Mme Hirschler et que le troisième interroge le secrétaire. René Hirschler répond calmement. Les Allemands, eux, crient, cherchant à lui faire dire qu’il appartient à l’UGIF (depuis une semaine, tous ses membres ont été arrêtés, sauf quelques-uns qui se cachent). Les dénégations du Grand Rabbin entraînent des coups supplémentaires. Les agents de la Gestapo hurlent : « Ce sont des mensonges, des mensonges de juifs ! »
L’un d’eux sort son revolver, l’arme et le place devant le visage de M. Hirschler : « Ferme ta gueule, cochon de juif, ou je t’abats ! »
Pâle et calme, les regardant fièrement dans les yeux, le Grand Rabbin se tait.
La crise de nerfs de Mme Hirschler
Les deux brutes se tournent alors vers Mme Hirschler et demandent : « C’est ta femme ? Tu es la femme du Grand Rabbin ? Tes papiers ! Vite ! » Cette dernière s’exécute. Les Allemands examinent la carte d’identité, puis réclament la carte d’alimentation. Et comme cela ne va pas assez vite à leur goût, ils arrachent avec des injures le sac à main de Mme Hirschler et le fouillent. Ils y trouvent un papier où il est fait mention des trois enfants, et tout à coup, leurs cris redoublent : « Où sont tes enfants, tes trois enfants, cochonne de juive ? Où sont tes enfants, dis-le tout de suite ! » Comme elle reste muette, ils la secouent brutalement par le bras.
« Où sont tes enfants, dis-le tout de suite, tout de suite, où sont tes enfants ? » Hystériques, les trois hommes répètent leur question une dizaine de fois aux époux Hirschler.
« Tu ne veux pas le dire, cochonne de juive ? Ça ne fait rien, tu le diras à Saint-Pierre (Saint-Pierre était une prison de Marseille)… Je te garantis qu’avant ce soir minuit, tu l’auras dit. Nous avons tous les moyens pour cela. »
Mme Hirschler ne dit rien, mais elle pâlit terriblement et fait un pas devant elle. Cela lui vaut un coup de poing dans la poitrine. Elle s’effondre, en proie à une crise de nerfs. Le Grand Rabbin fait un geste vers sa femme, mais le revolver braqué devant ses yeux l’immobilise. Le secrétaire fait un geste également, mais l’autre Allemand le retient par le bras. Les trois brutes hurlent : « Ce n’est rien, c’est de la comédie juive ! »
En chutant, l’épouse du Grand rabbin a fait tomber quelque chose de ses poches. L’un des agents se baisse et ramasse ce qui est au sol. Ce sont des fausses cartes d’identité toutes neuves, au nom de M. et Mme Hébrard, que M. Hirschler s’est procurées le matin même, et avec lesquelles tous deux comptaient voyager vers Lyon.
« Ach, le Grand Rabbin a de fausses cartes d’identités, le Grand Rabbin veut se faire appeler Hébrard ! Cela ne sert à rien Grand Rabbin, tous les cochons de juifs ont de fausses cartes, mais nous les attrapons tous quand même, tous, tous, tous, Grand Rabbin ! » La déclaration est hystérique.
Mme Hirschler est toujours étendue à terre, en proie à une crise de nerfs violente. Les deux agents les plus grands lui assènent alors des coups de pied, l’un dans le ventre, l’autre dans les jambes, pour l’obliger à se relever, criant : « Tout ça c’est de la comédie juive, toutes les juives nous font cette comédie, nous ne marchons pas, debout, debout ! »
Elle finit péniblement par se relever, après avoir reçu des coups de pied pendant deux bonnes minutes au moins…
« Il en sera selon la volonté de Dieu »
Puis, tout le monde sort sous escorte des trois agents. Dehors, il fait nuit noire, la rue est déserte. On marche une centaine de mètres en direction de la ville ; devant un terrain vague, se trouve une voiture à immatriculation allemande. Les quelques instants nécessaires pour ouvrir la voiture sont utilisés par le secrétaire pour se débarrasser discrètement de quelques papiers compromettants qui tombent sans bruit dans le ruisseau. L’un des Allemands se met au volant, Mme Hirschler à ses côtés, avec un deuxième agent. Puis on pousse M. Hirschler et M. Bassky, tous deux menottés, à l’arrière de la voiture avec le troisième Allemand. La voiture démarre.
Les trois agents, de joyeuse humeur, lancent : « Ach, ach, Grand Rabbin, tu croyais nous échapper ? Maintenant tu es pris, bien pris ! »
– « Qu’allez-vous faire de nous ? », demande M. Hirschler.
– « Ach, tu ne sais pas Grand Rabbin… Mais si, tu sais bien, tu vas aller à Saint-Pierre, et de là tu iras à Drancy, et de Drancy tu iras en Pologne, crever comme tous les cochons de juifs. »
De sa belle voix claire et calme, le Grand Rabbin de Strasbourg réplique : « Il en sera selon la volonté de Dieu ».
Pendant ce temps, l’aumônier général presse la main de son secrétaire dans la sienne, pour lui donner du courage. Le secrétaire répond à cette pression, tandis que de sa main droite restée libre, il glisse derrière lui, aussi profondément qu’il le peut, et sans attirer l’attention de l’allemand assis contre lui, d’autres papiers entre les coussins de la voiture.
« Ach, le Grand Rabbin qui prie Dieu, ach, ach, comme c’est drôle ! Dieu ne sert à rien, Grand Rabbin, pas plus que les fausses cartes d’identités. Ach, tu peux prier Dieu… ! »
Soudain, la voiture entre dans une rue bordée d’un haut mur et s’arrête devant une petite porte basse. La prison Saint-Pierre. Tout le monde descend du véhicule. L’un des Allemands sonne, puis frappe violemment à la porte, et comme celle-ci tarde à s’ouvrir, part dans des jurons. Un soldat allemand demande : « Qu’est-ce que c’est ? »
« C’est nous avec des clients. On en a encore eu ! »
L’un des agents fait entrer le Grand Rabbin et son secrétaire. Mais quand M. Hirschler passe, il reçoit un grand coup de poing sur la tête, avec cette apostrophe : « Décoiffe-toi quand tu passes devant un Allemand, cochon de juif ! »
Le Grand Rabbin René Hirschler et sa femme Simone seront déportés à Auschwitz par le convoi 67 le 3 février 1944 avec 1 214 déportés dont 184 enfants de moins de 18 ans.
Seuls 26 déportés du convoi 67 ont survécu. Le Grand Rabbin et sa femme ne faisaient pas partie des survivants.
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