Regards pluriels

La Villa parisienne Emerige se penche sur le foisonnement de l’art contemporain israélien.

0711JFR20 521 (photo credit: Neta Harari)
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(photo credit: Neta Harari)
Grisaille automnale à Paris. A deux minutes du métro Jasmin, au coeur du 16e arrondissement, la Villa Emerige accueille 15 éminents artistes venus d’Israël. Les thèmes traités et oeuvres présentées témoignent d’une problématique récurrente : l’identité. Le questionnement est tout autant artistique que personnel, et ne pouvait trouver de réponse plus subtile que celle apportée par l’exposition “Pluriel, Regards sur l’art contemporain israélien”.
Pour les deux commissaires de l’exposition, Nathalie Mamane-Cohen et Nathalie Zaquin-Boulakia, la scène émergente israélienne relève d’une “créativité artistique qui prend racine dans le vivier des personnalités et des questionnements”. Les deux femmes ont visité une multitude de galeries et rencontré nombre d’artistes pour présenter une vue d’ensemble “variée, riche et très artistique, bien que reliée à des problèmes politiques sousjacents très forts”.
Certains des artistes exposés jouissent déjà d’une renommée internationale comme Avner Ben Gal, Adi Nes, Moshe Ninio ou Sigalit Landau. D’autres s’attachent à une approche plus locale comme Raida Adon, Illit Azoulay ou Neta Harari.
D’aucuns vivent en Israël comme Nelly Agassi, Gil Marco Shani, Khader Oshah, Gal Weinstein, Pavel Wolberg ou Maya Zack tandis que les derniers ont choisi de s’expatrier comme Yael Bartana ou Assaf Shoshan. Tous, cependant, restent attachés à leur identité israélienne et à l’identité collective, qu’ils évoquent dans leurs oeuvres.
Société, je t’aime moi non plus 
Quand on demande à l’artiste Assaf Shoshan ce qui le rattache à son pays, il cherche de ses doigts fins l’orifice entre les deux boutons de sa chemise, pour dévoiler, avec un sourire farouche mais content, son nombril.
Photographe et vidéaste, Shoshan a quitté Israël à 27 ans. Il vit et travaille aujourd’hui entre Tel-Aviv et Paris. Et traite de l’étrange situation politique en Israël, tout en dévoilant en filigrane le profond amour qu’il voue à son pays natal.
Dans Barrier (2008), volet droit de son tryptique Les territoires de l’attente, des émigrés éthiopiens arrêtés à un passage pour piétons dans le sud de Tel-Aviv attendent pour traverser. Le feu passe au vert. Tous les passants traversent sauf eux, qui s’accumulent de l’autre côté de la rue.
Shoshan traite de l’itinéraire absurde des migrants en Israël. Son regard sur la société et une esthétique proche du surréalisme moderne convergent pour dévoiler un quotidien presque irréel, et la présence palpable de la discrimination.
Pour ses photographies, Assaf Shoshan a reçu en septembre 2012 le prix Constantiner, décerné chaque année depuis 1999 à un ou plusieurs artistes israéliens.
Les clichés seront également exposés jusqu’au 29 décembre au musée d’art moderne de Tel-Aviv.
Autre regard, autres origines, autre écriture : celle de Khader Oshah. L’artiste palestinien, né à Gaza, vit aujourd’hui à Beersheva. Musulman, il représente “une autre facette d’Israël”.
Avec son oeuvre Hagar (dans la Bible, nom de la servante égyptienne de Sarah), il s’intéresse à la société bédouine du Néguev. Après avoir recensé le nombre de femmes qui ont succombé sous le joug de la loi tribale de cette minorité, il a replacé au centre de son oeuvre “la trace de l’identité de la femme qui a disparu”, comme l’explique Nathalie Zaquin-Boulakia.
Quand mythes et mémoire se matérialisent 
Maya Zack travaille quant à elle sur la mémoire. Son oeuvre Living Room est sublime et émouvante.
L’exposition parisienne présente trois des quatre panneaux qu’elle a réalisés. Un canapé invite le spectateur à s’asseoir. Que voit-il ? Qu’entend-il ? Sur les panneaux, on devine l’intérieur d’un appartement
Un homme parle en yiddish.
Maya Zack a recréé digitalement l’intérieur d’un appartement de Berlin, des années 1930. A partir des souvenirs d’un vieux monsieur, “chacun des objets devient un objet virtuel”. Le spectateur “entre dans la mémoire de quelqu’un”, comme l’explique la commissaire de l’exposition. Assis sur son canapé, il se laisse happer par l’intimité du quadragénaire. L’oeuvre de l’artiste donne vie à la mémoire de la culture juive européenne.
L’identité israélienne passe indéniablement par la mémoire du peuple juif qui, jusqu’à la naissance de l’Etat d’Israël, a vécu en diaspora. Mais pour la nouvelle génération née en Terre sainte, la construction du pays occupe désormais une place primordiale dans la mémoire collective. C’est ce qu’exprime l’artiste Gal Weinstein avec son oeuvre Nahala.
Son travail consiste à reconstituer, avec des morceaux de moquette colorée, la vue aérienne du moshav fondé en 1921 dans la vallée de Jezréel par les premiers pionniers de la Palestine mandataire. Puisant son inspiration dans les images populaires de la réalisation du rêve sioniste, il matérialise à partir de matériaux industriels les grands mythes israéliens.
La notion de mythe caractérise également le travail d’Adi Nes. Photographe de renommée, il est sans doute l’un des artistes israéliens les plus connus.
On pense notamment au cliché de 1999 qui mettait en scène des soldats dans une reconstitution de La Cène de Léonard de Vinci. Travaillant “par série et avec une préparation minutieuse”, comme le rappelle Nathalie Mamane-Cohen, sa démarche créatrice consiste à se réapproprier les grands thèmes bibliques et mythiques qu’il scénarise dans le but de confronter le mythe à la réalité.
Une expression du contraste 
En peinture, les artistes s’expriment d’une façon étrange, indirecte. Ils révèlent à leur manière toute la violence et la corruption, la réalité de la drogue, du sexe et de l’homosexualité qui règnent et imprègnent la société dans laquelle ils vivent. C’est notamment le cas de Neta Harari, Avner Ben Gal ou Gil Marco Shani. Au travers de thèmes puisés dans l’iconographie de la presse et de formes abstraites, ils font émaner un trouble qui exprime le désarroi individuel et collectif que la situation sociopolitique du pays peut susciter.
Et la place de la femme dans tout ça ? Encore une fois, c’est au travers du contraste qu’elles s’expriment.
Notamment avec les oeuvres de Sigalit Landau et Nelly Agassi.
A Paris, Landau présente ces Lampes en fils barbelés et sel de la mer Morte (2007). Déjà dans son oeuvre Barbed Hula (vidéo tournée en 2000), Landau apparaissait nue, dansant sur une plage de Tel-Aviv, un hula hoop fait de fils barbelés autour de la taille. Son intention d’artiste ? La représentation du corps violenté ou profané, comme expiation possible des corruptions de la société contemporaine. Une intention et une esthétique sans doute partagées avec celles de Nelly Agassi : beauté et horreur chez l’une, douceur et violence chez l’autre...
Aussi, lorsqu’il visite, l’une après l’autre, les sublimes salles de la Villa Emerige, le spectateur comprend progressivement que les oeuvres exposées dévoilent, non pas une identité, mais une pluralité de contrastes et de problématiques constitutives de l’identité israélienne : le territoire, la mémoire, l’immigration, la différence...
“L’anxiété, l’instant, l’immédiateté”, confient Nathalie Mamane-Cohen et Nathalie Zaquin-Boulakia, “font apparaître une créativité forte qui transparaît quel que soit le format ou les matériaux utilisés”.
Mais ce qui est fascinant avec l’art contemporain israélien tel qu’il est représenté dans l’exposition Pluriel, c’est le nombre de pistes de lecture et de combinaisons d’interprétation possibles, qui semble empêcher le spectateur d’atteindre le centre de ce labyrinthe poétique, conceptuel et artistique. Comme si la véritable identité israélienne, inaccessible, demeurait à la croisée d’un questionnement perpétuel sur sa raison d’exister dans le monde et d’une éternelle introspection.