“Nous étions des chimériques aux idées généreuses”

“Ce livre est le récit de mon voyage au pays du pouvoir” : l’auteur de l’abolition de la peine de mort en France raconte son expérience au ministère de la Justice, pendant les années Mitterrand

Robert Badinter (photo credit: Reuters)
Robert Badinter
(photo credit: Reuters)
La chose est entendue : Robert Badinter est ce qu’on appelle un grand homme. Un personnage de l’Histoire contemporaine, digne d’admiration. Dresser le panégyrique complet de cet avocat devenu garde des Sceaux sous Mitterrand semble le piège à proscrire. Pourtant, il n’en est pas moins vrai que la loi n° 81-908 du 9 octobre 1981 abolissant la peine de mort constitue un tournant historique pour la France. Et la plus belle réussite du ministre. Cette loi est un symbole : annonciateur de changements conséquents dans la société française ; décisif dans la construction européenne.
La célébrité de cette loi-révolution occulte les autres faits d’armes de l’avocat. Notamment, son action au sein du ministère de la Justice, du 23 juin 1981, date de son entrée en fonctions, jusqu’à son départ, le 18 février 1986. Soit cinq années passées à la Chancellerie. C’est ce parcours que retrace Les Epines et les Roses, alliant témoignage et réflexion politique. Chroniques d’un exercice du pouvoir par l’idéaliste Badinter, voyageur exilé en terre politique.
Sa seule patrie : l’étude de la loi. Son moteur : le souci d’améliorer la justice de son pays. Ces nobles ambitions pourraient prêter à rire, au vu de leur lyrisme gentiment décalé. Et pourtant. Si Badinter n’a pas véritablement le style d’un écrivain, il n’a pas non plus la langue de bois d’un politicien carriériste. Ce livre cherche à tendre vers l’objectivité. La mission semble réussie. Chaque fait évoqué est étayé de chiffres, de données et de faits. Badinter raconte son cap indéfectible, les victoires, les échecs et les erreurs de stratégie.
Avec humour et ironie, le Badinter d’aujourd’hui décrit le garde des Sceaux d’alors, homme politique débutant, constamment en butte aux contradictions du métier. Premières difficultés :  les moyens financiers. Problème originel, comme le lui signifie d'entrée de jeu un vétéran de la vie politique : “Je vais vous donner un conseil : l’éloquence, les beaux discours, le droit, c’est très bien. Mais, croyez-moi, il n’y a qu’un mot qui compte quand on est ministre : le budget.” Autre embûche de taille : la toute puissance de la com’ face aux impératifs moraux de l’homme d’Etat. Un monde sépare les deux conceptions.
En avance sur son temps
Loin de se poser en donneur de leçons, Badinter confie simplement ses motivations et ses convictions. La liberté est son mot d’ordre : “Je mesurais toute politique à cette aune.” Précepte qui l’a tenu éloigné du communisme d’après-guerre, des gouvernements empêtrés dans la guerre d’Algérie et du coup d’Etat du général de Gaulle. Au fil des pages, l’homme décrit sa morale, confrontée à la réalité du pouvoir. Le lecteur sera juge. Mais le cas Badinter est depuis longtemps classé monument historique, loin de toute polémique. Une mascotte, Badinter ? Homme d’un autre temps, déjà canonisé donc dépassé ? Pour se garder de conclusions si hâtives, se reporter aux annexes du livre : au milieu des chiffres, diagrammes et tableaux, figure l’ensemble du “travail législatif” effectué par le garde des Sceaux. En tête de liste, on y trouve la loi n° 82-1173 du 4 août 1982 abrogeant le délit d’homosexualité. Aujourd’hui, se discute sur la place parisienne le bien-fondé du mariage gay. Badinter est un avant-gardiste : ses lois, l’abolition de la peine de mort en tête de liste, étaient impopulaires, car trop en avance sur leur temps.
Les Epines et les Roses est une entreprise de démythification, à taille humaine : Badinter raconte concrètement, pratiquement, comment les réformes sont devenues possibles... ou pas. L’ouvrage n’est pas un pas un produit littéraire. Ce qui ne l’empêche pas de refléter la culture et le vocabulaire choisi de son auteur, ni d’être bien écrit. Un style précis, épuré, légèrement fleuri, qui frôle parfois le désuet. Une structure chronologique rigoureuse : à chaque année correspond un chapitre, lui-même divisé en sous-catégories thématiques. Sans compter les annexes, mine de renseignements qui permettent de cerner les évolutions, de comptabiliser sur le terrain la masse du travail accompli. Une organisation presque scientifique. De ce fait, le livre se situe davantage dans la chronique historique à vertu pédagogique. C’est la transmission d’une expérience exemplaire, riche d'enseignements. Les Epines et les Roses parlera aux apprentis juristes, aux passionnés d’Histoire et aux bibliophages curieux.
Au grand amusement du lecteur, l’ouvrage fait également office de chronique mondaine, façon Journal des frères Goncourt. La distance et l’humour rendent quelques anecdotes savoureuses, parfois saisissantes. Notamment, les invectives d’un Jacques Chirac candidat à la mairie de Paris en 1983, dénonçant un “élégant et distingué ministre qui, sous ses lambris dorés, libère les prisonniers, abroge la peine de mort, supprime les quartiers de haute sécurité, abroge la loi Sécurité et Liberté, systématise le droit d’asile, pratique une politique de laxisme caractérisé...” Autre souvenir, plus léger : à son arrivée à la Chancellerie, Badinter se fait remettre le coffret contenant les sceaux de la République. Et constate avec étonnement que la formule n’est pas un abus de langage : le ministre de la Justice est bel et bien le garde des Sceaux. Il en confie dès lors la surveillance symbolique à un petit schtroumpf en caoutchouc, offert par son fils. Le garde bleu s’acquittera de sa mission pendant ces cinq années. Et ne désertera son poste qu’à la fin du mandat ministériel.
Au fil des pages, les paragraphes se consacrent à des problèmes techniques, d’essence juridique, tel le projet d’un nouveau Code pénal ou la création de chambres d’instructions composées de trois magistrats instructeurs. Cette dernière loi n’a jamais été mise en application : il a fallu le récent procès d’Outreau pour revenir sur la question, vingt ans après. D’autres chapitres rappellent la grande Histoire, lors de procès de tortionnaires nazis. Parmi eux, Maurice Papon et Klaus Barbie, ce dernier responsable de la déportation du père de Badinter. Comment juger équitablement l’auteur de crimes contre l’humanité ? L'ancien garde des Sceaux s'est confronté à la question.
De “Monsieur Abolition” à “Bob Liberté”
Enfin, entre les lignes, se dresse par touches discrètes le portrait d’un Mitterrand à la fois patron et intime. Badinter ne dissimule pas son amitié, mêlée d’admiration, pour ce charismatique président de la République. Au point de se laisser aller à cet apparent paradoxe : raconter le combat mené pour faire inculper René Bousquet, ancien secrétaire général de la police de Vichy, sans pour autant rien mentionner des relations troubles que l’ancien collabo entretenait avec le président Mitterrand, depuis les années 1940. Et pourtant. La description, élogieuse sans être obséquieuse, est là. Réparties cinglantes, correction de ses manières, langage à décoder, talent d’orateur : aux yeux d’un Badinter se qualifiant d’amateur, Mitterrand était le virtuose. Notamment en politique étrangère, face au conflit israélo-palestinien : “A ses yeux, le conflit ne pouvait s’achever qu’à la double condition que les Israéliens admettent l’existence d’un Etat palestinien à Gaza et en Cisjordanie, et que les Palestiniens reconnaissent solennellement l’Etat d’Israël dans des frontières sûres et établies. Ces propositions, aujourd’hui marquées du sceau de l’évidence, apparaissaient à l’époque sacrilège. L’essentiel, pour François Mitterrand, était de tenir en tous lieux et à tous ses interlocuteurs le même discours.”
Cette attitude équitable valut au président beaucoup de critiques, notamment lors de l’attentat de la rue des Rosiers, en 1982. Badinter s’était rendu sur les lieux du drame où l’émotion était grande : “Les habitants du quartier me reconnurent. Leurs propos traduisaient une profonde hostilité à l’égard du président et de sa politique, jugée trop favorable aux Palestiniens et à Arafat. Je m’efforçai de leur expliquer la complexité de la situation au Proche-Orient et le bien-fondé de la démarche de Mitterrand. Rue des Rosiers, l’OLP n’était qu’une organisation terroriste, et le terrorisme venait de frapper la rue des Rosiers.”
Un long chemin reste encore à parcourir en matière de justice et de liberté. Badinter a fait sa part du boulot. De “Monsieur Abolition” à “Bob Liberté”, ses surnoms ont varié ; sa ligne de conduite, jamais. Dernier détail, pour conclure : contre toutes attentes, la loi dite “loi Badinter” ne désigne pas l’abolition de la peine de mort mais un autre texte, moins célèbre. A savoir, la loi du 5 juillet 1985, mise en application pour améliorer l’indemnisation des victimes d’accident de la circulation. Ironie de l’histoire, dont s’amuse l’ancien garde des Sceaux.
Sans amertume ni désillusion, Badinter persiste et signe.